%>
hH-
i
j» ♦ :
î
^
'JH
I
iS:
IL A ETK IMPRIME
Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande Van Gelder.
JOURNAL D'EMIGRATION
DU
COMTE D'ESPINCHAL
Copyright by l'eriin «t C'« i'J12.
LE COMTE D'ESPINCHAL
D'après on portrait de Quenedey.
JOURNAL D'ÉMIGRATION
DU
COMTE «ESPINCHAL
PUBLIÉ
D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX
PAR
ERNEST D'HAUTERIVE
PARIS
w
y
LIBRAIRIE ACADÉMiaUE
PEIUIIN ET G'", LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, yllAI uns CKANDS -AUGUSTIN», 35 Tous droils de reproduclion et île traduction réservés pour tous pays,
i V
AVANT-PROPOS
Le comte d'Espinchal, dont nous présentons a le journal o au public, était un type bien curieux de cette société de la fin du xviii' siècle, si féconde en person- nages intéressants. Ce beau gentilhomme, grand, brun, de belle allure, à la physionomie ouverte, au nez aquilin fortement prononcé, portait dans toute sa personne la suprême distinction de sa race.
Issu d'une des meilleures familles d'Auvergne, fils unique* d'un ancien page du Roi, il fut conduit à Paris dès l'âge de cinq ans, mis en pension- immé- diatement et, quelques années plus tard, en 176l2, nommé lui-même page du Roi en sa petite écurie. Attaché ensuite au Dauphin, quand celui-ci mourut (1768) il devint un moment page du nouveau Dauphin, le futur Louis XVI, et entra bientôt comme capitaine dans le régiment de dragons de la Reine.
Pendant une douzaine d'années, il servit, de garni-
1. Joseph-Thomas d'Espinclial naquit le 5 novembre 1748 au château de Uloslo, en Auvergne. Il était (ils du comte d'Espinchal et de la comtesse d'Espinchal, née de Chavagnuc. Très peu de joura après, cotte dtirnière mourut de la petite vérole : elle avait à peine seize ans I
::2. Son père le mit chez Rhombius, qui tenait uni! pension allemande i l'Estrapade, l'ou de temps après, le jeune d'Espinchal l'ut conGo à un pré- cepteur qui habitait le collège d'Iiarcout et chez lequel il fit d'assez bonnes études, jusqu'à la troisième.
II AVANT-PKOl'OS
son en garnison, passant, le plus souvent, le semestre d'hiver à Paris où, très mondain, il fréquentait la meil- leure société. Après la mort de son père, survenue à la fin de 4780, il se trouva à la tête d'une belle fortune. Marié déjà depuis huit ans\ ayant plusieurs enfants, étant peu ambitieux, estimant le métier militaire fas- tidieux en temps de paix, il cessa peu à peu de faire du service — il était colonel depuis 1774 — et s'établit à Paris ^ où il passa désormais une partie de l'hiver. Il allait, en outre, fréquemment à Chantilly, chez le prince de Condé, et dans ses propres terres, en Au- vergne, ou voyageait en Italie et en Suisse.
Quant à son caractère, une de ses contemporaines, plus habituée à manier le pinceau que la plume, M^'Vigée-Lebrun, a cependant tracé de lui un portrait dont nous ne voudrions pas priver le lecteur^ :
« Voici un homme dont les affaires, les plaisirs, en un mot toute l'existence se bornait à savoir jour par jour tout ce qui se passait dans Paris. Le comte d'Es- pinchal était toujours instruitle premier d'un mariage, d'une intrigue amoureuse, d'une mort, de la réception ou du refus d'une pièce de théâtre, etc., au point que, si l'on avait besoin d'un renseignement quelconque sur qui ou sur quoi que ce fût au monde, on se disait aussitôt : il faut le demander à d'Espinchal. On imagine bien que pour être ainsi parfaitement au fait, il fallait qu'il connut une prodigieuse quantité de gens; aussi ne pouvait-il marcher dans la rue sans saluer quelqu'un à chaque pas, et cela depuis le grand sei-
1. Il avait épousé Louise-Gabrielle de Gaucourt (12 juillet 1772).
2. Son hôtel était situé dans la rue des Petites-Écurius-du-Roi, au coin de la rue Poissonnière.
3. Souvenirs de M"" Vujée-Lebrun, publiés par M. Pierre do Nolliac (éili- tion des Mémoires el Souvenirs, publiés sous la direction de M Funck- Brentano.)
AVANT-I'BOPOS IH
gneur jusqu'au garçon de théâtre, depuis la duchesse jusqu'à la grisette et la fille entretenue.
« En outre, le comte d'Espinchal allait partout. On était certain, ne fût-ce que pour un moment, de le voir dans les promenades, aux courses de chevaux, au Salon, et, le soir, à deux ou trois spectacles. Je n'ai vraiment jamais su quel temps il prenait pour se reposer et même pour dormir, car il passait presque toutes ses nuits dans les bals.
« A rOpéra ainsi qu'à la Comédie-Française, il savait au juste à qui appartenaient toutes les loges, dont la plupart, il est vrai, étaient louées à Tannée à cette époque. On le voyait se les faire ouvrir l'une après l'autre pour rester cinq minutes dans chacune : car trop d'aiïaires l'appelaient de tous côtés pour qu'il fît des visites longues. Il n'y mettait que le temps d'ap- prendre quelques nouvelles de plus.
'< Heureusement, le comte d'Espinchal n'était point méchant, autrement il aurait pu brouiller bien des ménages, causer bien des ruptures de liaisons d'amour ou d'amitié, enfin nuire à beaucoup de gens. 11 n'était pas même très bavard et savait se taire avec les per- sonnes intéressées dans les mystères sans nombre qu'il parvenait à découvrir. Il suffisait à sa satisfaction personnelle d'être parfaitement au courant de tout ce qui se passait à Paris et à Versailles; mais, pour parve- nir à ce but, il ne négligeait aucun soin, et bien cer- tainement il était plus au fait de mille choses que ne l'était le lieutenant de police. »
Et pour prouver combien M. d'Espinchal connais- sait son monde. M"" Vigée-Lebrun raconte cette anec- dote :
Aux bals de l'Opéra, où les dames les plus honnêtes de la société ne craignaient pas de venir, « masquées
IV AVANT-PROPOS
jusqu'aux dents », dit-elle, M. d'Espinchal se faisait un jeu de percer l'incognito le plus jalousement gardé. A une de ces fêtes, il remarque un homme qu'il ne con- naît pas et qui s'approche des femmes portant un domino bleu, les regarde un moment et s'éloigne avec un geste de désespoir. Intrigué, il l'aborde :
— Puis-je quelque chose pour votre service, lui demande-t-il ?
— Hélas ! lui répond l'inconnu j'ai perdu ma femme dans la foule. Arrivée d'Orléans ce matin, elle a voulu venir ici. Elle ne sait ni le nom de l'hôtel dans lequel nous sommes descendus, ni même le nom de la rue.
— Rassurez-vous, Monsieur, votre femme est assise dans la seconde fenêtre du foyer.
Us y vont. Le mari a la joie de reconnaître le domino bleu de sa femme.
— Mais comment, dit-il à M. d'Espinchal...
— Madame est la seule personne du bal que je ne connaisse pas, répond M. d'Espinchal, d'où j'ai con- clu qu'elle n'est pas de Paris.
« On assure, ajoute M™* Vigée-Lebrun, qu'avant de mourir il brûla une énorme quantité de notes qu'il avait l'habitude d'écrire chaque soir. J'avais, en effet, entendu parler de ces notes par plusieurs personnes que peut-être elles eflVayaient. Il est certain qu'elles auraient pu fournir la matière d'un ouvrage très pi-' quant, mais bien certainement aussi très scandaleux. »
Cette affirmation n'est pas complètement exacte.
Il est vrai qu'il a rédigé une masse prodigieuse de notes. 11 en prenait sur tout ce qu'il lisait, sur tout ce qu'il entendait, sur tout ce qu'il voyait. Événements, impressions, souvenirs, anecdotes, bons mots, il notait tout, de sa petite écriture tine, claire, lumineuse et or- donnée. Méticuleux à l'excès, il n'hésitait pas à copier
AVANT-PROPOS Y
une lettre, une proclamation un décret, un discours qui lui semblaient avoir de l'intérêt pour l'histoire. Une chanson, une pièce de vers, un anagramme, un article de journal lui paraissaient-ils curieux, il les inscrivait sur ses petits carnets. A partir surtout du moment où les événements se précipitent, quand la Révolution com- mence h gronder, puis se déchaîne, il multiplie ses notes. Dès lors, il raconte tout ce qui passe, formanten outre de véritables dossiers sur tous les individus mê- lés à ces événements, dressant sans relâche des listes de toutes sortes, listes de députés, de généraux, d'offi- ciers, de membres d'une municipalité, d'amis du Roi, d'ennemis du trône, de condamnés à mort, de guil- lotinés, de conventionnels, de gens votant de telle ou telle manière... A ces listes, il joint des notes biogra- phiques sur ces personnages. Sans se contenter des vivants, il reproduit la généalogie des familles impor- tantes. C'est une encyclopédie ! Au cours de ses voyages, il note avec soin les endroits par lesquels il passe, il décrit les localités, retrace la route, s'attache particulièrement aux études de mœurs.
Quoi qu'en dise M"*® Vigéee-Lebrun, ces notes exis- tent encore, dans leur plus grande partie du moins, écrites soigneusement et réunies dans un nombre considérable de petits carnets, proprement reliés. Donnéi^s par le comte d'Espinchal à son fils Hippo- lyle, elles ont été léguées par ce dernier à la ville de Clermont-Ferrand, où on les trouvera à la Biblio- thèque municipale '. (^es petits volumes sont trop
1. Quil iru! soit pemiis ici de signaler la bonne grâce parfaite avec la([m!ilo M. iiî Conservateur ot MM. les bibliothticainis veulent bien aider les porBonnes (jui viennent travailler dans cette bibliothèque, si riche en impriaiûs et on inauuscrits admiraltleiiient catalogués, ot qu'ils acceptent ici l'expression de ma recounaisuance pour le concours que j'ai U-ouvé auprès d eux.
VI AVANT-PROPOS
nombreux pour en donner ici la liste : qu'il suffise de dire que pour dresser un dictionnaire des événe- ments et des personnages de la Révolution, un auteur y puiserait certainement la base même de son ouvrage.
Quelques-unes de ces notes ont failli disparaître. Pendant son séjour à Coblentz, on vola, en effet, à M. d'Espincbal la cassette qui en renfermait une grande partie avec ses bijoux. Quelques jours plus tard, on retrouva la cassette dans le Rhin. On la lui rapporta : les bijoux avaient disparu, mais les papiers s'y trouvaient, portant les traces irréfutables de leur séjour dans Teau, comme on peut le constater encore. Peut-être M. d'Espinchal eût-il alors préféré Tin verse, à cette époque où ses fonds commençaient à s'épui- ser. Quant à nous, nous ne pouvons que nous réjouir de ce que les voleurs aient préféré les bijoux à ces notes.
C'est grâce à elles, en effet, que M. d'Espinchal a rédigé le Journal^ dont nous présentons aujourd'hui au public les extraits principaux et qui est bien réel- lement (( le Journal des premières années de l'émigra- tion ». Grâce à elles, quoique rédigé après coup, c'est un vrai journal, écrit au jour le jour, avec toute la sincérité d'un homme qui, sans empiéter jamais sur l'avenir, désire conserver pour lui et pour son fils, à qui il est dédié, le souvenir exact des faits déroulés sous ses yeux et des impressions éprouvées par lui dans ces temps tragiques.
Dans le manuscrit, le journal, daté de chaque jour, se compose de plusieurs parties, enchevêtrées les
1. Le titre exact du manuscrit est : « Journal de voyages et de faits rela- n tifs à la Révolution, coinmonctf on juillet 1789. précéfi»5 d'un abrt^fçé histo- « rjquo des événements, dnpnis la convocation dos assemblées pour les « États généraux, avec des notes sur les personnages les plus marquants « dans la Uévolution. >>
AVANT-PROPOS VII
unes dans les autres. A côté, en effet, du récit pro- prement dit des événements auxquels il a été mêlé, dont il a été acteur ou témoin, à côté de ces descrip- tions pittoresques des mœurs observées par lui dans les différents pays, se trouvent des récits de seconde ou de troisième main, rédigés d'après ce qu'il a entendu dire ou ce qu'il a lu dans les écrits divers de l'époque, ainsi que des notes biographiques ou généa- logiques, fort importantes souvent, et des descrip- tions, parfois un peu longues, des régions qu'il traverse.
