**

*>

X

**^*

0

l*# >.

%

X

T%;

i

**.^rjt *j IsSaîA w

REVUE

DES

DEUX MONDES

XXXIII* ANNÉE. - SECONDE PÉRIODE

TOME XL1II. 1" MNMEFv 1863.

PARIS. IMPRIMERIE DE J. CLAYE

EUE SAINT-BENOIT, 7

REVUE

DES

DEUX MONDES

XXXIII' INNÉE. SECONDE PÉRIODE

**l

t*

TOME QUARANTE-TROISIÈME

PARIS

BU REAL DE LA REVUE DES DEUX MONDES

RUE SAINT-BENOIT, 20

1863

A?

3-0' ■Rb"

1. 1^3

THÉÂTRE DE NOHAXT

PLUTUS

ÉTUDE D'APRÈS LE THEATRE ANTIQUE.

1105 AMI ALEXANDRE M A SCEAU.

PROLOGUE.

ARISTOPHANE. MERCURE.

ARISTOPHANE.

Mais donc me conduis-tu, Mercure?

MERCURE.

Dans l'avenir, mon cher Aristophane!

ARISTOPHANE.

Les dieux le connaissent et le révèlent quelquefois, mais...

MERCURE.

Mais, au lieu d'un oracle embrouillé, je t'accorde la vision des choses futures, et t'y voilà transporté, comme tu le serais, si du passé je te jetais dans le présent.

ARISTOPHANE.

C*efrt fort aimable à toi, Mercure; mais sommes-nous ici? Dieux im- mortels ! quel changement dans Athèn

MERCURE.

Nous ne sommes point chez les Athéniens, mais chez un peuple qui passe pour l'héritier de leur gaîté.

() REVUE DES DEUX MONDES.

ARISTOPHANE.

Oh! alors, je vais bien les faire rire, ces nouveaux Athéniens!

MERCURE.

Détrompe-toi, ils t'ont dépassé de beaucoup, et ne te demanderont que ta sagesse, qui est de tous les temps.

ARISTOPHANE.

En quel temps sommes-nous donc, selon toi?

MERCURE.

A plus de vingt-deux siècles du jour tu crois vivre.

ARISTOPHANE.

Est-ce à dire que la postérité conserve la fraîcheur de ma gloire?

MERCURE.

Non pas sans restriction, mais autant que tu le mérites.

ARISTOPHANE.

Et que venons-nous faire en ce lieu, qui a quelque ressemblance avec un théâtre?

MERCURE.

Tu vas assister à la représentation de quelques parties de ta dernière pièce.

ARISTOPHANE.

De mon Plutus? Toutes mes pièces ne sont-elles pas excellentes d'un bout à l'autre?

MERCURE.

Je suis trop poli pour te contredire; mais la liberté de ton langage et de tes tableaux ne serait pas soufferte ici.

ARISTOPHANE.

Les hommes sont donc devenus vertueux?

MERCURE.

Oui, relativement aux mœurs antiques.

ARISTOPHANE.

Grâce à mes satires, je le parie !

MERCURE.

Tes satires y ont contribué.

ARISTOPHANE.

Mais si l'on a fait des changemens dans ma pièce, on a donc mis quelque autre fiction à la place?

MERCURE.

Une courte fiction amoureuse des plus simples.

ARISTOPHANE.

Je m'oppose à cela. L'amour n'est pas du ressort de la comédie!

MERCURE.

La comédie ne peut plus s'en passer.

ARISTOPHANE.

Allons! rien ne doit étonner le sage; unis quel audacieux s'est permis?...

LE DIEL" P LOTUS. /

MERCURE.

Un grand poète tragique s'était permis, deux coûts ans avant ce jour, de transporter, sous le titre des Plaideurs, quelques passages de tes Guêpes sur la scène. Pour conserver le comique de ta pièce, il dut l'adapter à des personnages de son temps, car les hommes n'ont jamais cessé de plaider. Ce qu'on va tenter ici, c'est de montrer les hommes et les dieux tels que tu les as dépeints toi-même, avec leurs noms, leurs idées, leur costume et leur manière de s'exprimer. Autant que possible, on a dégagé ta pensée de ce que le temps a rendu obscur, et on l'a exprimée ou complétée en compulsant tes autres pièces. Je dois t'avertir aussi qu'on s'est aidé de la pensée de Lucien, un beau génie venu quatre siècles après toi, et qui, lui aussi, a traité le sujet de Plutus sans en altérer la philosophie.

ARISTOPHANE.

Alors j'espère qu'on a conservé ma scène de la Pauvreté?

MERCURE.

Oui, quelque longue qu'elle soit, on a tenu à te montrer sous l'aspect sérieux, qui est le moins populaire de ton génie. Tout le monde sait que ton ironie était amère, que ni les grands, ni les petits, ni les savans, ni les poètes, ni les philosophas, n'étaient à l'abri de tes coups : la sagesse qui brille dans ton Plutus rachètera les excès de ta muse emportée.

ARISTOPHANE, avec humeur.

\.i--tu me reprocher Périclès, Euripide, Socrate?

MERCURE.

Tu ne leur as pas fait de mal dans la postérité, qui les connaît mieux que toi.

ARISTOPHANE.

Oses-tu dire que ma raillerie se soit attachée à leur char de triomphe comme une vile dépouille?

MERCURE.

Non, Aristophane! Etre combattu par un esprit tel que le tien, c'est en- core une gloire, et qu'ils soient amis ou rivaux, les grands hommes sont toujours illu-trés par les grands critiques.

ARISTOPHANE.

A la bonne heure ! et puisqu'on va commencer, je pense que tu vas remplir ton rôle dans ma pièce, laisse-moi parler un peu aux specta- teurs, comme le chœur parle pour moi aux Athéniens.

MERCURE.

Va, et songe que la mode est passée de se vanter soi-même.

ARISTOPHANE, au public.