Ne pouvant publier tout l'ouvrage, nous nous sommes bornés à prendre la première de ces parties, laissant de côté les récits de seconde main, malgré l'intérêt de quelques-uns d'entre eux, les notes bio- graphiques ou généalogiques utiles surtout pour l'his- toire d'un personnage en particulier, les descriptions de voyage enfin, quand il ne s'y mêle pas une obser- vation des mœurs. Nous avons estimé plus intéressant de ne donner que les passages où M. d'Espinchal peut dire : « J'ai vu. »
Au nombre de ces passages, signalons un certain nombre de pages, déjà publiées par le commandant de Champflour, dans son livre La coalition d'An- ve)-(/ne, et relatives à la campagne de 1792. Malgré leur publication antérieure, dans leurs parties princi- pales, par M. de Champflour, il nous a paru indispen- sable de les reproduire ici, en raison de l'intérêt considérable qu'elles présentent pour l'histoire.
Il est inutile, pensons-nous, de dire que si nous avons retranché une partie du texte, faisant, dans l'ordre d'idée que nous venons de dire, de larges, de
1. Commandant do Champflour : La Coalilion d'Auvergne, Carnet du comte d'Espinchal, 1 vol., Riom, 1899.
VIII AVANT-PROPOS
très larges coupures *, nous n'y avons rien ajouté. Nous avons réduit les notes au minimum. Suivant la juste observation de M. Frédéric Masson % en pareille matière elles sont inutiles : nous n'avons pas la ridi- cule prétention d'apprendre au lecteur Thistoire de la dévolution et, du moment qu'il s'agit ici d'un docu- ment personnel, « la responsabilité entière du témoi- gnage doit être laissée au narrateur ».
Notre rôle d'éditeur a consisté à choisir les pas- sages du manuscrit qu'il nous a paru intéressant de citer, à les diviser en chapitres, à les relier par quelques notes très brèves, à dresser entîn une table des noms propres pour faciliter les recherches.
Qu'il nous soit permis de nous demander pourquoi on n'a pas encore publié le Journal du comte d'Eupin- chai. C est inexplicable. D'assez nombreux travail- leurs, cependant, connaissent cet admirable manus- crit *. Peut-être, en dehors de M. de Ghampflour, quelque revue en a-t-elle reproduit des fragments. Mais comment n'a-t-on pas encore publié le reste ? Com- ment a-t-on laissé enseveli, ignoré dans un manus- crit que lit seulement un nombre restreint de gens, d'initiés pourrait-on dire, ce récit si vivant des pre- mières années de l'émigration ? Pourquoi n'avoir pas fait connaître au public ces descriptions si curieuses de
1. Chacfae fois que nous Istisons une coupure et que nous uu rcprodui- Koos pa» une partie du manuscrit, nous signaluns la chose en terminant la dernière phrase par plusieurs points.
2. Avaat*propos dos Souvenirs Miiitaires d'Uippolyple d'Espinchul, publiés par MM. Frédéric Masson et François Boyor. Paris, 1901. — Hip- polypte d'Espinchal était le fils du comte d'Kspiûchal.
3. Quelques-uns d'entre eux ont oertaiuemeot songé à en présenter des extraits au public : j'en veux pour preuve ces marqiies au crayon, crayon bleu, crayon rougo, crayon noir, que des mains, peu respectueuses des dépôts contiés à. nos archives, se sont permis de tracer, de-ci do-là, pour notor les pasa&Kes à citer et pour s'éviter la peine de désigner d'autre façon nix besogne au copistu clmrK»^ de reluver ces passagos.
AVANT-PROPOS IX
la vie du xviii' siècle à Turin, à Venise, en Allemagne?
Sans doute, a-t-on été effrayé par l'importance de l'ouvrage. On a reculé devant les treize volumes de ce manuscrit formant un ensemble de près de cinq mille pages 1. Cette considération aurait dû rester secon- daire. A une époque, en effet, oîi Ton imprime chaque jour des montagnes de papiers dont la presque tota- lité disparaît instantanément, il est étrange que ce soit toujours pour publier des ouvrages d'une impor- tance réelle, au point de vue scientifique, historique ou littéraire, que l'on trouve le plus de difficultés. Notre public français, léger par nature, rendu plus léger encore par les entrepreneurs de littérature facile — pour ne pas la qualifier autrement — n'a pas le goût de s'instruire, surtout, dirait-on, depuis que l'ins- truction est devenue générale et obligatoire : en eût-il, d'ailleurs, le désir, avec notre vie fébrile, le temps lui manquerait. De même qu'au théâtre sérieux, le for- çant à réfléchir, il préfère les spectacles des music- halls, où ses méninges ne risquent pas de subir un excès de travail, de même, chez lui, il demande des lectures d'une digestion facile...
Nous laissons au lecteur le soin de dire si le Jow- nal de M. d'Espinchal ne présente pas à la fois le double avantage d'être d'une lecture des plus attrayantes et de constituer en même temps, au point de vue historique, un document des plus précieux.
Ernest dUauterive.
1. Exactement, d'après le catalogue de la bibliothèque 2442 feuillets doubles, soit 48S4 pages !
CmMi^ P< /«.- tu»». • il a*ail- iftvy^L *n-»>X> 'H JS. c^a./£jj«-»^,^uii<*- >*«*•
FAC-SIMILÉ D'AUTOGRAPHE DU COMTE D'ESPINCHAL
Extrait d'une note insérée par lui dans le Dictionnaire des Contemporains, en marge de ranicle le concernant.
JOURNAL D'ÉMIGRATION
INTRODUCTION
Léger aperçu des événements depins le commencement du printemps 1189 jusque au 10 juillet suivant.
J'avais projeté de faire un journal exact et suivi depuis le commencement de l'année 1789, mais les circonstances m'ont empoché d'exécuter ce dessein. Ce que je n'aurais pu faire que très imparfaitement, d'autres l'ont rempli avec soin et sans contrariété. Il ne m'a été possible de commencer ce journal que le 10 juillet 1789. Dès lors il est devenu purement personnel. [1 faut donc revenir à ce qui me concerne plus particulièrement et aux affaires dans les(iuelles j'ai pu avoir part.
Les lettres de convocation * ayant été envoyées dans les différents bailliages, je partis de Paris le dimanche gras pour me rendre en Auvergne, et j'arrivai à Clermont le mardi au soir. J'y attendis l'ouverture de l'assemblée de Riom, ma terre de Massiac se trouvant dans le ressort de cette séné- chaussée. Les trois ordres réunis, l'ouverture se lit avec beaucoup de calme et de tranquillité. Le clergé était com- posé d'environ cincj cents membres, la noblesse de plus de trois cents, et le tiers état de plus de mille. Les pre- mières formalités remplies, chaque ordre se retira dans la chambre qui lui était destinée. Le comte de Langeac, sénéchal de la province, continua à présider l'onlre de la
\. Pour les élections des dc()uli;b aux lîtats Généraux.
2 JOURNAL d'émigration
noblesse. Je fus nommé un des commissaires pour la rédaction des cahiers. Après beaucoup de débals, qui nous tinrent près de quinze jours, on procéda à la nomination des députés. Lesinlrig^ues, pour être élu, eurent lieu à Riom comme dans le reste de la France. Nos cinq députés de la noblesse furent : le comte de Langeac, le marquis de La- queuille, le marquis de La Fayette, le marquis de La Rou- si^re et le comte de Mascon. On nomma ensuite deux sup- pléants, le comte de Canillac et moi.
Dans rintervalle de nos séances, nous arrêtâmes l'aban- don de nos privilèges pécuniaires, nous lûmes l'annoncer à la chambre du tiers, dont on ne peut se figurer le conten- tement et les témoignages de reconnaissance. On accom- pagna tous les nobles dans les rues avec des cris continuels de (( Vive la Noblesse ! ». Les curés se conduisirent très mal vis-à-vis du respectable évoque de Glermont qui les présidait : ils le nommèrent leur quatrième député ; il n'accepta pas et fut nommé à Glermont par tout son clergé. Nous nous séparâmes avec les apparences de la plus grande union avec le tiers état et chacun de nous paraissant emporter la bénédiction de tous ses membres.
N'ayant rien qui me pressât de retourner à Paris, je fus faire une petite visite dans ma terre et j'étais bien loin de prévoir que je la voyais pour la dernière fois. Je rencon- trai La Fayette, qui faisait diligence pour se rendre dans la capitale, où il voulait être acteur de tous les événements et se trouver aux élections de Paris.
Je n'y arrivai que dans la semaine après Pâques. Les assemblées venaient seulement d'y être indiquées. Elles avaient occasionné beaucoup de difficultés. La ville de. Paris prétendait n'avoir jamais été assemblée en trois ordres distincts et réclamait son droit d'être assemblée en commune. Il fut cependant arrêté qu'elle suivrait la règle générale. En conséquence, on fit soixante divisions pour le tiers, vingt pour le clergé et autant pour la noblesse. La curiosité me conduisit à l'assemblée des nobles de mou quartier, qui se tenait à la Bibliothèque du Roi. Dans cha- cune de ces assemblées, on devait faire un cahier de doléances et en charger un certain nombre de députés, selon la quantité des membres de l'assemblée. Ces dépu-
INTRODUCTION 3
lés devaient composer l'assemblée des électeurs pour la nomination des dix députés de la noblesse de Paris aux États Généraux. Je fus un des nobles nommés dans mon quartier et je me rappelle que mes autres coUèg^ues furent le manjuis de Beauliarnais, aîné, le comte do Surgères, le comto do Riccé, Bigot do Sainte-Croix, le comte de Sérent- Walsii, le comte de Bouvrac, le duc d'Aumont, le mar- quis de Granges, et Sartine fils. Plusieurs de ces nobles ont joué un rôle dans la Révolution.
Rendu à rArchevôcbé, où se tenait l'assemblée des élec- teui's, j'eus occasion de parler avec force et avec fraun chise sur toutes les manœuvres et les intrigues que je voyais se former. On me sut gré de mou zèle et de ma conduite, et on me le témoigna en me nommant un des douze commissaires chargés de la rédaction du cahier. Le duc d'Orléans, pour lequel on intriguait à cotte assemblée, ne put être do ce nombre. Le comte de (Uermont-Ton- nerre avait déjà été élu président et les deux secrétaires étaient d'Eprémesnil, conseiller au parlement, et Lally- Tollendal.
Dans cette commission de douze nobles, nous n'étions que trois royalistes. Il est assez piquant d'en connaître la composition et do voir en quelle compagnie je me suis trouvé à celte occasion.
Commissaires nommés pour la rédaction du Cahier de la noblesse de Paris.
Le comte de Clermonl'Tonnerre, président : massacre', 1792. Le duc de La Rochefoucauld : massacré, 1792. Le marquis de Condorcet : s'est tuéy 1794. Le marquis de Montesquiou, républicain. Le marquis de Rochechouart : mort, 1790. Duport, conseiller au Parlement : constitutio?inel. Sémonville, conseiller au Parlement : républicain. Le marquis de Lusignem : constitutionnel, émigré. Le comte d'Espin<-.hal : royaliste, émigré. Le président de Nicolay : guillotiné, 1794, royaliste. Ferrand, conseiller au Parlement : émigré, royaliste, Choderlos de La Clos : républicain.
4 JOURNAL D EMIGRATION
Le comte de Riccé : constitutionnel y émigré. Le comte de Lally-ToUendal : secrétaire constitutionnel ^ émigré.
Cependant les États Généraux étaient commencés et je n'avais pu en voir l'ouverture. On n'avait pas voulu attendre les quarante députés de Paris. Le temps se perdait en débats et en intrigues. Enfin le cahier fini et arrêté, on procéda à l'élection des députés. Il y eut de longues dis- cussions sur la manière de procéder au scrutin, et on finit par celle qui convint le mieux aux intrigants. On fil des listes et ceux qui réunirent le plus de voix furent les dix députés. Je puis dire aujourd'hui hautement, ainsi que je le dis alors, et je ne crains pas d'être démenti, que me trouvant par les circonstances sur les rangs pour être député, je ne fis pas à cet égard la plus petite démarche, ni ne demandai à qui que ce fût une place dans la liste. Cependant peu s'en fallut que cela m'arrivât. Le duc d'Orléans, ayant été nommé déjà par le bailliage de Crépy, refusa la nomination de Paris. M. de Nicolay, premier pré- sident de la chambre des comptes, n'accepta pas. Les deux qui eurent le plus de voix furent le marquis de Mirepoix et le marquis de Montesquiou : ils furent députés. Je les sui- vais immédiatement. M. Dionis du Séjour, conseiller au parlement, académicien, astronome, avait été nommé à cause d'une diatribe qu'il débita contre le clergé. Aimant le repos, s'occupanl plus des astres que des affaires, il se décidait à refuser la députation lorsque ses confrères Duport et Sémonville le déterminèrent à accepter. A cette époque, je l'avoue, j'eus été infiniment flatté d'être député." J'ai depuis béni le ciel de m'avoir préservé de ce pénible fardeau.
Les dix députés de la noblesse de Paris furent :
Le comte de Clermont-ïonnerre : massacré. Le duc de La Rochefoucauld : massacré. Le comte de Lally-Tollendal : émigré. Le marquis de Rochechouarl : mort. Le marquis de Lusignem : émigré. Dionis du Séjour : mort en prisoji.
INTRODUCTION
Duport : émigré^ mort en Suisse.
Le Pelletier de Saint-Fargeau : assassiné.
Le marquis de Montesquieu : républicain, mort 1800.
Le marquis de Mirepoix : gtiillotiné.
La députation de Paris rendue à Versailles, je suivis avec assez d'exactitude les séances de la chambre de la noblesse, dont je connaissais à peu près tous les membres, qui, ne doutant pas de mes sentiments, ne cherchèrent pas à m'éloig-ner du petit coin où je me plaçais. Je vis des lors se former dans la chambre cette coupable minorité qui s'opposait à toutes les délibérations importantes, met- tait des entraves à tout et correspondait avec les chefs du parti révolutionnaire de l'ordre du tiers. Dans ce même temps, le duc d'Aumont ayant loué près Versailles, à Viro- flay, une petite maison, il s'y réunissait tous les soirs les principaux acteurs des trois ordres. On y arrêtait ce qui se ferait dans les différentes chambres le lendemain. C'est là que se forma le club Breton, qui a donné naissance au club des Jacobins, lequel prit son nom du lieu de ses séances, aux Jacobins de la rue Saint-Honoré, et a pro- duit depuis tous les clubs du Royaume. La majorité de la noblesse adopta alors dans Versailles un lieu de rassem- blement pour y convenir également de ce qu'il y avait à faire le lendemain. Je fus admis à ce club et je fus le seul non-député inscrit sur la liste.
Cependant, durant les premiers débats sur la vérifica- tion des pouvoirs, je passais mon temps à Chantilly, à Paris et à Versailles.
La maison de la duchesse de Polignac était devenue le rendez-vous des bons députés de la noblesse. M. le comte d'Artois y passait une partie de la journée et y dînait régulièrement tous les jours. Je fréquentais conti- nuellement cette maison. Les affaires commençant à s'em- brouiller de plus en plus, les motions devenant chaque jour plus incendiaires au Palais-Royal, je ne reparus plus guère à Paris, où mon opinion prononcée était trop con- nue pour ne pas me faire courir quelque danger. Je restais davantage à Versailles. J'eus occasion d'entendre quelque- fois, dans la chambre du clergé, l'éloquent abbé Maury,
6 JOURNAL d'Émigration
dont on craignait alors les sentiments et les talents et dont la bonne conduite ne s'est pas un seul instant démentie. J'allais aussi quelquefois à la chambre du tiers, qui se cons- titua en Assemblée Nationale le 17 juin.
Il m'y arriva un jour une petite aventure que je ne veux rappeler que pour servir à faire mieux connaître l'hypo- crisie du scélérat Necker. il était près de trois heures et la chambre, après une assez longue discussion sur une pro- position que Necker avait fait faire au tiers, se disposait à l'appel nominal. Je m'en allais chercher mon dîner. Je fus arrêté par une femme, qui piqua ma curiosité parla sortie qu'elle fit sur Necker. Je m'assis à côté d'elle. Elle m'en dit des choses incroyables, elle me montra la lettre qu'elle lui écrivait pour lui demander le payement de la somme de 24.000 livres qu'il lui devait, pour la jouissance de ses faveurs qu'elle lui avait accordées, il y avait quelques années. Elle ajoutait des invectives très plaisantes contre cet imposteur, qui, disait-elle, était un franc libertin sans avoir les moyens de l'être. Elle m'assura que le lendemain cette lettre serait remise en main propre à Necker lorsqu'il entrerait au conseil et que, s'il ne lui faisait pas une réponse favorable, elle conterait son uiïaire à tout le monde. Ce qu'elle fit en elfet le lendemain. Je fus dîner chez M. de Villedeuil, ministre de Paris, et lui racontai ce qui venait de m'arriver. Je le dis à d autres et cela s'ébruita dans Versailles. Quelques jours après, M. de Vil- ledeuil me dit que Necker le persécutait pour faire enfer- mer cette dame par lettre de cachet. Voilà ce quêtait cet ami du peuple, cet ennemi du pouvoir arbitraire, ce ver- tueux grand homme. J'ai retrouvé, depuis, cette dame que le genevois avait abusée. C'était une femme d'une mauvaise conduite, d'ailleurs très bien née, allemande, ayant mené une vie scandaleuse à la cour de l'éleclrice Palatine, dont elle avait été un moment dame de compagnie et qui, depuis quelques années à Paris, y avait fait le métier de ft'uime entretenue et était connue sous le nom de comtesse de Gassel, née Leutrum.
Pendant que j'étais à Versailles, je fus témoin de plu- sieurs scènes rejnarquables, telles que la séance du Jeu do Paume et le serment qu'y prêtèrent les membres du tiers
I N r R 0 D IT C T 1 0 N
état, à l'exception du seul Martin, d'Auch, avocat, député (le Caslclnaudary, qui eut le courage de signer une protes- tation contre cet acte de rébellion, au milieu de tous les factieux, présidés par Bailly, depuis maire de Paris. Le lendemain, les rebelles tinrent leur séance dans l'église paroissiale de Saint-Louis. Deux nobles furent les y joindre et furent les premiers à abandonner et à trabir leur ordre. Ces deux gentilshommes sont le marquis de Blacons et le comte Antoine d'Agoult, député du Dauphiné. L'archev^èque de Vienne et Tévêque de (Ibartres, suivis d'un grand nombre de curés, se rendirent également à cette église pour y faire vérifier leurs pouvoirs par le tiers.
Le 23 juin, le Roi tint dans la grande salle des Etats cette fameuse séance royale et y donna cette déclaration, (|ui contenait encore plus que tous les cahiers des trois ordres. Necker, qui avait travaillé à cette déclaration, ne voulut pas assister à cette séance, sous le prétexte de quelques phrases changées au texte de la déclaration. Ses agents excitèrent les membres des communes à ne pas l'accepter. Apres midi, il se rendit chez le Roi et lui remit sa démission. Le duc de Liancourt, comblé des bienfaits de son roi, jouissant de sa confiance, le servit en ce moment de la manière la plus perfide en déterminant S. M. à refuser la démission de Necker. La cour était pleine de députés attendant l'événement et tenant les propos les plus alfreux sur le Roi. On proposa à Necker d'éviter, en sortant, cette société. Mais il alfecta au contraire de traverser à pied, malgré la pluie, toutes les cours et descendit la rue dans toute sa longueur jusque chez lui, suivi d'une multitude de peuple et de petites gens de Versailles auxquels il disait : « Tranquillisez-vous, mes enfants, je reste avec vous, le Roi me conserve ses bontés. » Dès le même soir, il reçut la presque totalité des députés du tiers. Sa maison ne désemplit pas de la nuit. On fit des feux de joie par la ville. Son triomphe fut complet. Le lendemain, 24, on commença à insulter les curés qui se refusaient à passer au tiers. L'émeute devint plus considérable au sortir de l'assemblée. On assaillit rarchevôque de Paris à coups de pierres jusque dans sa maison. On parvint à dissiper les factieux qui étaient soudoyés. Le marquis d'Autichamd
8 JOURNAL D EMIGRATION
en arrêta même un que l'on conduisit à la geôle. Le prince de Poix fut lui rendre la liberté.
Le 23, plusieurs évêques se rendirent avec la moitié des curés à la chambre du tiers et l'archevêque de Paris, con- duit par l'archevêque de Bordeaux, eut la faiblesse de s'y rendre le 26...
Le même jour, 25 juin, la minorité do la noblesse, com- posée de 45 membres, se réunit également au tiers. Les noms de ces coupables gentilshommes qui, trahissant leur ordre, abandonnant leurs confrères, peuvent être regardés comme les principaux fauteurs des calamités de notre malheureuse patrie, doivent être transmis à la postérité et voués à l'exécration de toute la noblesse française.
Plusieurs autres, non moins coupables, ne passèrent au tiers qu'avec la totalité de la chambre de la noblesse, dans laquelle ils restèrent jusqu'au dernier moment pour y faire des prosélytes et pour savoir ce qui s'y passait...
Enfin, ce fut le 27 juin que s'opéra la réunion des trois ordres. A cette époque, j'étais retourné à Chantilly. La nouvelle nous en arriva le même soir. Les détails de cette scène toucliante nous firent verser des larmes avec d'au- tant plus de raison que la perte totale de la noblesse et môme de la monarchie peut dater du jour de la confusion des ordres. Je restai à Chantilly jusqu'au H juillet, date à laquelle je revins à Versailles sans paraître à Paris. C'est de ce jour que je commençai mon journal, lequel ne contient plus guère que ce qui est personnel soit à moi, soit aux personnes que j'ai suivies depuis cette époque...
CHAPITRE PREMIER LE 14 JUILLET 1789
Journal commençant le 11 juillet 1789.
11 JUILLET. — M. le prince Je Condé allant couchera Versailles, il nous mène dans sa voiture M. du Cayla et moi. Les insultes faites la veille, sur le chemin de S' Ouen, à un homme à la livrée du prince, nous engagent à nous munir de pistolets en cas d'événement. Depuis quelque temps beaucoup de personnes en étaient pourvues à Ver- sailles. Nous arrivâmes tranquillement jusqu'à la porte du Bois de Boulogne, où, relayant, plusieurs particuliers, mal vêtus, nous fixèrent insolemment, proférèrent quelques mauvais propos et s'en tinrent à cela. Rien ne troubla noire route jusqu'à Versailles, où nous étions rendus à sept heures du soir. Je fus à l'ordinaire passer ma soirée chez la duchesse de Polignac, où se trouvait M. le comte d'Artois, ainsi que beaucoup de députés de la noblesse. Je lïUi retirai à deux heures après minuit, ignorant le départ précipité de M. Necker, et, l'apprenant par mon domestique, je n'en voulu rien croire.
12 JUILLET. — Le départ de M. Necker, ignoré la veille, est public dans la matinée. Je me rendis dès neuf heures chez M. le prince de Condé, qui m'en témoigna toute sa satisfaction. Je fus au château et je ne rencontrai que des personnes agitées de sentiments différents. Les uns s'en réjouissaient ouvertement; d'autres paraissaient en pres- sentir les trop funestes suites. Un grand nombre semblait désespéré et déconcerté. Chacun se questionne sur cet
10 JOURNAL D ÉMIGRATION
événement dont on ig-nore les détails. On ne sait quelle est sa marche. Est-il renvoyé? Est-il en fuite? Il était parti de la veille et nous l'avions rencontré sans nous en douter. Ce qui paraît positif c'est que, pour éclairer sa conduite ou pour l'arrêter, deux officiers des gardes du corps, M. le mar- quis de Savonières, lieutenant, et le comte d'Astor^, sous- lieutenant, sont partis ce matin munis de pouvoir très éten- dus et sont à sa poursuite. Cependant, toute la matinée, M. le comte d'Artois reçoit du monde. Son appartement est plein de bons royalistes qui se félicitent du départ de l'ennemi du trône et de la noblesse. Les ministres amis de Necker se retirent. De nouveaux sont déjà nommés. Le baron de Breteuil, le duc de La Vauguyon font déjà leurs visites et leurs remerciements.
Mon épouse, que je n'avais pas vue depuis quelque temps, vint avec la princesse Alex. Lubormiska passer la journée à Versailles. Ces dames dînèrent chez M. de Ville- deuil, et moi je fus dîner, avec M. le comte d'Artois, chez la duchesse de Polignac.
Cependant tout Paris était en fermentation. Les partisans, les émissaires de Necker échauffaient les esprits. L'argent était prodigué parmi la populace. Les g-ardes françaises étaient déjà en pleine insurrection. Les troupes que l'on avait fait venir à Paris et aux environs étaient presque toutes séduites, et on ne pouvait les faire ag-ir sans danger. Le régiment de Royal-Allemand seul se conserva intacte. On commença dans la matinée à brûler toutes les barrières. Le soir, l'insurrection fut au comble à biplace Louis XV. Les gardes françaises tirèrent contre Royal-Allemand. M. le prince de Lambesc se conduisit avec la plus grande-- énergie, poursuivit les factieux jusque dans le jardin des Tuileries.