« Si quelque poète est assez hardi pour se louer lui-même devant vous, ù Athéniens! qu'il soit fustigé par vos licteurs! »

MERCURE, riant.

Fustigé?...

ARISTOPHANE.

01 Mais si quelqu'un a droit à des honneurs, je soutiens que c'est moi, moi, le plus grand des poètes et le plus célèbre dans l'art de la comédie! »

8 REVUE DES DEUX MONDES.

MERCURE.

Fi ! que dis-tu maintenant?

ARISTOPHANE.

Je parle en poète ! N'est-ce pas ainsi que les poètes prouvent leur modes- tie? (a pan.) Mais cette raillerie m'aidera à rappeler un peu mes services! (Haut) Voyons, néo-Athéniens, n'est-ce pas moi qui, le premier, ai chassé de la scène ces esclaves battus et torturés qui réjouissaient de leurs cris la sauvage multitude? N'ai-je pas ennobli la comédie par un style pur, par des images poétiques et par des caractères bien tracés?

MERCURE.

On ne peut te refuser cela.

ARISTOPHANE , s'animant.

N'ai-je pas, nouvel Alcide, combattu les monstres les plus venimeux, les délateurs, les dilapidateurs, les faussaires, tous les ennemis du bien public? Lorsqu'aucun acteur ne voulait, à quelque prix que ce fût, braver le terrible Cléon en représentant son personnage, et qu'aucun sculpteur sur bois ne voulait faire un masque de théâtre à sa ressemblance, ne suis-je pas monté sur la scène et n'ai-je pas joué son rôle à visage découvert? Il y allait pour- tant de la liberté, de la vie, ou de quelque chose de plus précieux, les droits du citoyen! Enfin n'ai-je pas refusé les présens de ceux qui voulaient m'imposer un lâche silence, affronté les menaces et bravé le pouvoir de ceux qui voulaient punir ma franchise?

MERCURE.

On le sait, et on t'en tient compte. Sois plus calme.

ARISTOPHANE , souriant.

Eh bien! rappelez-vous que j'ai fait beaucoup rire, et si vous trouvez ma gaîté surannée, riez un peu par complaisance, comme au temps où, déjà vieux, j'invoquais l'appui des gens de bien et les applaudissemens de l'ai- mable jeunesse. Et vous, mes recommandables pareils, hommes sincères, qui ne portez point de perruques, prononcez-vous pour moi! Que tous les chauves de l'auditoire se lèvent et m'acclament! Qu'ils disent d'une seule voix : « Honneur au poète chauve! Des couronnes pour l'homme au beau front! » Alors je me croirai dans Athènes, et je pardonnerai aux arrangeurs de pièces!

MERCURE , au public.

Quant à moi, vous allez me voir reparaître sous les traits d'un fourbe; mais rappelez -vous, je vous prie, que l'antiquité fit de moi le guide de l'aveugle Plutus, le dieu des gens de mauvaise vie et de mauvaise foi. Vous avez abattu mes temples, mais le commerce des nations a conservé mes emblèmes, et je vous pardonne une déchéance qui m'ennoblit. Chez vous, peuple nouveau, mon nom est industrie, et vous m'avez donné pour mis- sion véritable d'appliquer la probité au génie de la vie pratique. C'est donc à présent que je suis réellement le maître et non plus l'esclave des richesses, c'est aujourd'hui qu'au lieu de me maudire, la pauvreté intelligente me se- conde; et me bénit.

LE DIEU PLLTUS.

PERSONNAGES.

PLUTUS- BACTIS, j esdaves de chr.m7le

CHRÉMYLE, paysan propriétaire. CARTON, )

MERCURE. MYRTO, fille de Chrémyle. LA PAUVRETÉ.

Un bosquet à l'entrée d'un petit bois sacré. C'est un carrefour de verdure avec un Hermès ou un dieu Pan sur une fontaine, à volonté. L'entrée du bois sacré est marquée par un petit portique de pierre ou de feuillage.

ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE.

CARION . tenant une couronne de feuillage.

C'est vraiment une belle invention que la coutume de sacrifier aux dieux ! Dans leurs temples, tous les hommes sont égaux. L'esclave aussi bien que le maître a le droit de porter la couronne, et cette verdure le rend sacré tant qu'elle est sur son front. Chère petite couronne ! je te veux garder tout le jour et toute la nuit pour me préserver des coups de bâton. Puisse mon maître avoir encore demain la fantaisie de sacrifier dans sa maison ou de m'envoyer au temple! cela est infiniment plus agréable que de briser les mottes de terre ou de lier les gerbes en plein soleil.

SCÈNE II.

CARION , BACTIS , en siyon et portant une faucille. CARION".

Comment, camarade Bactis, tu travailles au lieu de Remployer au sa- crifice?

BACTIS.

Oui, Carion, je travaille, parce que je ne suis pas esclave.

CARION.

Je ne t'entends pas! Que tu sois esclave de père et de mère, ou que d'homme libre tu sois devenu captif, le travail est toujours aussi fâcheux à l'homme que la paille au poisson.

BACTIS.

L'esclave issu de l'esclave n'a guère l'espérance de se racheter; il est habitué aux coups, aux menaces, aux injures. Celui qui fut libre aspire toujours à revoir sa patrie, et sa fierté le soutient dans les épreuves.

10 REVUE DES DEUX MONDES.

CARION.

C'est-à-dire que, pour te soustraire à l'outrage du fouet, tu fais brave- ment ta corvée ? Chacun son goût ! Les maîtres se lassent quelquefois de battre, ils ne se lassent jamais de faire travailler. D'ailleurs, nous autres, n'avons-nous pas un patron fort doux ?

BACTIS.

Chrémyle est un homme juste, raison de plus pour le bien servir.

CARION.

Moi, je dis que c'est un fou, et qu'il faut profiter de sa crédulité. 11 s'é- puise en sacrifices, espérant que les dieux lui enverront la richesse. Et ce- pendant ses champs, au lieu de blé, se couvrent de chardons, de smilax et de lentisques.