On ignorait à Versailles ce qui se passait à Paris. Mon épouse et sa compagne voulurent y retourner le soir, mais les ordres étant donnés de ne laisser passer personne au pont de Sèvres, elles furent obligées de revenir à Ver- sailles et passèrent la nuit chez le chevalier du Puget, qui voulut bien les recueillir dans l'appartement dont il jouis- sait au château, comme sous-gouverneur de M. le Dauphin. Quant à moi, je passai la soirée chez M"*" de Duras et chez
LE 14 JUILLET 1789 11
M™* de Poligiiac, où l'on était plus à portée de savoir ce qui se passait à Paris.
Le Roi ne pouvait ignorer tous ces mouvements. Cepen- dant il parut très calme à son coucher, où il ne s'entretint que de chasse et des environs de Versailles, dont il con- naissait parfaitement la carte à vingt lieues à la ronde. Je ne puis rendre à quel point je fus affecté de cette indiffé- rence, dont j'avais déjà été témoin plus d'une fois.
13 JUILLET. — M. le prince de Gondé était retourné à Chantilly, me laissant à Versailles. Mon épouse et la prin- cesse Lul)ormiska se déterminèrent à retourner à Paris dans la matinée, malgré les mouvements de la veille. Elles arrivèrent chez elles sans aucun accident fâcheux. Cette journée eut l'apparence du calme et Versailles paraissait tranquille. Mais l'agitation et le trouble croissaient de plus en plus dans Paris. Le renvoi du ministre populaire et de ses a<lhérents occasionnait les plus violentes réclamations. Le Palais-Royal était rempli de groupes incendiaires dont les motions étaient horribles. On vendait dans la rue des feuilles remplies de calomnies sur la Reine et sur les Polignac. On sollicitait l'Assemblée pour le rappel des ministres disgraciés. On avait arboré dans Paris la cocarde verte. C'était la couleur de la livrée de Necker. C'était aussi celle de M. le comte d'Artois. Cette raison la fit bientôt quitter et remplacer par les trois couleurs nationales.
Cependant, toutes les troupes dont le maréchal de Bro- glie devait avoir le commandement n'étaient pas encore rendues. Il arrivait encore des régiments que l'on établis- sait à Versailles et aux environs. Les régiments de Nassau et de Bouillon, arrivant dans la nuit, furent placés à l'oran- gerie. Les soldats se couchèrent sur de la paille, dans ces immenses et superbes vofites, à droite et à gauche, et les oFliciers vinrent se reposer au centre et y déposèrent leurs drapeaux et leurs armes. Mais à leur réveil, aux premiers rayons du jour, quel fut leur étonnement, de quel saint respect ils se sentirent pénétrés en se trouvant aux pieds de la statue de Louis XIV! Leur hommage fut général el chacun d'eux renouvela sûrement dans son cœur le serment d'être fidèle au petit-fils de ce grand iiomme. Ces
^2 JOURNAL D ÉMIGRATION
deux corps étaient arrivés purs ; ils parurent dévoués et résistèrent à toutes les manœuvres que l'on employa pour les séduire.
14 JUILLET. — Ce matin, le Roi reçut à son lever les corps d'officiers du régiment de Nassau et de celui de Bouillon. 11 parla beaucoup aux chefs. Il vit aussi les officiers du régiment d'artillerie qu'on avait placé dans les écuries de la Reine. Il fut môme question que le Roi allât voir ces diffé- rents corps, mais cette visite importante, qui ne pouvait produire qu'un bon effet, fut remise au lendemain. Je fus dîner chez M""* de Polignac dont l'appartement était près de l'orangerie. Après le dîner, M. le comte d'Artois proposa à la société de descendre voir les deux régiments. On ne peut se figurer le contentement des officiers et des soldats, le dévouement que tous témoignèrent en faisant part de leur ardent désir de voir le Roi. M. le comte d'Artois mit dans cette visite celte grâce qui lui est naturelle et qui plait tant aux troupes. Il leur tint les meilleurs propos, goûta leur soupe et les électrisa tellement qu'en ce moment le Roi n'avait pas de serviteurs plus fidèles ni plus dévoués.
Pendant ce temps, ce qui se passait à Paris avait un caractère bien différent. Le soulèvement paraissait général. Soit par faiblesse, soit par perfidie, le baron de Besenval, qui commandait le corps du Champ de Mars, ne fit aucun effort pour arrêter les rebelles; il les laissa s'emparer de l'hôtel des Invalides et de quinze mille fusils qui armèrent cette populace furieuse. La Bastille fut ensuite attaquée eti forcée. Launay y fut massacré ainsi que quelques-uns def ses officiers. Le prévôt des marchands, Flesselles, fut assassiné. Il se commit beaucoup d'horreurs et de meur- tres. Des têtes furent promenées au bout d'une pique. Les bustes de Necker et du duc d'Orléans furent portés en triomphe dans le Palais-Royal et dans les rues.
On eut tous ces afiligeants détails à Versailles dans la soirée. L'assemblée était permanente. A chaque instant il y arrivait des courriers dont les rapports mettaient la conster- nation dans l'âme des honnêtes gens, et dont les incen- diaires profitaient pour exciter la fermentation. La séance se prolongea bien avant dans la nuit. La Fayette, ayant été
LE 14 JUILLET 1789 43
nommé vice-président, dirigeait les factieux. Le Roi était obsédé de députations qui se succédaient très rapidement. I/Assemblée demandait le rappel de M. Necker, le renvoi des nouveaux ministres et le prompt éloignement des troupes. Les députés tenaient dans l'Œil de Bœuf des propos qu'il faut avoir entendus pour les croire. Enfin, le Roi promit tout ce qu'on lui demanda et abandonna la résolution, que lui avait fait prendre son nouveau ministre, de s'éloigner de Versailles et d'employer tous les moyens de force qu'il avait entre les mains et qui, conduits avec vigueur et fermeté, étaient plus que suffisants pour réduire les rebelles, mettre sa personne en sûreté et déconcerter les projets de ses affreux ennemis. Mais il était écrit dans le livre des destins que ce monarque faible et pusillanime servirait d'exemple aux races futures. Ce n'était encore qu'un prélude aux horreurs que nous préparait son avilis- sement.
15 JUILLET. — Toutes les dispositions étaient faites pour agir par la force. Le maréchal de Broglie avait parlé au Roi avec la plus grande énergie et se llattait de l'avoir déterminé à suivre le seul parti qu'il y avait à prendre en cette circonstance. Mais tout fut changé dans la matinée. Il fut arrêté que le Roi se rendrait presque seul à l'Assem- blée Nationale, qu'il abandonnerait son projet de départ. On lui fit craindre la défection des troupes, quoiqu'on pût compter cependant, au moins, sur les régiments étran- gers, suisses et allemands, sur les hussards et surtout sur les gardes du corps. Ces secours étaient plus que suf- fisants pour escorter le Roi et sa famille jusqu'à Gom- pi('>gne, et, quelque séduction qu'on eût employée, il n'y avait pas de garnison qui eût été rebelle en présence de son souverain.
Enfin, le Roi se rendit à l'Assemblée Nationale, vers les 10 heures, presque seul et sans escorte. Il vint pour ainsi dire se mettre sous la protection de ceux qui avaient juré de le détrôner ; il déposa sa couronne sur le bureau du président, il promit et accorda tout ce qu'on exigeait de lui. Je vis revenir ce faible monarque à pied, suivi d'un peuple immense, entouré de tous les députés les plus factieux qui
U JOURNAL d'émigration
avaient l'air de l'insulter et de riiumilier en Tescorlant. Ce corlëg-e traversa les cours au milieu de la garde ordi- naire. Les gardes françaises tenaient les propos les plus arrogants à leurs officiers. Les gardes du corps, à qui l'on n'avait pas permis do suivre le Roi, étaient rangés en bataille dans la dernière cour et essuyaient les insultes, non seule- ment de la populace, mais même des députés. Je les ai entendues. Ce tableau, déchirant pour tout sujet sensible, était terminé par la totalité de la famille royale placée sur le balcon de l'appartement du Roi; la Reine tenant ses enfants, M. le comte d'Artois ayant les siens à côté de lui et toute la malheureuse famille voyant son chef enlouré de ses plus cruels ennemis, tels que Chapelier, Barnave, le duc d'Orléans, Mirabeau, Target, Lameth, Camus, Sieyès, Rabaud et tant d'autres scélérats, dont l'un ne Ui cède pas à l'autre en crimes et en atrocités, (jette journée a certainement été suivie de scènes plus affligeantes, mais je ne pus retenir mes larmes à la vue de ce déchirant spectacle. Pour les laisser couler librement en abondance, je fus me promener seul et pour la dernit-re fois dans les superbes jardins, témoins de la grandeur de Louis XIV, dont le souvenir imposant, rappelé à chaque pas, ne rendait que plus douloureuse la situation critique et volontaire de son faible successeur. Je fus à l'ordinaire dîner chez M*"* de Polignac avec M. le comte d'Artois, dont l'âme était profon- dément affectée.
M. le prince de Condé, ainsi que je l'ai dit plus haut, était retourné avec ses enfants à Chantilly, le 12 au soir, pour J tranquilliser sa fille qui y était restée, njais ne pouvant i avoir depuis de nouvelles sûres, ses courriers ayant élé^ arrêtés, et inquiet sur les événements du 14, il envoya, le môme soir, le chevalier d'Auteuil à Versailles pour savoir ce qui s'y passait. Celui-ci y arriva non sans peine et je le vis chez M. le comte d'Artois, qui le fit repartir la nuit pour ins- truire M. le prince de Condé de tout ce qui était arrivé et l'engager à se rendre auprès du Roi. D'après cette invitation, le 15 au matin, M. le prince de Condé, son fils et son petit- fils, suivis de leurs officiers et de leurs gens formant une escorte considérable, armés jusqu'aux dents, partirent de Chantilly à cheval pour se rendre à Versailles par les che-
LE 14 JUILLET 1789 15
mins de traverse. M'"' la princesse Louise, ne voulant point en cette circonstance être un seul jour séparée de ses chers parents, se détermina aussi à se rendre à Versailles par d'autres chemins, en calèche, et prit une route très (lélournée par Ponloise et Saint-Gormain-en-Laye.
Cependant les princes et leur escorte avaient déjà fait deux lieues dans les bois. Tout-à-coup, M. le duc de Bourbon et son fils se détachent de la bande et prennent au {^alop une route différente ; un gentilhomme les suit et les atteint. M. le duc de Bourbon le renvoie auprès de son père pour lui dire que, n'ayant pu le détourner d'aller sans raison d'utilité s'exposer au milieu des assassins dont il était menacé et ne pouvant lui être d'aucun secours, il se proposait d'aller avec son fils, chercher lea moyens de servir la chose publique, le Roi et les siens. M. le prince de Condé fit courir après eux sans qu'on put les atteindre et continua sa route. Je le vis arriver avec toute sa suite à Versailles, vers les sept heures du soir et il m'apprit ce qu'avaient fait ses enfants. Il fut sur-le-champ en rendre compte au Roi et à M. le comte d'Artois. Cependant, comme on se doutait que ces deux princes pourraient s'ôtre arrêtés à Nointel, terre appartenant à M. le duc de Bourbon, M. le comte d'Artois lui écrivit un billet, qu'il me montra, par lequel on approuvait sa bonne volonté, on lui en savait gré, mais on l'engageait à revenir promptement. Le cheva- lier de Belsunce et le chevalier d'Auteuil furent chargés de cette commission et partirent la nuit môme. M"" la princesse Louise arriva à huit heures du soir. Il faut con- naître l'attachement de cette vertueuse princesse pour son frère pour juger de l'état affligeant dans lequel la mit la nouvelle de cette démarche de M. le duc de Bourbon, dont le but était de se rendre à Lille ou à Valenciennes et d'y opérer un mouvement en faveur du Roi.
16 JUILLET. — Le chevalier de Belsunce et le chevalier d'Auteuil, après avoir couru les plus grands dangers, la nuit, près de Saint-Denis, arrivèrent le niatin au château de Nointel, oii ils trouvèrent les deux princes. M. h) duc d'Eughien avait été très incommodé la veille, ce qui les avait arrêtés. Il revint se reposer à Chantilly. M. le duc de
16 JOURNAL d'émigration
Bourbon se rendit à l'invitation de M. le comte d'Artois et arriva à Versailles avant midi. Nous devions tous retourner à Chantilly dans cette journée, mais on se détermina à rester encore à Versailles. La démarche de la veille sem- blait devoir faire jouir d'un peu de tranquillité, mais la fer- mentation était toujours la môme dans Paris et on avait soin de l'enlrelenir dans l'Assemblée Nationale. Déjà on avait organisé une nouvelle municipalité dans la capitale et Bailly avait été nommé maire. La garde nationale était formée et La Fayette avait été choisi pour la commander. On avait persuadé aux parisiens que le Hoi viendrait ce jour même à l'Hôtel de Ville pour y confirmer tout ce qu'il avait promis la veille à l'Assemblée. Il n'y avait cependant rien eu d'arrêté à ce sujet, mais les groupes du Palais Royal, ne le voyant point arriver, firent la motion d'aller le chercher à Versailles. En effet, une colonne considérable se mit en marche avec du canon et s'avançait par les bois de Verriëres, pour éviter Sèvres et Saint-Cloud qui étaient garnis de troupes. L'alarme se répandit partout.
Les perfides conseillers du timide monarque augmentè- rent ses terreurs et l'engagèrent à annoncer à l'Assemblée le renvoi des nouveaux ministres, le rappel de ceux qui étaient agréables à la nation, l'éloignemenl des troupes, en ajoutant que son intention était d'aller le lendemain à l'Hôtel de Ville pour renouveler ces mêmes promesses. Le Roi s'engagea à écrire une lettre à M. Necker pour l'in- viter à revenir prendre sa place dans le conseil.
Il était impossible à M. le comte d'Artois et aux princes restant à Versailles de ne pas accompagner le Roi. C'était, en quelque manière, donner son approbation à un acte aussi solennel que d'y assister; ils étaient de plus avertis de toutes parts de pourvoir à leur sûreté personnelle. Il était donc très pressant de prendre un parti. Les nouveaux ministres, ayant déjà donné leur démission, avaient pris la fuite. L'armée devait dès le lendemain se mettre en marche pour s'éloigner de Paris, ayant le maréchal de Broglie à sa tète. Bien des gens pensaient que le Roi prendrait enfin une résolution digne du sang qui coule dans ses veines, mais jamais il n'en eut le courage. Tout ce qu'il put faire fut d'approuver la fuite de M. le comte d'Artois et de ses
LE 14 JUILLET i789 \^
enfants, ainsi que de toute la maison de Condé. Cm départ fut donc arrêté dans l'intérieur de la fan^ille royale. Les adieux furent des plus touchants. Le Roi ordonna à iM. le comte de Sérent, gouverneur des enfants de M. le comte d'Artois, de pourvoir à leur sûreté et de les mener où leur père le désirerait. M. le comte d'Artois reçut de la main du Roi un passeport pour avoir assistance de tous les com- mandants des places où il serait dans le cas de la réclamer. J'avais dîné avec toute la société de Chantilly. Je vis dans la soirée beaucoup d'agitation et d'inquiétude chez M""" de Polignac. Aux chuchotements et au mystère avec lequel on se parlait, je jugeai que le départ était très pro- chain. On en parlait tout bas dans les appartements du château. J'étais décidé à suivre M. le prince de Condé, mais n'étant pas retourné à Paris, je n'avais pris aucune précaution. Le vicomte de Montchal, lieutenant des gardes du corps, mon voisin et mon ami, me prêta 50 louis. Je retournai le soir chez M. le prince de Condé. Nous devions partir de Versailles à minuit, mais le départ fut retardé jusqu'à la pointe du jour, afin de profiter de l'escorte des troupes qui se mettaient en route. Nous passâmes la nuit dans le salon, attendant le jour avec impatience. A trois heures, on nous apprit que toute la famille Polignac était partie très précipitamment. Un moment après, on vint nous dire que M. le duc d'Angoulême et M. le duc de Berry, vêtus de redingotes grises, venaient de monter en voiture. Nous ignorions le départ de M. le comte d'Artois, mais nous ne doutions pas qu'il n'eût pris ce parti. Effective- ment, à minuit, une voiture l'avait conduit, lui cinquième, à la porte du Dragon où des chevaux de selle l'attendaient. Il n'était suivi que de M. le prince d'Hénin, son capitaine des gardes, de M. le marquis de Polignac, son premier écuyer, de M. de Grailly, écuyer, et du comte de Vau- «Ireuil. Sans avoir un seul valet avec eux, ils prirent des chemins de traverse. Passant près du château du marquis d'Ecquevilly, M. le comte d'Artois détacha quelqu'un pour lui demander des chevaux et une voiture pour continuer sa roule ; mais ce vieux courtisan, comblé des bienfaits de Louis XV et de Louis XVI, craignit de se compromettre et refusa ce secours au frère de son Roi, au petit-fils do
t
18 JOURNAL D ÉMIGRATION
son ancien bienfaiteur. Ils continuèrent leur route, se diri- geant sur Chantilly, où ils arrivèrent sur les huit heures du matin sans avoir changé de chevaux. Le chevalier de Conty, capitaine des chasses de M. le prince de Condé, fournit sur-le-champ une voiture et des chevaux. Ils pri- rent ensuite la poste et arrivèrent sans difficulté à Valen- ciennes.
n
CHAPITUE II DÉPART POUR L'ÉMIGRATION
17 JUILLET. — A quatre heures du matin, nous montons en voiture et nous partons de Versailles, prenant le chemin de Marly. Des hussards nous escortaient. Nous étions pré- cédés et suivis de régiments qui étaient en pleine marche. M. le marquis d'Autichamp, premier écuyer de M. le prince de Condé, était maréchal général des logis de cette armée. Il avait arrangé notre route de la manière la plus sûre. Arrivés au pont du Pecq, les princes et leurs offi- ciers descendirent de voiture et montèrent à cheval, escortés par un grand nombre de leurs valets, bien armés, et se ren- dirent à Chantilly par des chemins détournés, traversant la vallée de Montmorency. M. le duc de Chartres et ses frères étaient en ce moment avec M™^ de Sillery à Saint- Ouen. Ils reçurent de très grand matin un courrier de M. le duc d'Orléans pour les prévenir du passage de M. le prince de Condé, dont ses espions l'avaient instruit, et leur enjoindre de requérir la garde nationale pour les faire arrêter. M. le duc de Chartres se rendit à cet effet, à sept heures du matin, chez M. de Myons qui, habitant une maison de campagne dans la vallée, avait été nommé depuis peu commandant de la garde nationale du canton. M. de Myons eut l'air de vouloir profiter de cet avis, mais prit ses arrangements de manière à ne pas inquiéter les princes dans leur route et à les laisser passer librement. Ils arri- vèrent à Chantilly vers midi.
Quant à moi, je fus destiné à accompagner les dames dans une calèche découverte. J'étais seul homme avec M"" la princesse Louise de Condé et M"** de Monaco, d'Autichamp, de Ronçay, de La Rochelambert et de Lam-
20 JOURNAL D ÉMIGRATION
bertye. Nous eûmes pour escorte un maréchal des logis et douze hussards de Lauzun, qui nous suivirent] usqu'aux bar- rières de Saint-Denis, où on les congédia eu leur donnant cinq louis de gratification. Le maître de poste de Saint- Denis nous envoya des chevaux. Un régiment de dragons, que nous vîmes défiler, calma les inquiétudes de nos dames, et nous arrivâmes tranquillement à Chantilly, en même temps que ia troupe à cheval des princes. Le tlépart de M. le prince de Condé, deux jours avant, pour se rendre à Versailles, à cheval et suivi de gens armés, avait extrême- ment inquiété les bons habitants de Chantilly. A son retour, les cours du château étaient pleines pouf lémoigner à toute cette fâftiille, bienfaitrice dtt c«s cantons, la joie djB la Tevoir. Mais leur satisfaction nfc fut pas de lôrtgufe durée. On ordonna prompleinent Id dîner et M. lé pHnce! de Condé fit précipitamnient ses arràngemônls pour lè départ, Me trouvant dans cette circonstance le Seul noft attaché à la maison, j'offris mes services à M. le prince de Condé. îl ne pouvait douter dô \d sincérité de mon dévôtie*- ment; il les accepta cl m'en témoigna isa recOnnâissunce. Enfin, dans tt sibclè d'ingratitUiie, les princes savent être sensibles aux pt'euvès d'atlacht^iYient que leur doiniciit ceux qui n'ont reçu d'tux aucurt bienfait, qui ïie leur ont janiais rien demandé cl qtii n'attendent rièti d'eux. J'étais parfaitement dans ce cas. Depuis mon entrée dans le monde, habitué à aller cheî ces printes plus que chei les autres, j'étais depuis plus de dix ans dans li?u^ jilus îhlmië société; j'y ai Miicu avec infiniment d'agit'ment et j'ose ttid fliittef" d'avoii' gagné l'estime et l'amitié de tout le n^oudé, eh "n'étant le vil complaisant de perstifioe ^l Surtout ah tib- me mêlant d'aucune intrigue, doiit ee^ pbtiles eouvs tiè sont pas plus exemptes que les grandeîj.
M. le duc d'Enghién n'était pa^ venu à Versailles ^vet sefe parents, s'étant trouvé intommodé, ainsi que jb l'ai dit. Il attendait leur retour aNt'C impatience. Son pi-einior mot en apprenant le départ fut de dire : fa Jfe h'ai plus rien à désirer, je suis au milieu de ma famille et dit mes pareiUs les plus thers » '. "
• • , ' ■ ■ ( 1 ' ; ■ ' i i
1. Kclisaul^plttâ lard soniouriial, I4. d'ËspincLial «joui ~l, a. U
suitu do tfettu pbrasc : a Malliâôreùs priocé ! Ï804 ! »
DKPART POUR L EMIGRATION 21
Gepemlant les arrangements se font pour partir on trois bandes, afin de no pas être arrêté aux postes ot de pouvoir arriver plus prornptement et plus sûrement aux frontières. Je fus destiné à acconipagner M""" la princesse Louise, qui devait partir la derniëre. Aussitôt après le dîner, qui fut d'un silence déchirant, M. le prince de Condé, son lils et son petit-fils, MM. du Cayia, d'Autichamp et de Mein- tiermonlèrenten voiture et prjrentla route de Valenciennes. Jamais le spectacle de ce départ ne sortira de ma mémoire. J'ai toujours devant les yeux ce chef respectable de l'il- lustre maison de Coadé, e>n redingote bleue, l'épée au côté, emmenant sa famille, quittant froidement sa magni- lique, habitation, laissant dans les larmes tous ses bons serviteurs qui se désolaient de ne pouvoir le suivre. Rien ne m'a plus frappé, je l'avoue, que cette épée, sous sa redingote. Il semblait que c'était le seul bien qu'il ne vou- lût point abandonner ; elle paraissait lui faire dire ; « La marque dislinctive d'un gentilhomme est son épée : elle ne doit plus rne quitter et mon honneur y est attaché. La monarchie ne peut exister sans cette noblesse dont je suis un des premiers membres et c'est à l'épée d'un Condé que le Roi sera peut-être un jour redevable de sa couronne. » Deux heures après le départ des princes, deux voitures, conduisant le chevalier de Virieu, les deux frères d'Au- teuil, le chevalier de Sarobert, etc. prirent la même route. Enfin, à sept heures du soir. M"* la princesse Louise, M"'" de iVIoiiaco, d'Autichamp, de Lambertye, le comte de Choiseul et moi, nous partîmes également de Chan- tilly. Parmi les personnes attachées à M. le prince de Condé qui se trouvaient à notre départ, était un certain (rrouvelle, secrétaire du prince ; ce petit scélérat vint avec hypocrisie me témoigner sa surpris(i de tout ce qu'il voyait. Je ne pus m'empêcher de lui faire senlir con)bien j'étais indigné de sa contluite. Comblé des bontés de son maître, gâté par toute la maison, ce monstre, depuis la première assemblée des notables, trahissait son bienfaiteur et, depuis l'ouverture des Ëtals Généraux, s'était lié avec les plus factieux de l'Assemblée et était un de leurs plus zélés partisans. Je ne parlerai point do ce qui se passa à Paris dans
22 JOURNAL D ÉMIGRATION
cette fameuse journée, où le Roi vint à l'Hôtel de Ville et fut reçu par La Fayette, à la tête de cent mille parisiens sous les armes : je n'en ai pas été témoin. Tous les détails en sont connus de tout le monde. Il n'était guère possible de choisir un jour plus favorable pour s'éloigner. Tout Paris occupé de la visite du Roi, personne n'eut la pensée d'envoyer des émissaires pour contrarier la sortie des princes et les arrêter sur leur route. 11 n'y avait pas eu encore d'insurrection bien décidée dans aucune ville, les troupes n'étaient pas encore très insubordonnées ; on se contentait de huer, de dire des invectives à la noblesse et les enfants criaient : « Vive le tiers état ! » La cocarde natio- nale n'était pas encore généralement arborée. Nous voya- geâmes avec assez de sécurité. On avait eu la précaution d'effacer les armoiries sur les panneaux des voitures.