BACTIS.

La terre est bonne et la moisson est pauvre! Les laboureurs sont dé- couragés, parce qu'ils ne cherchent pas la richesse elle est.

CARION.

Saurais-tu donc la trouver, toi? As-tu découvert, ici près, quelque nou- velle mine d'argent?

BACTIS.

Non; mais les vrais biens que les dieux aimeraient à donner, c'est la sa- gesse et la vertu , et ceux-là, les hommes ne les demandent point.

CARION.

Quant à moi, mon idée est que les dieux sont pauvres comme des saute- relles surprises par le froid, à commencer par le tonnant Jupiter, qui ne décerne aux vainqueurs des jeux olympiques qu'une simple couronne de feuillage comme celle-ci! Aussi je me suis toujours émerveillé de voir les gens faire tant de dépense, se donner tant de mal et risquer de se casser les côtes pour recevoir de la main des dieux un méchant rameau d'olivier tout pareil à ceux qui poussent dans la haie de notre jardin ! Si j'étais maître de mon corps comme je le suis de mon esprit, je ne voudrais courir et lutter que pour une couronne d'or, et je la voudrais si lourde qu'il me fau- drait trente bœufs pour la traîner... Alors... avec les trente bœufs, le char, la couronne, une centaine d'outrés de vin de Chios et un bon plat de tripes par-dessus le marché, je serais assez content des immortels!... Mais il faut (Hyno parait) qu'ils soient chiches ou affamés puisque leurs prêtres deman- dent toujours et ne donnent jamais.

SCÈNE III. CARION, BACTIS, MYRTO.

(Pendant cette scène, Bactis absorbé regarde Myrto avec tristesse.) MVRTO.

Que faites-vous là, vils esclaves? vous blasphémez au seuil du bois de lauriers que mon père a consacré au grand Apollon !

CARION, montrant sa couronne.

Voyez, jeune maîtresse, je suis purifié aujourd'hui, et ma présence ne souille pas les approches du bois sacré.

LE DIEU PLUTOS. ! 1

MYRTO.

Ote cette couronne; c'est l'heure du travail. Mon père te demande à la maison, va vite', obéis!

CARIOX, à part, ôtant sa couronne.

Cette jeune fille manque de piété! Je m'en plaindrai aux dieux! nsort.)

SCENE IV.

MYRTO, BACTIS.

MYRTO.

Et toi, misérable! n'as-tu pas entendu mon reproche? Prétends-tu braver la divinité?

BACTIS.

La divinité ne repousse pas les malheureux.

MYRTO.

Es-tu de ceux qui se plaignent toujours, et qui, dans la servitude, vou- draient se faire estimer à l'égal des hommes libres?

BACTIS.

Myrto, quand m'as-tu entendu me plaindr.'?

MYRTO.

Alors tu es de ces orgueilleux qui croiraient s'abaisser en implorant la pitié de leurs maîtres? Tes yeux et ton cœur respirent la vengeance et l'aversion !

BACTIS.

Pourquoi haïrais-je ceux que le hasard m'a donnés pour maîtres? Ils sont les aveugles instrumens de ma destinée !

MYRTO, blessée.

Pest trop de fierté pour un esclave! Cette audace ne sied pas aux vain- cus: elle leur retire l'intérêt qu'on pourrait leur porter.

BACTIS.

Myrto, ton cœur ne connaît pas la pitié! Tu es de celles qui se conso- lent de la domination des hommes par le plaisir de dominer les pauvres, les esclaves et les captifs. Rien n'égale la violence et la dureté des faible- envers les faible^; ils se plaisent à rendre à ceux que leurs chaînes écrasent le mal qu'ils ont souffert eux-mêmes. Ainsi l'on voit les mouches altérées de sang s'acharner sur le lion ble-

MYRTO.

Esclave insolent! tu outrages la fille de ton maître et ton maître lui- même en supposant qu'il l'opprime! Te crois-tu à Sparte les femmes ne sont rien, tandis qu'ici, dans l'Attaque, elles sont tout? Mets-toi à mes ge- noux et demande-moi pardon de ton langage.

BACTIS, ému.

L'amour seul fait plier les genoux d'un homme devant une mère, une sœur... ou une amante. Veux-tu donc...

12 REVUE DES DEUX MONDES.

MYRTO, troublée.

Une amante?... pour ce mot-là tu dois être châtié!... Oui, le fouet me fera raison de ton audace! couche-toi!... (Eue cueiiie une branche.) Je veux te frapper jusqu'à ce que tu te roules dans le sable... Eh bien! tu restes de- bout; attendras-tu que je te fasse lier à un arbre?

BACTIS.

Enfant, épargne-toi tant de colère! Tiens, je vais dormir là; chasse-moi les mouches avec ta houssine : je te défie de me faire seulement ouvrir les

yeUX. [Il se couche.)

MYRTO.

C'est Ce que nOUS Verrons! (Elle passe derrière lui et le regarde, plie le tjenou et go

penche sur lui.) Bactis, je t'aime!

BACTIS, se soulève avec un cri de surprise.

Dieux !

MYRTO.

Ah! je t'ai fait ouvrir les yeux!

BACTIS, se relevant, irrité.

Cruelle, tu mentais! Eh bien! pour ce jeu-là, tu mériterais la mort...

MYRTO , recule effrayée.

Tu me menaces?

BACTIS.

Va-t'en! tu as le droit de m'ôter la vie, mais non celui de vouloir égarer mon âme. Va-t'en !

MYRTO.

Insensé, tu parles en maître !

BACTIS.

Oui, car je suis en ce moment plus que toi, qui sacrifies à la ruse et à la haine la fierté de ton état et celle de ton sexe.

MYRTO, émue.

Quel serait donc le crime? donc serait le mensonge? Ne pourrais-je t'aimer sans honte? n'étais-tu pas un chef et un guerrier dans ta patrie? n'as-tu pas reçu les leçons des sages de ta religion?

BACTIS, troublé.