18 JUILLET. — Cependant le grand nombre de voyageurs commençait à donner de l'inquiétude. On croyait que la Reine s'en allait. On en murmurait partout, mais on s'en tenait là. Nous arrivâmes à Péronne sans avoir éprouvé de difficulté, ayant couru toute la nuit sans avoir de nou- velles de tout ce qui nous précédait. Le manque de chevaux à la poste nous força d'entrer à l'auberge (jui est sur la place. C'était jour de marché. On grondait sur le grand nombre de voitures qui passaient. Déjà on s'attroupait à notre porte. Je la fis ouvrir toute grande et, faisant bonne contenance, j'en imposai aux discoureurs. Le maître de poste me parut un honnête homme ; je lui confiai mes inquiétudes ; il seconda nos désirs, fit atteler nos voitures^ le plus promptement qu'il put et nous partîmes après avoir fait un léger déjeuner. L'officier de cavalerie, qui com- mandait le détachement résidant à Péronne, répandit sans affectation quelques cavaliers sur la place ; ils assurèrent notre sortie et nous en fûmes quittes pour quelques huées en traversant la ville. La voiture de suite, où étaient les femmes de chambre, ayant été plus retardée, courut plus de dangers. On voulait la brûler, mais elle passa heureu- sement sans événement fâcheux. Le soir môme, la plus violente insurrection éclata dans Péronne ; on y brûla les douanes et les barrières et on maltraita les commis.
DÉPAHT POUR L ÉMIHRATION 23
En continuant notre route, nous traversâmes la ville de Cambrai. En relayant à la poste, je fus reconnu par plu- sieurs officiers de la j^arnison, mais rien ne troubla notre passage, A Bouchain, il fallut attendre quelque temps, hors de la ville, les chevaux de poste. Nous trouvâmes dans le même cas M. Le Roux, premier valet de chambre de M. le comte d'Artois, courant après son maître, lui por- tant habits et linge, avec peu d'argent, et ne sachant pas où le trouver. Il nous apprit qu'il était parti de Versailles, la veille 17, à neuf heures du matin, ayant vu le Roi se préparant à monter en voiture pour se rendre à l'Hôtel de Ville. Il avait pris ses ordres pour son frère. Il représenta au Roi que, malgré tous ses soins, il n'avait pu faire qu'une petite somme qu'il portait à M. le comte d'Artois. Alors le Roi ouvrit devant lui un bureau, rempli de rouleaux et d'or, et lui donna pour remettre à son frère — le croirait- on? — seulement deux cents louis. Le Roux se trouvait de plus inquiet pour pouvoir librement voyager. Il demanda au Roi un passeport : nouvel embarras. Le Roi n'avait plus auprès de lui aucun ministre pour l'expédier. Les anciens ayant été renvoyés n'étaient pas encore rappelés; les nou- veaux étaient en fuite. Il se trouva cependant dans un tiroir un ancien passeport, signé : Montmorin, avec lequel Le Roux se mit en route pour aller rejoindre M. le comte d'Artois.
Nous arrivons enfin aux environs de Valenciennes. Le marquis de Sennevoy, maréchal de camp et employé dans cette place, vint au-devant de nous. Il nous apprit que -M. le prince de Gondé et ses enfants n'avaient fait que traverser la ville, en s'arrôtant un instant pour voir M. le comte d'Artois, qui y était arrivé en bonne santé, ainsi que .\1. le duc d'AngoulAme et M. le dui; de Berry ; que les uns et les autres, tranquilles et en sûreté à Valenciennes, n'en partiraient qu'après quelques heures de sommeil ; que M. le prince de Condé avait reçu de M. le duc d'Esterhazy, commandant de la place, tous les témoignages de dévoue- ment et de respect, qu'il avait expédié tous les passeports pour sortir du royaume, et que nous trouverions les princes h Mons.
D'après ces nouvelles satisfaisantes, nous traversons
24 JOURNAL n lilMlti RATION
Valenciennes avec sécurité et sans trouble, -ne nous arrê- tant que pour relayer, l'impatience de voir ses chers parents ne permettant pas à M""' la princesse Louise de faire une visite à M. le comte d'Artois. M. d'Eslherazy, à cheval, se trouva sur notre passage, nous aborda un moment et nous quitta pour veiller à ce que rien iw. trou- blât notre route.
EnGn, par un chemin superbe, nous arrivons en inoins d'une heure à Quievraiu, première poste iinpériale, bien soulagés de nous voir hors de France, de ne plus entendre les huéos contre la noblesse et les cris de « Vive le liers » que môme les enfants faisaient à tuc-téle. Nous entrâmes dans Mons à huit heures du soir et nous jouîmes du plai- sir de nous revoir tous, après trente-six heures d'inquié- tude et de séparation. Nous nous embrassâmes tous du meilleur de notre cœur. On se mit à table et, si le souper ne fut pas gai, au moins il fut très touchant. On savait déjà à Mons tout ce qui s'était passé à Paris les jours précédents. On apercevait de l'agitation et de la fermen- tation dans les esprits. On était persuadé dans la ville que c'était la Reine qui venait d'arriver. Tant maîtres que valets, nous étions plus de quarante ; l'auberge n'était pas assez grande pour nous loger tous. 11 fallut nous diviser. Nous avions tous grand besoin tie repos : l'esprit et le corps étaient également fatigués. Etant parti préci- pitamment de Chantilly, j'étais sfius domestique. Je l'avais envoyé à Paris prévenir ma femme que je parlais avec les princes. Je fus passer quelques heures dans une assez mauvaise auberge.
19 JUILLET. — M. le comte d'Artois devait partir de Valen- ciennes à minuit et passer par Mons pour se rendre à Namur. Je désirais le voir à son passage. Le capitaine autrichien qui était de garde me promit de me faire éveil- ler au premier bruit de courriers. La crainte de le man- quer me fit lever à trois heures et je fus au corps de garde attendre son passage. M. d'Autichamp attendait égalenient à la poste. Le prince n'arriva qu'à cinq heures. Je lui témoignai ma satisfaction de le voir en sûreté et il m'ac- corda la permission de l'embrasser. 11 s'arrêta un quart
DÉPART POUR L ÉMIGRA'J'ION 26
d'heure pour déjeuner. Do ses compagnons de voyage celui qui avait le mieux soutenu les fatigues de la route était le marquis de Polignac, alors dans sa soixante-dixième année. M. le comte d'Artois se rendil à Namur, pour évi- ter les inconvénients de son rang à Bruxelles, vis-à-vis lie rarchiduchosse Christine.
Je retournai me reposer quelques heures, mais mon esprit était trop agité ; je ne pus fermer l'œil. Le sort de ma femme et de deux do mes enfants que j'avais laissés à Paris, sans avoir pu les voir avant mon départ précipité, me donnait les plus vives inquiétudes. Mon espoir était (ju'ils s'éloig'neraient do Paris le plus tôt qu'ils le pourraient pour se rendre dans ma terre d'Auvergne, où j'avais lieu de croire, par tant de raisons, qu'ils seraient plus en sûreté qu'ailleurs. Toutes ces pensées me tourmentaient infiniment. M. le duc d'Angoulême et M. le duc de Berry arrivèrent à Mons pour dîner avec nous. M. le prince de Gondé leur 6t les honneurs d'un mauvais repas d'auberge. Il était impossible de ne pas se livrer à des réflexions affligeantes en voyant à table, dans une mau- vaise auberge, entre dix-huit personnes, cinq princes et une princesse de la maison de Bourbon, obligés de chercher hors de leur patrie, une retraite pour éviter dêtre victimes de leur dévouement pour leur Roi, pour un souverain dont la faiblesse devait occasionner les plus grands mallicurs et la ruine totale de la monar- chie. Les jeunes princes couchèrent à Mons. Après dîner nous partîmes pour Bruxelles où nous arrivâmes avant la nuit. Nous descendîmes au magnifique hôtel de Belle- vue où nous fûmes très bien logés, il est si lue sur la place Royale.
2Ù JUILLET. — M. le duc d'Angoulême et M. le duc de Berry arrivèrent pour dîner et logèrent à l'hôtel de Galles, où il y a de superbes appartements. J'eus le matin une véritable joie en voyant arriver le fidèle Picard, mou domestique : il m'apportait des nouvelles de ma femme et de mes enfants. Il était venu à francs étriers. La présence do ce bon serviteur me rendit la tranquillité et me pro- cura les aisances et toutes bs commodités dont j'étais
26 JOURNAL d'émigration
privé depuis quelques jours. Il m'apporta quelques hardes dont j'avais grand besoin.
Du 21 AU 25 JUILLET. — M. le prince de Condé et ses enfants vont, tous les quatre seulement et sans suite, faire une visite à rarchiduchessc Christine, gouvernante des Pays-Bas, sœur de la Reine, et à son époux le duc Albert de Saxe-Taschen, Le même soir, 21, arrive à Bruxelles le baron de Breteuil, qui, six jours avant, s'était cru premier ministre, après le départ de Necker. Avec lui sont M"""" de Matignon, sa fille, et de Montmorency, sa petite- fille, la duchesse de Brancas et quelques amis. Toute cette société était partie précipitamment de Dangu, terre appar- tenant au baron de Breteuil, et avait couru les plus grands dangers en route. M""* de Matignon ayant été prise pour la Reine. Lorsque les nouvelles du 14 et du 15 leur par- vinrent, ils attendaient la nouvelle de l'arrivée du Roi à Compiègne, laquelle leur avait été annoncée par le baron de Breteuil, comme une chose positivement arrêtée. Le baron de Breteuil vint faire une visite à M. le prince de Condé dans notre auberge. — Nous visitons la ville de Bruxelles et profitons toute la journée de la superbe et agréable promenade du Parc. Nous y apprenons les nou- velles et l'arrivée de beaucoup de personnes qui fuient Paris pour éviter la fureur de ces premiers moments...
M. le prince de Condé et ses enfants vont à Namur, voir M. le comte d'Artois, et en reviennent le 25. Les jeunes princes viennent dîner avec nous et nous les voyons sans cesse; il n'y a avec eux que M. le comte de Sérent, leur gouverneur, le marquis de Montaignac, et l'abbé Marie,^ instituteur. Le chevalier de La Sarre, chargé de la par- tie du génie et des fortifications, les a rejoints depuis. Le reste de l'éducation n'a pas été appelé. Les senti- ments démocratiques de quelques-uns n'auraient pas convenu en cette circonstance. On ne pouvait laisser auprès de ces jeunes princes, ni un vicomte de La Bour- donnaye sous-gouverneur, ni un marquis Descorches de Sainte-Croix.
Le prince de Conti, enfui de Paris dès le 12 de ce mois, après avoir couru tous les environs, se croyant toujours
DÉPART POUR L ÉMIGRATION 27
poursuivi, s'était réfugié à Ghateauvillain, chez le duc de Pen- thiëvre. Il se crut obligé d'en partir. Il arriva le 24 à Na- mur, n'ayant avec lui que M. le comte de Boullainvilliers, son premier genliliiomme, et le chevalier de Ravenel. II était mourant de peur et avait la tête égarée. Nous le revoyons dans le même état à Bruxelles, le 25. Il dîne avec nous, nous raconte tous les dangers qu'il croit avoir cou- rus, persuadé qu'on en voulait à ses jours. Les fontaines étaient empoisonnées sur sa route. Il nous répète à chaque instant ses terreurs paniques, nous inspirant autant l'ennui que la pitié...
29 JUILLET. — Le chevalier de Launay, frère du gouver- neur de la Bastille massacré le 14 juillet, arrive sur un che- val de poste, seul et mal vêtu. Nous sortions de table. A peine M. le duc de Bourbon l'a-t-il aperçu sur la place, tout le monde va au-devant de lui, princes et autres, et chacun lui témoigne l'intérêt qu'il inspire depuis la perte de son malheureux frère. Nous lui apprenons que M. le prince de Conti, chez lequel il passait sa vie depuis plus de 2o ans, est en ce moment dans la même auberge. Nous l'y con- duisons sur-le-champ. Mais le prince, toujours occupé de ses frayeurs, le reçoit très froidement, lui parle de ses chiens et de ses équipages, mais plus encore des craintes que sa présence lui inspire. Enfin, il les lui témoigne tellement qu'il l'oblige à reprendre un bidet de poste. Le malheureux chevalier de Launay nous quitte les larmes aux yeux et, deux heures après être arrivé à Bruxelles, en repart pour se réfugier je ne sais où, probablement en Hollande, plus attendri des témoignages d'intérêt que nous lui avions tous marqués que de la réception du prince de Gonli, dont nous étions tous dans l'indignation...
Août 1789. — 3 août '. — Nous partons de Bruxelles pour aller coucher à Liège. A deux lieues, la maladresse des pos- tillons et la malice d'un charretier nous font casser une roue
1. A ia fin de juillet 1789. le comte d'Artois se décida ù aller en Suisse, attendre la réponse de son beau-pèro, le roi de Sardaigne, à qui il avait demandi'; l'autorisation de venir à Turin. Le prince de Condé devait le suivre de près.
w
28
JOURNAL D EMIGRATION
de Ja gondole et la mettent ea cannelle. Gela retarde notre marche et dérange pour aujourd'hui les dispositions faites pour chaque voiture. Au Hou de voyager avec les dames, je fais la route sur «n sièg^e ou avec le chariot de la poste. Nous traversons Louvain, Tirlemont, Saint-Irond et arrivons à Lit'ge avant la nuil, mais trop tard pour nous promener dans cette grande et désagréable ville, qui contient plus de 450.000 habitants. La liberté dont on y jouit en a fait le refuge de tous les malfaiteurs de l'Europe. Ils y trouvent un asile assure. Au surplus, les dehors en sont riches, très bien habités et meublés d'une infinité de maisons agréables. Nous logeons à TAigle noir, grande et bonne auberge. M. de Barenlin, ex-garde des sceaux, y était logé et nous sommes partis sans nous en douter. MM. de Mon- tesson arrivent ici de Namur et sont bien reçus de M. le prince de Gondé, qui les prie à souper et les invite à faire même route.
4 AOUT. — Nous quittons, sans regret et sans l'avoir vue qu'en la traversant, la grande et vilaine ville de Li^ge pour prendre la route d'Aix-la-Ghapeile. En sortant de Lirge on jouit d'une très belle vue sur cette ville, aprbs avoir passé la Meuse sur plusieurs ponts. Nous avons mis sept heures à nous rendre à Aix-la-Ghapelle par un assez beau chemin, à l'exception de la dernière lieue dans le bois qui doit-être impraticable l'hiver. Nous ne devions que traverser celle ville, mais M. le comte d'Artois, forcé à s'y aiTèter pour faire raccommoder sa voiture, nous oblige à y rester aussi, ne pouvant aller plus vile que lui. Gela nous procure le, plaisir de passer la journée avec ce prince. Le général Elliot, ancien gouverneur de Gibraltar, vient rendre ses devoirs à M. le comte d'Artois, qui lui donne à dîner et lui témoigne les pins grands égards. Il lui présente M. le duc de Bourbon. Ges deux princes témoignent à ce véné- rable vieillard leur satisfaction de retrouver le brave «léfen- seur d'une place à l'attaque de laquelle ils avaient participé. M. le prince de Gondé et M. le duc d'Enghien se font égale- ment présenter au général Elliot.
0 AOUT. — M. le comte d'Artois partant aujourd'hui
DÉPART POUU l'émigration 2Ô
pour continuer sa route par Cologne et Bonn, et voulant lai laisser sur nous un jour d'avance, nous séjournons à Aix. Nous visitons les curiosités de la ville, l'église cathé- drale, le trésor, le tombeau de Charlemagne et plusieurs choses qui ont servi à cet empereur, lequel est Ici en grande vénération. Il y a à Aix des bains chauds très renommés, entre autre le Compus ou bains des pauvres» ïl y a une redoute oii l'on se rassemble le soir et où Ton donne des bals ; il y a aussi des banques de biribi, pharaon et trente- el-un.
Nous trouvons à Aix le comte et la comtesse Aixihamb, de Périgord, la princesse Joseph de Monaco, l<e marquis de CoignyS etc. Les eaux de Spasont àhuit lieues d'ici. Il s'y est rendu et il y arrive journellement un grand nombre de français qui fuient de Paris. Nous apprenons qu'à l'exemple de la capitale, il se commet des horreurs dans les provinces. On commence à brûler des châteaux et à persécuter les nobles. Le prince de Salm, évêque de Tournay, député du Lille aux États Généraux, ayant été éconduit de l'Assemblée comme étrangxjr, est en ce moment à Aix4a- Chapelle.
() AOUT. — M. le prince de Condé et ses enfants partent d'Aix-la-Chapelle. Nous ne nous mettons en route que quelques heures après lui. Nous sommes sept dans une gon- dole, savoir : M"'" la princesse Louise, M"""* la princesse de Monaco, M""** d'Autichamp et AméHe de Lambertye, dame do M*"" la princesse Louise ; Itvchevalior de Virieu, le comte de Choiseul el moi. Avec les trois princes, sont MJVi. le duc dcCayla et d'Autichamp, La suite esliie28 personnes, soit femmes de chambre, valets de chambre, valets do pied ou domestiques, en tout 40 personnes. Avec un pareil train, on court risque d'être souvent arrêté aux postes et rançomié dans les auberges. Les postes sont nuil servies et les relais très distants. On fait oitlinaireinent manger dea tranches de pain aux clievaux à moitié chemin. Dans une de ces halles nou« rencontrons deux aimables Aile' mandes, qui vont à Spa, puis en France et venant d«
1. « Les dèbx prëlialère$ ont été guillotinées on Itdl ». (Noie à» ^. d'Es- \>inthBl) .
30 JOURNAL D EMIGRATION
Vienne: Tune est la comtesse de Mansi, l'autre la com- tesse de Kinsky, née princesse de Diétrichstein, âgée de 20 ans, grande, bien faite, jolie comme un ange, aban- donnée de son mari et se consolant en voyageant avec son amie. Nous traversons la ville de Juliers, capitale du duché de ce nom, appartenant à l'électeur palatin duc de Bavière, qui y tient garnison. La ville est petite, mais jolie et assez bien fortifiée.
Nous arrivons à Berghem, poste avant Cologne. M. le prince de Condé y a été arrêté faute de chevaux et a été obligé de dîner en les attendant. En même temps arrive de Cologne un seigneur allemand, avec son épouse, allant à Spa et arrêté par les mêmes raisons. C'est le baron de Westphalen. Ce nom n'est pas inconnu à M. le prince de Condé. Pendant la guerre de sept ans, il a été intimement lié avec une baronne de Westphalen. Il rencontre le baron en sortant de table, lui demande s'il est le fils de la dame qu'il a connue. A cette question, le baron regarde le prince avec attention et, par un espèce de pressentiment, inspiré par la nature probablement, il le reconnaît et lui dit qu'il doit être le prince de Condé. Cette reconnaissance est bientôt suivie d'une séparation. Chacun part pour sa des- tination et les princes arrivent à Cologne pour souper.
Nous éprouvons à Berghem les mômes contrariétés pour les chevaux. Nous sommes forcés de nous y arrêter deux heures. L'impatience prend à nos dames ; la soirée est belle. Nous nous acheminons à pied, en attendant les voi- tures. A environ une demi-lieue se trouve, sur la gauche, un assez gros château. Nous rencontrons sur le chemin deux jeunes demoiselles, avec lesquelles nous entamons la conversation. Elles nous apprennent que leur père, le baron de Reids, est seigneur de ce château et qu'elles sont chanoinesses. Pour les mettre à leur aise, je les ins- truis également que nous accompagnons labbesse du cha- pitre de Remiremont, fille de M. le prince de Condé, qu'elles nous disent avoir vu passer sur la route dans la journée. Nous arrivons au village : point de voiture. Nous nous asseyons à la porte d'un cabaret. Pendant ce temps nos jeunes chanoinesses envoient au château avertir leurs parents de la bonne compagnie avec laquelle elles se trou-
DÉPART POUR l'émigration H
vent. Arrivent sur-le-champ le baron et son épouse, à qui il faut décliner encore nos noms et qualités. Grandes ins- tances pour venir au château et se reposer, et même y passer la nuit, ce qu'on ne peut accepter pour ne pas inquiéter les princes qui doivent nous attendre.
Dans la conversation, quelqu'un prononce mon mon. A ce mot, la baronne me demande si je suis le fils du comte d'Espinchal, colonel d'un régiment pendant la guerre. Sur l'affimative me voilà embrassé tendrement par la baronne et même par le baron. Mon père avait été leur meilleur ami. Au milieu de cette nouvelle reconnais- sance, arrive notre gondole. Seulement, il n'y a pas eu de chevaux pour la voiture de suite. Le baron veut bien se charger de recevoir chez lui les femmes de chambre, leur donne à souper, k coucher, et elles n'arrivent que le lende- main matin à Cologne, où ne sommes rendus qu'à minuit. Nous descendons à l'hôtel du Saint-Esprit, où nous retrou- vons les princes. Nous y soupons gaiement, en nous fai- sant part réciproquement de nos heureuses rencontres.
7 AOUT. — Nous passons la journée entière à Cologne. Celte ville est grande, mal bâtie, peu peuplée et d'une tristesse à mourir. C'est la capitale de l'électorat de ce nom. Mais cette ville ayant la prétention d'être libre et impériale, l'électeur ne peut pas y séjourner plus de trois jours de suite, sans la permission du magistrat. Aussi fait-il sa résidence à Bonn...
Le soir, il prit fantaisie aux jeunes princes d'aller à une espèce de redoute où nous n'avons trouvé que des buveurs, des fumeurs et très mauvaise compagnie. La ville est cependant très bien habitée, surtout l'hiver. Il y a, à ce que l'on nous a assuré, de nombreuses et brillantes assemblées dans la noblesse. M. le comte de Colbert-Mau- lévrier, ministre du Roi auprès de l'électeur de Cologne, après avoir accompagné M. le comte d'Artois à Bonn, vient rendre ses devoirs à nos princes. Il se proposait de nous donner à déjeuner à notre passage, mais l'élec- teur se trouvant à Bonn, M. le prince de Condé, ne jugeant pas à propos de le voir, n'accepte pas les offres de M. de Maulévrier. Cet électeur, frère de l'empereur,
Sa JOURNAL D'ÉMieilATtON
est Tarchiduc Maxim i lien, qui vint à Paris, il v a quelques années. La Reine, sa soeur, voulut exig^er ia proinibre visite de la part des princes du sang, qui, avec raison, ne voulurent pas s'y soumettre et, d'après cela, se dis- pensèrent d'assister aux fêtes que l'on donna à la cour pendant son séjour. Cette altercation, dont on pouvait se ressouvenir, fut cause qu'il fut arrêté de ne pas faire de pause à Bonn. M. ie comte d'Artois qui n'avait pas les mêmes raisons que nos princes, fut voir l'électeur qui le reçut magnifiquement et lui donna une espèce de petite fête.
8 AOUT. *— A sept heures du matin, nous partons, à notre grande satisfaction, de celte grande villasse et nous sommes dédommagés de l'ennui qu'elle nous a inspii-é par l'agrément d'une superbe route qui conduit à Bonn en trois heures. Le temps de relayer et celui de traverser rapidement cette jolie ville suffisent pour nous donner les plus grands regr-ets de ne pas visiter cette superbe rési- dence et ses beaux jardins qui ne sont séparés du Rhin que par la grande route. L'électeur eut lu curiosité de nous voir passer et se trouva, sans que nous nous en doutions, à cheval, sur le chemin ^..
2â AOUT» — Jusqu^k ce moment nous avons voyagé avec la poste. Mais il n'y en a point d'établies en Suisse, par une politique des habitants de ce pays, qui ne veulent pas qu'on le traverse si rapidement et qui, vous for«,ant à ne marcher qu'à petites journées, font laisser plus d'argent dans les auberges. Pour se conformer aux lois spécula-^ tives des avides Helvétiens, on fait marché avec des voilu- riers, qui fournissent des chevaux à raison de 7 livres 10 sols par jour. Bien entendu vous payez le retour conitne si vous vous en étiez servi, ce qui par conséquent porte le prix de chaque cheval à 13 livres par jour. C'est ainsi que nous allons voyager jusqu'è Berne, où nous n'arriverons que le troisième jour, en faisant environ dix lioucs chaque jour- née...
i. Le voyage coulino ()ur Cubltsalz, Mayeace, M&uh«im, âtuU^&l-U ScbftffdUK). Le 22 «loùt, M. d'£«pifi«htLl utitr« en Stiissti.
DÉPART POUR l'émigration 33
23 AOUT. — La pluie a duré toute la nuit ; mais le temps devient superbe et nous dédommage de la journée précé- dente. La route est charmante. Nous commençons à jouir do la Suisse, nous dînons à Tiihr, où il y a une excellente auberge, tenue par une bonne grosse Bernoise qui nous traite de son mieux. Après le dîner, la route devient de plus en plus agréable; nous arrivons de bonne heure, à la couchée, à Murgenthal. Cet endroit est enchanteur. L'au- berge est une des meilleures que nous ayons rencontrées. J'ai le plus grand plaisir à la voir dirigée par la charmante et aimable Marianne Probst, que j'avais vue, il y a six ans, à la tête de celle de Saint-Nicolas. A cette époque, elle n'avait que 16 ans. L'éloge de cette jeune personne se trouve dans les Lettres sur la Suisse, par M. de La Borde, ancien premier valet de chambre de Louis XV. Marianne Probst est grande, bien faite et d'une figure très agréable. Elle est décente, honnête et d'un maintien parfait; elle est ins- truite, parle français à merveille, lit des ouvrages sérieux et a une bibliothèque choisie. Mais on ne s'aperçoit point de tout cela; il faut le savoir pour s'en douter. Elle vaque à toutes les affaires du ménage avec une activité et une intelligence surprenantes...