Ne me parle plus !

MYRTO.

Alors parle -moi, il le faut! On raconte sur toi des choses étranges, on dit qu'une divinité mystérieuse te protège, qu'elle a guéri les blessures dont tu étais couvert quand tu fus amené ici; enfin les autres esclaves prétendent qu'elle te donne des forces qui sont au-dessus de ton âge, que malgré la délicatesse de tes bras tu portes les plus lourds fardeaux, et que, durant la moisson, aucun d'eux ne peut suivre le rhythme agile de ta faucille.

BACTIS.

La divinité qui me protège n'est pas d'une religion différente de la tienne. Elle s'appelle volonté ou courage, et son temple est partout sous le ciel.

MYRTO, avec tendresse.

l'arle-moi encore! N'es-tu pas au-delà de l'Hémus, dans les déserts de la Scythie?

LE DIEl PLUTUS. 13

BACTIS.

Le nom de ma patrie ne t'apprendrait rien. Pour vous autres Hellènes, tous les peuples étrangers à vos lois et à vos mœurs sont des barbares ; mais sache que nous avons nos coutumes aussi belles que les vôtres, nos familles, nos préceptes et nos sages plus respectés que les vôtres ne le sont chez vous ! Mais que t'importe ce que nous sommes?

MÏRTO.

Je veux savoir qui tu es! Si tu n'étais d'un sang illustre, tu n'aurais pas osé me parler comme tu viens de le faire.

BACTIS, entraîné.

Eh bien!... j'étais le fils d'un des principaux chefs de nos tribus. Le frère de ma mère, versé dans les sciences, initié dans ses voyages aux grands mystères des diverses nations, se plaisait à former mon esprit, et voulait m'emmener en Grèce pour me faire connaître les arts de votre civilisation. Béni par mes parens, je quittai nos steppes fleuris. Ma mère ne pleura point devant moi : mais son dernier regard déchira mon âme comme un dernier adieu. Hélas! la reverrai-je? En traversant les monts de la Thrace, nous fûmes assaillis par des brigands. Je défendis les jours de mon oncle jusqu'à ce que, sanglant et brisé, je fusse couché sur son cadavre. Les ra- visseurs infâmes m'ont amené à Athènes, ton père m'a acheté. Voilà toute mon histoire : y trouves-tu des prodiges, et mérite-t-elle ta curiosité?

MÏRTO.

Bactis, tu es grand, et l'infortune te grandit encore! Délivre-toi, et em- mène-moi dans ton pays; fuyons ensemble...

BACTIS, éperdu.

Tu dis?... 0 jeune fille, si c'est un piège, tu es la plus funeste des créa- tures! J'ai ouï raconter la fable des sirènes, et l'on m'a appris à me méfier des grâces décevantes des femmes de la Grèce...

MÏRTO.

0 chaste Diane, tu l'entends! J'ai avoué ma défaite! J'ai dit des mots qu'une jeune fille ne dit pas sans rougir, et il ne me croit pas!

BACTIS.

Non! Tu sais bien que je ne puis enlever la fille d'un homme qui m'a traité avec douceur et bonté. Tu ne peux pas, toi, vouloir l'abandonner au -poir... Tu as une tendre mère...

MÏRTO.

Tu me reproches ma passion! Ost toi qui me fais rougir!... Eh bien!... malheur à toi! Tu peux te vouer aux dieux infernaux, car ma vengeance te fera une vie pire que la mort! Hors d'ici, profane! Dès ce soir, tu tour- neras la roue du moulin, attelé avec l'àue et le mulet, tu ne mangeras que des fèves gâtées, et tu seras vendu aux gens de la montagne, qui te con- damneront au dur travail des mines!

BACTIS, la regardant avec douleur.

Je le -avais bien que tu ne m'aimais pas!... a sort.;

j/l REVUE DES DEUX MONDES.

SCÈNE V.

MYRTO.

Bactis, mon cher Bactis!... Ah! qu'elle est ardente, cette haine qui fait que je t'adore î Moi te faire souffrir!... moi te faire vendre!... 0 Jupiter libéra- teur, aide-moi à rompre ses chaînes et à guérir son âme... Je vais pétrir pour lui les gâteaux de miel avec le plus pur froment, et répandre sur son humble couche la menthe et le romarin qui procurent les doux songes!

(Elle sort.)

SCÈNE VI.

CHRÉMYLE, sortant du bois sacré.

Quel oracle! Lumière du soleil, quel oracle! Je ne le comprends en au- cune façon; mais ce doit être le plus beau des oracles, puisqu'au dire des hommes les plus savans, les meilleures prédictions sont celles que l'on ne peut deviner sans l'aide du destin ! Ah ! Carion, te voilà, écoute.

SCÈNE VII. CHRÉMYLE, CARION.

CARION.

Eh bien! mon maître, vous semblez fier et content comme un homme qui aurait mangé des anguilles de Copa'is !

CHRÉMYLE.

Tais-toi, insensé! Je ne suis repu que de la faveur céleste. Le dieu m'est enfin propice!

CARION.

Voilà une chose que vous dites tous les matins...

CHRÉMYLE.

Tais-toi, imbécile!

CARION.

Laissez-moi parler, mon maître! Un simple peut quelquefois enseigner ceux qui se croient sages.

CHRÉMYLE.

Los sages disent qu'il ne faut pas couper la langue aux esclaves, parce que ceux qui parlent avec le plus de liberté sont les meilleurs serviteurs. Allons, dis!

CARION.

Voilà parler enfin en homme raisonnable, et je suis assez content de vous, bien que vous agissiez généralement comme une bête !

CHRÉM1LE.

Tu prends trop de liberté.

CARION.

Non, si c'est dans votre intérêt que je raisonne. Dites-moi un peu ce que

LE DIEL" PLOTS. 15

vous retirez de tous les sacrifices que vous faites aux dieux? Le meilleur de vos fruits et de vos troupeaux y passe, et autant vaudrait, comme on dit en Béotie, sauf respect, jouer un air de flûte dans le derrière d'un chien.

CHRÉMYLE.

Tu voudrais me voir agir comme ces avares qui n'offrent que des bêtes malades ou des fruits gâtés?

CARION.

Non, les sacrifices sont bons; mais il faut qu'ils nous profitent, et quand une divinité est sourde comme une pierre, il faut la planter et s'adresser à une autre.

CHRÉMYLE.

A qui t'adresserais-tu donc, si tu étais à ma place?

CARION.

Je ne m'adresserais pas à votre beau musicien, père des Muses. Celui-là n'est bon qu'à jouer de la musette pour faire danser les cigales dans les blés. Je ne ferais pas plus de cas de la sage Minerve, qui promet toujours la paix et donne toujours la guerre. Je tournerais le dos à la blonde Cérès, qui a inventé la fatigue et la sueur. Et quant au vieux Saturne, qui mange ses enfans sans sel et sans ail , ce n'est qu'un barbare à qui je ne voudrais pas sacrifier mes vieux souliers. Le seul dieu que je tiendrais pour bon et hon- nête serait le dieu Trésor, et je lui demanderais non la musique, ni h gesse, ni la science, mais bien l'or et l'argent, san^ lesquels l'homme n*est rien de plus que la I

CHRÉMYLE.

As-tu fini?

CARION.

J'ai dit.

CHRÉMYLE.

Il y a du bon dans ton raisonnement. Jusqu'à ce jour, j'ai été un homme pieux et modéré. J'ai demandé aux dieux la paix et la concorde, qui font fleurir la terre et marcher le commerce. Les dieux n'en ont pas moins fait à leur tète. Nous voilà depuis plus de vingt ans en guerre avec le Pélopo- nèse et accablés de tous les fléaux. Voilà nos campagnes ruinées, nos plants de vignes, dix fois arrachés, qui commencent à peine à donner du fruit, nos figues et nos olives qui pourrissent sur l'arbre parce qu'on ne fait plus d'échanges, l'argent qui ne circule plus, l'or dont bientôt nous aurons ou- blié la couleur, les ouvriers qui manquent à la terre parce qu'on en fa:; soldats, la peur et le découragement qui nous ôteut le pain de la bouche et la charrue des mains... Eh bien! j'ai confié mes peines au grand Apollon, protecteur de la Grèce;... je lui ai même fait, entre nous soit dit, d'assez vifs reproches, je l'ai menacé d'arracher les lauriers du petit bois planté par moi en son honneur. Alors une voix mélodieuse est sortie du plus épais des branches, et j'ai recueilli les paroles que voici : Se L'éloigné pas de ta u-e, celai que ta attends viendra.

CARION".

Vous attendiez donc quelqu'un?

CHRÉMYLE.

nne.

16 REVUE DES DEUX MONDES.

CARION.

Alors ce bel oracle ne sait ce qu'il dit?

CHRÉMYLE.

Patience! Celui que je n'attends pas viendra et m'expliquera que je l'at- tendais sans le savoir.

CARION.

Admirable explication, mon maître ! et comme les oracles sont toujours accomplis par ceux gui y croient, vous voilà attendant ce quelqu'un que vous n'attendiez pas du tout!

CHRÉMYLE.

Te permettrais -tu de plaisanter ton maître? Tu mériterais des coups, sais-tu?

CARION.

Non ! je ne plaisante que les dieux.

CHRÉMYLE.

A la bonne heure! Cela n'est pas contraire aux lois. Pourvu qu'on n'at- taque pas sérieusement la religion, on peut tout dire.

CARION.

D'où l'on pourrait conclure que le dieu du rire est réputé chez les Athé- niens le premier des dieux? Mais pensez à ce que je vous ai dit, mon maître. Faites vos prières au dieu Trésor.

CHRÉMYLE.

Je t'écouterais bien volontiers; mais je ne le connais pas. Est-ce quelque nouveau dieu?

CARION.

C'est un dieu de la Perse.

CHRÉMYLE.

Qui t'en a parlé?

CARION.

Personne. Je l'ai vu en rêve.

CHRÉMYLE.

Les rêves ne mentent pas. Comment était-il fait, ce dieu étranger?

CARION.

Il était tout or des pieds à la tête, et il avait la forme d'une belle cruche.

CHRÉMYLE.

C' st ainsi, m'a-t-on dit, qu'on représente la déesse Isis?

CARION.

Isis? Je ne connais pas bien celle-là; mais mon dieu, à moi, n'était pas une cruche vide. Une source intarissable de vin délicieux bouillonnait dans sou large rentre, et s'épanchait par sa gueule, qui riait comme une bouche de Silène, et dans ce vin nageaient des perles, des boudins, des rubis, des grillades et de l'or liquide qui coulait comme un fleuve, sans jamais s'épui- ser ni se ralentir.

CHRÉMYLE. Carion, tu as fait un beau rêve! Allons un peu sur le chemin qui mène

LE DIEU PLUTUS.

17

à la mer. Celui qu'Apollon m'annonce arrivera peut-être par là, et qui sait si ce n'est pas le dieu Trésor en personne? n son.

CÀRION.

Mon maître devient chaque jour plus crédule. J'arriverais peut-être, si je le voulais, à lui persuader que je suis un dieu moi-même! .11 sort.

ACTE DEUXIEME.

SCENE PREMIERE.

MERCURE, tirant Plutus par une corde. PLLTIS.

(Plntos est aveugle, bossu, boiteux et couvert de haillons.)

MERCURE.

Allons, marche donc! N'es-tu pas honteux de te faire tirer comme un chien en laisse?

PLUTUS.

Patience, Mercure, patience donc!

MERCURE.

0 le plus engourdi des êtres ! Je ne connais pas de plus rude corvée que celle de te mener chez les honnêtes gens!

PLUTUS. 4

Je le crois bien! tu crains d'être mis à la porte!

MERCURE.

Le fait est que je ne me sens pas très en sûreté chez ces gens de la cam- pagne. Ils n'ont rien à gagner à la guerre, et ils s'en prennent à moi de leurs pertes. Le commerce ne marche pas, disent-ils.

PLUTUS.

Réponds-leur qu'il vole.

MERCURE.

Ah! tu fais de l'esprit, toi? Voyons, il faut que par l'ordre de Jupiter et pour ne point fâcher Apollon, qui protège les Athéniens, je te conduise aujourd'hui chez les paysans. Hàtons-nous, je n'ai pas de temps à perdre, moi!

PLUTUS.

Je n'irai pas plus loin, Mercure; je suis trop fatigué quand il me faut al- ler chez ceux qui travaillent. Ton père me fait une vexation et une injus- tice. Je n'aime à enrichir que les riches. Cela donne moins de peine.

(U S'i-

MERCURE.

Couche toi donc comme un chien, stupide paresseux! Vraiment, h les hommes te connaissaient, ils ne t'auraient pas même rangé parmi les dieux subaltern s.

18 REVUE DES DEUX MONDES.

PLUTUS.

Qu'est-ce que tu dis, Mercure? Je suis un dieu?

MERCURE.

Te voilà sourd à présent? Il ne te manquait que cela!

PLUTUS.

Je ne suis pas sourd. Si les hommes me prennent pour un dieu, j'en suis un, et j'entends que tu me traites comme ton égal.

MERCURE.

Mon égal? toi, mon esclave! Prends garde que je ne t'applique mon ca- ducée sur les oreilles!

PLUTUS.

Oui-da ! je ne te crains guère, l'homme au petit chapeau ! L'esclave, c'est toi, mon bon ami, car tu ne peux te passer de moi; sans moi, tu n'es rien; c'est ce qui fait que tu n'es pas plus dieu que moi-même.

MERCURE.

Tais-toi, brute! Je suis le fils de Jupiter!

PLUTUS.

La preuve?

MERCURE.

Les ailes démon cerveau. Je suis l'intelligence, l'invention, le calcul, l'activité... Si les hommes abusent de mes conseils, ce n'est pas ma faute.

PLUTUS.

En attendant, tu te conduis comme un fripon, et je me déclare innocent de tout le mal auquel tu m'emploies. Tu reçois l'hommage des courtisanes, des calomniateurs et de toutes les sangsues qui se collent aux deniers pu- blics. Tiens, laisse-moi tranquille. Je veux faire ici un bon somme, et tes subtilités me fatiguent, (n se couche.)

MERCURE.

Dors donc, associé de malheur! Maudit soit le jour le destin lia mes pas agiles à ton pas inégal et fantasque, tantôt lourd comme le plomb, tan- tôt rapide comme la foudre !

SCENE 11. MERCURE, PLUTUS endormi, MYRTO.

MYRTO, surprise.

D'où viens-tu, bel étranger? Es-tu quelque prêtre de Mercure, que tu te pares de ses attributs?

MERCURE.

As-tu quelque requête à soumettre au dieu que tu viens de nommer? Parle, fille charmante. Tu ne saurais éprouver de refus.

MYRTO.

0 voyageur mystérieux, dis-moi...

MERCURE.

\|tpelle-moi Mercure, comme si tu lui parlais à lui-même.

LE DIEL' PLDTOS. 19

MYRTO.

Soit! tu me comprendras mieux, et peut-être que le dieu'm'entendra... 0 Mercure, protecteur des amans que le destin sépare ! toi qui sers, dit-on, de messager aux dieux, instruis-moi dans l'art de surmonter les obstacles! Je ne suis qu'une fille des champs, j'ignore l'art de me rendre aimable, et je ne suis pas encore dans l'âge l'on ose demander à Cypris et aux Grâces le secret de triompher d'un cœur rebelle.

mercure. Quel est donc ce rebelle? Est-il sous les glaces de l'Ourse ou dans l'antre de Polyphème, pour méconnaître tant de charmes?

MTRTO.

Mercure est le dieu de l'éloquence trompeuse: ne parle pas comme lui! Donne-moi seulement le moyen de désarmer la destinée! Celui que j'aime...

tiens, le VOilà! (Baciis passe au fond portant une gerbe.)

MERCURE.

Qu'ai-je vu ? un esclave ?

MYRTO. ( Bactis s'arrête au moment de disparaître : masqué par quelques arbustes , il écoute. )

Le captif que j'ai cru détester d'abord, parce qu'il évitait mon regard et semblait rougir de colère quand j'avais surpris le sien : oui ! un esclave que j'aurais voulu soumettre et qui bravait mes menaces, un jeune sage qui me dédaigne ou se méfie... ou plutôt... Non! c'est un dieu condamné comme Apollon à garder les troupeaux , c'est quelque jeune et brillant immortel plié sous la chaîne de la servitude?

MERCURE.

Jeune fille, crois à l'amour et ne perds pas l'espérance. Regarde ce vieil- lard endormi !

MTRTO, apercevant Plutus.

Ah! cet homme si laid ?

MERCURE.

Ce jeune captif que tu aimes est un simple mortel, et ce triste vieillard est un dieu.

MTRTO.

Je ne te comprends pas.

MERCURE.

Tu me comprendras plus tard, quand tu verras que ce dieu-là peut tout. Prends soin de te le rendre favorable. Je le laisse à ta garde, car il est aveugle. Dès qu'il sera éveillé, conduis-le dans la maison d'un certain Chré- myle.

MVRTO.

Chrémyle? C'est mon père, et sa maison est tout près.

MERCCRE.

Alors ma commission est faite, et je peux m'en aller à mes affaires. Dis à ton père que ce vieillard est l'hôte annoncé par Apollon et que Jupiter lui envoie. Hàtez-vous tous de mettre ses dons à profit, car je reviendrai bi mtot le chercher.

20 REVUE DES DEUX MONDES.

MYRTO.

Mais quel dieu est-ce donc?

MERCURE.

Son nom est Plutus. Adieu! (n son.)

SCÈNE III.

MYRTO, PLUTUS, endormi, BACTIS , qui a posé sa gerbe au fond, et qui s'approche doucement.

MYRTO, sans voir Bactis.

Un dieu? Le dieu des richesses, ce vieillard sordide!... Cet étranger s'est moqué de moi. Mercure aime à railler, et j'ai eu tort de lui dire mon secret.

BACTIS, ému.

Ah! Myrto!...

MYRTO, tressaillant.

Que fais-tu là? D'où viens-tu?

BACTIS.

Myrto!...

Qu'as-tu à me dire? Myrto!... Tais-toi, on vient!

MYRTO, intimidée.

BACTIS, éperdu.

MYRTO.

SCÈNE IV.

MYRTO, BACTIS, CHRÉMYLE, CARTON, PLUTUS, endormi.

MYRTO.

Ah! venez ici, mon père; venez et voyez le bel hôte que les dieux vous envoient.

CHRÉMYLE.

Est-ce lui enfin? Ce doit être lui! (voyant piutus de près.) 0 Apollon! quel est ce monstre?

MYRTO.

Quelqu'un l'a conduit ici en me chargeant de vous dire que son nom est Plutus.

CHRÉMYLE.

Plutus, lui? (Naïvement.) Dieux, qu'il est beau!

CARION.

Oui, barbu comme un bouc et chauve comme une citrouille!

CHRÉMYLE.

Tais-toi, rebut des humains, c'est Plutus!

CARION.

Si c'était Plutus en personne, je ne dis pas. Ses traits sont mal ébauchés, mais sa physionomie ne manque pas de charme... Pourtant je ne reconnais pas en lui la cruche d'or de mon rêve.

LE DIEU PLUTES.

CHRÉMYLE, à ïjTto.

De quelle part l'a-t-on amené chez nous? Dis!

MYRTO.

On a dit qu'Apollon vous avait annoncé sa visite.

CHRÉMYLE.

Plus de doutes, c'est lui, lui-même! 0 jour trois fois fortuné! ;;a carion.) Nieras-tu encore la clarté de l'oracle? (a Myrto.j Cours avertir nos parens, nos amis, nos voisins, et même nos ouvriers! Je veux leur montrer Plutus; je veux leur dire : Voilà Plutus qui est chez moi ! Un dieu est mon hôte et mon compère!

MYRTO, à Bactis.

Viens, tu m'aideras à les rassembler, (ns sortent.

SCÈNE V.

CARION, CHRÉMYLE, PLUTUS, endormi.

CHRÉMYLE, agité et charmé, couvant Plutus des yeux.

Cette fois tu ne diras pas que je suis dupe ! N'ai-je pas compris tout de *uite, moi, qu'il s'agissait de la visite de Plutus en personne?

CARION.

Il me semblait, mon maître, que j'y avais songé avant vous?

CHRÉMYLE.

Tu déraisonnes. J'y ai pensé le premier, j'y ai pensé tout seul !

CARION.

Pourtant...

CHRÉMYLE.

Silence! Le voilà, je crois, qui s'éveille! (piutus baiiie et se soulève un peu.)

CARION.

Attendez! Je veux lui demander s'il est tout de bon celui que vous croyez, car, entre nous soit dit, il n'en a pas la mine.

CHRÉMYLE.

Ne vois-tu pas les rayons d'or qui sortent de sa tête?

CARION.

Je ne vois pas plus de rayons à sa tète qu'à la vôtre.

CHRÉMYLE.

Gouverne ta langue, sot que tu es, et parle-lui honnêtement.

CARION.

Soyez tranquille, vous allez voir! [ahoam.] Or çà, vieux chassieux, com- ment vous appelle-t-on?

PLUTUS. lourdement.

Hein?

CARION.

Bon! il est sourd! ;lui criant dans l'oreiiie.) Comment vous appelle-t-on?

PLUTUS.

Imbécile !

22 REVUE DES DEUX MONDES.

CARION.

Vous vous appelez imbécile?

PLUTUS.

Non, c'est toi.

CARION.

Merci! Et vous?

PLUTUS.

Plutus.

CHRÉMYLE, à Carion.

Ah! tu vois bien! (a piutus, criant.) Et c'est le divin Apollon qui vous a en- seigné le chemin de ma demeure? Répondez, je vous prie!

PLUTUS, se bouchant les oreilles.

Vous m'ennuyez.

CARION.

11 a le réveil maussade.

PLUTUS.

est Mercure? Appelez Mercure pour qu'il me remmène.

CHRÉMYLE, effrayé.

Vous voulez nous quitter?

PLUTUS.

Tout de suite.

CHRÉMYLE.

Vous ne vous plaisez pas ici?

PLUTUS.

suis-je? à la campagne? Je n'aime pas la campagne. Je veux m'en aller! (criant.) Mercure!...

CHRÉMYLE.

Mais n'êtes-vous pas ici par l'ordre de Jupiter?

PLUTUS.

Je me moque bien de Jupiter!

CHRÉMYLE.

Mais Apollon... Votre Apollon radote! Vous blasphémez? Cela ne vous regarde pas.

PLUTUS.

CHRÉMYLE.

PLUTUS.

CHRÉMYLE.

Fi! voilà un dieu impie et bien mal appris!

CARION.

C'est le dieu Trésor, je le reconnais à cette heure!

CHKÉMYLE.

A quoi le reconnais-tu?

CARION.

A sa stupidité. Qu'y a-t-il, je vous le demande, de plus lourd, de plus sourd, de plus grossier, de plus ingrat, de plus insensible que l'or et Par-

LE DIEU PLUTLS. 23

sent? Cela vient-il au-devant de nos désirs? Cela court-il après les malheu- reux? Cela a moins de raisonnement que le bœuf qui laboure! Croyez-moi, mon maître, attachez-moi ce dieu-ci avec de bonnes cordes et frappez-le de verges jusqu'à ce qu'il vous obéisse, après quoi vous le laisserez aller et devenir ce qu'il pourra.

CHRÉMYLE.

Non ; je crains la colère des dieux qui me l'ont donné pour hôte.

CARIOX.

Alors confiez-le-moi, et je vous réponds de lui I Vous voyez bien qu'il est aveugle? Je le mènerai au bord du précipice, et je le laisserai là, sans bâton, jusqu'à ce qu'il demande grâce.

CHRÉMYLE.

C'est une idée, cela! Va, et ne le maltraite pas trop.

CARION". clignant de l'œil.

Si fait, je veux le battre un peu!

PLCTLS.

Voyons, voyons! ne me tourmentez pas. Je cède.

CHRÉMYLE.

Vous restez avec nous? Puisqu'il le faut! Alors vive la joie!

PLCTCS. CHRÉMYLE.

SCÈNE VI.

CHRÉMYLE, CARION, ILLTLS. \I\I\TO.

CHRÉMYLE.

Eh bien! nos amis...

MÎRTO.

Bactis s'occupe de les avertir. Plusieurs sont déjà chez nous.

CHRÉMYLE.

Courons célébrer la venue d'un hôt j si précieux et si rare!

CARIOX.

Permettez, mon maître. C'est agir comme des fous que d'étaler la ri- chesse devant tant de monde! Prenez garde»qu'à la fin du repas, quand vous aurez bu plus que de raison avec vos amis, ceux-ci ne vous enlèvent le dieu Trésor.

CHRÉMYLE, i Plntus.

Quoi! tu te laisserais enlever?

PLITLS.

Que veux-tu? Je ne suis pas le dieu Mars; je crains les coups, et j'appar- tiens à qui me fait violence.

CHRÉMYLE.

Alors je vais te lier bras et jambes?

"Ih REVUE DES DEUX MONDES.

CARION.

Quand vous serez ivre, vous le délierez vous-même!

GHRÉMYLE.

Alors... écoutez. Je ne suis ni jaloux, ni avare, et je consens à voir deve- nir riches les gens de bien qui le méritent. Si Plutus n'était pas aveugle, il ne ferait pas tant d'injustices, et il connaîtrait ses vrais amis. Conduisons- le au temple d'Esculape, et demandons à ce dieu de rendre la vue à un confrère. Nous laisserons Plutus toute la nuit dans le temple avec les céré- monies d'usage, et nous Tirons chercher au point du jour. S'il voit clair, il connaîtra bien que nous sommes des gens sages, économes et justes. Il ne voudra plus retourner dans les villes, et le bonheur habitera chez nous comme au temps nos pères relevaient leurs cheveux avec la cigale d'or.

J'ai dit. (Bactis entre.)

MYRTO.

Et vous avez bien dit, mon père. Il est peut-être autour de nous des gens vertueux (Regardant Bactis.) dans la peine, dans l'esclavage même...

CARION.

Moi par exemple!

MYRTO.

Plutus clairvoyant reconnaîtra les bons.

CIIRÉMYLE.

Oui, oui, Plutus, debout! Marchons au temple!

PLDTDS.

Mais je ne veux pas, moi !

CHRÉMYLE.

Vous ne voulez pas recouvrer la vue?

PLUTUS.

J'aime autant rester comme je suis.

CARION.

Pourquoi, vieux fou?

PLUTUS.

Parce que, depuis tant de siècles que je suis aveugle, je n'ai jamais ren- contré d'honnêtes gens.

CARION.

Cela n'est pas étonnant. Nous autres, qui voyons clair, nous n'en rencon- trons pas davantage !

CHRÉMYLE.

C'est assez discourir. Je rfe veux pas renoncer à mon dessein. Marchez, Plutus, ou nous vous porterons.

SCÈNE VII.

^ LES MfiMKS, LA PAUVRETE. (Elle apparaît au seuil du bois sacré; elle est vêtue proprement, a la manière dos sibylles, bien drapée, couleurs sombres. C'est une grande femme, encore belle.)

LA PAUVRETÉ.

courez-vous, ô insensés? Arrêtez! arrêtez, vous dis-je!

LE DIEU PLDTUS. -5

CARION".

Qui est celle-ci, et d'où sort-elle?

LA PAUVRETÉ.

Je suis votre meilleure amie, votre divinité protectrice.

CHRÉMYLE.

Encore une divinité? Ma maison va devenir un nouvel Olympe! Viens-tu aussi de la part d'Apollon, vénérable déesse?

LA PAUVRETÉ.

Oui! (Montrant piutns.; Je suis mieux connue que celui-ci d'Apollon et des Muses.

CHRÉMYLE.

Alors sois la bienvenue! (aux autres.) C'est une belle jeune femme! (a la Pau- Treté.) Dis-nous un peu ton nom!

LA PAUVRETÉ.

La Pauvreté.

CHRÉMYLE. reculant.

Oh! l'horrible vieille!

CARION.

Sauvons-nous! C'est la quatrième parque!

CHRÉMYLE.

Et la plus laide, la plus méchante des furies! Plutus, chasse-la, protége- nous!

LA PAUVRETÉ.

Quoi? j'ai demeuré tant d'années avec vous, et vous avez peur de moi, lâches ingrats!

CHRÉMYLE.

Nous ne te connaissons plus!

CARION.

Et nous ne voulons plus te connaître. Va-t'en! Cabaretière à fausses me- sures, hôtesse des ruines, compagne des loups et des chiens errans, veux-tu nous faire manger des vipères? Nous avons assez de toi, va-t'en!

CHRÉMYLE.

Va- t'en, et ne souille pas l'entrée de ce bois sacré, tu as la malice de te tenir pour échapper à notre colère! Va- t'en, et sois trois fois maudite!

LA PAUVRETÉ.

Awz-vous fini de m'injurier, extravagans que vous êtes? Ne m'écouterez- vous pas?

» CHRÉMYLE.

Non.

CARION.

Tu es condamnée d'avance,