24 AOUT. — C'est à regret que nous prenons congé de l'aimable Marianne Probst, qui a été honnête jusqu'à notre séparation. Elle avait parfaite connaissance de toute la bonne compagnie qui avait logé chez elle; elle m'avait môme prié la veille d'en consigner tous les noms sur ses tablettes. Nous étions, tant maîtres que valets, 40 personnes au moins. Nous avons tous très bien soupe et déjeuné avant de partir. Chacun a été parfaitement couché. Ma- rianne, bien différente de tous les avides aubergistes qui lui en ont fait faire des reproches, n'a fait payer que 180 livres.
Depuis notre départ de Bruxelles, nous n'avions pas eu de lettres de France ni de détails sur ce qui se passait dans l'intérieur. Un exprès, envoyé à Soleure pour retirer les lettres que nous y avions fait adresser, nous rejoint sur la route. Ce que nous apprenons de Paris et des provinces nous afflige et nous attriste. Des châteaux brûlés, des
34^ JOURNAL D ÉMIGRATION
assassinats, des exécutions populaires. Henry de Bel- sunce, frère aîné du clievalier, major en second du régi- ment de Bourbon-Infanterie, vient d'être massacré à Gaen, par le peuple qui s'est montré en cette occasion d'une férocité effrayante. Ce malheureux jeune homme passait sa vie avec nous à Chantilly. Quelle douleur pour sa tendre mère et son sensible frère ! Quel affreux prélude aux hor- reurs qui se préparent ! La Saussaie, jeune oflicier du même régiment, précédemment page de M. le prince de Condé, a eu le même sort que l'infortuné Belsunce.
Toutes ces nouvelles déchirantes nous empêchent de goûter quelque plaisir en faisant une route qui, dans tout autre moment, nous eût enchantés. Nous dînons à Rillis- berg et chacun se fait part des tristes détails qu'il reçoit. Après dîner, nous nous arrêtons à Stindelbanck, pour y voir un monument élevé à la mémoire de la veuve Lan- ghans. Près de ce village et sur la hauteur est un château considérable, appartenant à M. le baron d'Erlach. M"" la comtesse de Brionne y est arrivée la veille. Nos princes se détournent pour l'aller voir. Nous arrivons cependant de bonne heure à Berne et descendons à l'hôtel du Faucon, où je retrouve la jolie et décente hôtesse que j'y avais vue en 1783 *. M. le comte d'Artois, arrivé depuis peu de jours, est établi à une lieue de la ville, dans une très jolie maison voisine de celle de toute la société Polignac, qui est aussi venue passer quelque temps dans ces cantons. Je retrouve avec plaisir, logés dans la même auberge que nous, le marquis de la Ferronnays, M""" Cagnette et M""* Morel, sa fille, que je voyais souvent à Paris.
25 AOUT. — M. le chevalier de Rebourguil, lieutenant des gardes de M. le comte d'Artois, parti du 17 de ce mois de Versailles, me donne des nouvelles fraîches de mon épouse. Il nous donne les détails les plus intéressants de tout ce qui s'est passé depuis notre départ. Après dîner, je suis très empressé à aller faire ma cour à M. le comte d'Artois, que je trouve chez M'"' la duchesse de Polignac.
1. En 1783, M. d'Espinchal avait fait, en Suisse, un voyage dont on retrouve la narration dans des lettres qn'i^ adressait à sa femme. Ces lettres sont à la Bibliothèque de Clermont- Fcrrand.
DÉPART POUR L ÉMIGRATION 35
J'ai un véritable plaisir à revoir toute cette intéressante famille, plus malheureuse que coupable, et que nous féli- citons (.l'avoir échappé aux horreurs dont tous eussent été inévitablement les victimes s'ils fussent tombés Jau pouvoir des féroces Parisiens. La suite de M. le comte d'Artois se trouve augmentée du chevalier de Puységur, qui est venu le rejoindre; du comte Edouard Dillon, son gentilhomme d'honneur, lequel, revenant d'un voyage d'Egypte et apprenant, avant de rentrer en France, ce qui s'y passait, s'est empressé de se réunir à son prince; du chevalier de RoU, capitaine de la compagnie générale des gardes suisses; de MM. de Grailly et du Verne, écuyers ca- valcadours du prince. La société Polignac est composée du duc et de la duchesse, de la comtesse Diane de Polignac, Armand dd Polignac, la duchesse de Guiche, la vicom- tesse de Polastron, le vicomte et la vicomtesse de Vau- dreuil, l'abbé de Balivière. J'ai préféré cette visite à une redoute hors de la ville, où nos jeunes dames sont allées danser jus(|u'à neuf heures et où il s'est trouvé beaucoup de jolies femmes du pays...
Je ne puis me dispenser de parler des bains publics éta- blis sur la rivière. Il y a plusieurs de ces maisons voisines les unes des autres. Ces bains sont servis par des femmes. Lorsque vous faites préparer votre bain, les filles de la maison arrivent successivement, chacune apportant quelque chose, l'une du vin, l'autre du pain, l'autre du fromage. Celle qui paraît vous plaire reste avec vous et, ne mettant point de borne à sa complaisance, se met sur-le-champ dans le bain avec vous. Il s'en trouve quelquefois de très johes. Cet endroit s'appelle Lammat*.
Il y a quelques années, M. le duc d'Orléans, accom- pagné du comte de Genlis et du marquis de Fénelon, ses
i. Lors de son premier voyage en Suisse, dans une de ses lettres à sa femme (2o août 1783), il donnait les m^mos renseignements sur ces bains, en ayant soin d'ajouter : « Je no suis au fait ilo tout cola que par ouï-dire. » Mais le lendemain il lui écrivait : « Je me suis occupe de la propreté pour ma personne on allant me baigner : rien ne m'y a manqué de ce qu'on m'avait annoncé et J'ai trouvé plaisant d'avoir pour gardon baigneur une jolie Bernoise, joignant beaucoup d'aptitude & une grande complaisance. Le bain, le déjeuner et le pourboire du baigneur, payés avec un gros écu qui m'a valu les pluii grands remerciement». »
36 JOURNAL D ÉMIGRATION
dignes acolytes, fit un tour en Suisse. Il vint à Berne. Les magnifiques seigneurs le reçurent avec distinction. On le promena par la ville. Toute la bonne compagnie s'était rassemblée sur la plate-forme pour le voir : il s'informe tout haut et sans pudeur où est Lammat, et laisse effronté- ment tout le monde pour se rendre publiquement dans ce mauvais lieu. Lorsque je fus en Suisse, en 1783, on me montra celle qui avait servi aux plaisirs du prince et qu'on n'appelait pas autrement que la duchesse de Chartres.
D'après ce que je viens de dire, on peut juger des mœurs de la ville de Berne. De plus, à chaque pas, on trouve des cabarets tenus par des femmes qui font le même métier. Pour expliquer cette dissolution, il faut savoir que presque tous les magnifiques seigneurs ont des vignes dans le pays de Vaud et qu'ils ont trouvé cette manière pour débiter à meilleur compte les vins qu'ils en tirent. Il s'ensuit que toutes les filles du peuple sont générale- ment libertines et qu'en vous promenant à la nuit, sous les arcades, vous pouvez arrêter sans crainte celle que vous rencontrez; mais il faut la mener dans un cabaret. Il y a à Berne des lois somptuaires pour le luxe des habillements. On ne peut porter dans la ville ni soie- ries, ni diamants. Cela est gênant pour les belles dames bernoises, qui s'en dédommagent dbs qu'elles sont hors de l'enceinte de la ville et à la campagne. L'état de Berne est très riche; son trésor est considérable et s'augmente chaque jour. On s'occupe cependant avec soin des travaux publics ; les grands chemins du canton sont superbes et bien entretenus. L'intérieur de la ville est d'une propreté qui enchante. Les criminels condamnés aux galères sont employés aux travaux publics. Les galériennes sont occu- pées à nettoyer les rues de la ville et à arracher jusqu'aux brins d'herbe qui pourraient y pousser. L'état pourrait au besoin armer soixante mille combattants et les mettre sur pied en très peu de temps. Chaque habitant du canton ou de ses dépendances est classé et doit être soldat au besoin...
Revenu * à Berne, j'y trouve beaucoup de gens de ma connaissance arrivés nouvellement de Paris. De ce nombre
1. M. d'Espinchal avait été faire une excursion dans les environs.
DÉPART POUR l'émigration 37
est une très jolie femme, chez laquelle j'allais fréquemment. C'est M"* P..., femme d'un banquier. Les mouvements de Paris lui ont servi de prétexte pour faire une escapade hors de France. Des E..., son ancien amant, toujours amoureux et par conséquent son esclave, l'accompagne. Le major Gall, anglais, revenu très riche de l'Inde, tâche de prouver son amour par de beaux cadeaux qu'on accepte, et est soulfert à la suite de la belle. Mais le jeune et beau Poissy, indien de l'île de Bourbon, fait comme le sont les créoles, sorti depuis peu des pages et me représentant l'aimable Monrose, est aussi attaché à la dame et, dans ce moment, rival heureux, donne de justes sujets de jalou- sie aux deux autres. Je passe ma soirée au milieu de ces quatre amoureux, parmi lesquels je me trouve déplacé. Ils partent le lendemain. Je souhaite bonne chance à cha- cun d'eux.
30 AOUT. — Je vais dîner aujourd'hui chez M"" la du- chesse de Polignac avec M. le comte d'Artois et exacte- ment la même société dans laquelle je vivais à Versailles il y a trois mois. Mais chacun do nous se trouve dans une position bien différente. M. le comte d'Artois a arrêté son départ pour Turin, au lendemain 31. Il devait d'abord faire son voyage par Lausanne, traverser le lac à Évian, gagner ensuite Ghambéry, le Mont-Genis, etc. Mais, pour éviter les inconvénients qu'on lui fait craindre du côté de Genève, il se décide à faire un tour beaucoup plus grand, en prenant la route du Tyrol et passant par le lac de Gonstance, Innsbruck, Brixen, Trente, Vérone et Milan. Les mômes raisons déterminent M. le prince de Gondé à suivre la môme route; mais il laisse prendre plusieurs jours d'avance à M. le comte d'Artois, pour arranger la réception de nos princes, avec le roi de Sar- daigne. Gela prolonge un peu notre séjour à Berne.
31 AOUT. — Un orage considérable dérange le beau temps dont nous jouissions depuis plusieurs jours. M. le comte d'Artois va coucher à Murgenlhal.
Septembre 1789. Lk 1" et le 2. — Nous séjournons encore ces deux jours à Berne et nous les employons à
38 JOURNAL d'ÉMIGBATION
voir tout ce qu'il y a d'intéressant et dont j'ai déjà parlé. Il s'est établi à Berne un club ou société, où se réunissent tous les bonnêtes ^ens de la ville pour y lire les gazettes. Les étrangers y sont admis et bien accueillis. Nous allons nous y informer de ce qui se passe à Paris et à l'Assem- blée. Nous apprenons avec satisfaction que le crédit de Necker diminue sensiblement depuis son retour. Il a cependant toujours un grand parti dans l'Assemblée. Les principaux meneurs se servent de lui pour arriver k leur but, mais ils ont juré sa perte. Mirabeau est son ennemi déclaré.
Le 4 août, on décrète l'abolition de tous les privilèges, la suppression do tous les droits féodaux. Ce décret passe à une séance prolongée dans la nuit et c'est le vicomte de Noailles, qui, chaud de vin, après une espèce d'orgie avec ses dignes camarades, en fait la proposition. Les membres de la minorité de la noblesse se distinguèrent k l'envi dans cette fameuse séance. Gbacun y fit son hommage pour se rendre agréable au peuple. Le comte de Virieu, député du Dauphiné, y offrit la destruction des pigeonniers. — Il y a eu encore différents massacres dans les provinces. Le maire de Saint-Denis est du nombre de ces victimes. Il a péri le i" août. La liberté de la presse est décrétée.
3 SEPTEMBRE. — Nous qulttous Berne ce matin et nous voyageons k l'aide des voiturins. Nous dînons k Killisberg et venons coucher à Murgenthal, où nous revoyons avec plaisir Marianne Probst. Je suis chargé de beaucoup de compliments pour elle et notamment de ceux d'une jolie voyageuse que nous rencontrâmes aux glaciers. Elle avait eu occasion de voir, il y a quelques années, l'aimable Ma- rianne Probst et en avait été si enchantée qu'elle lui avait fait l'envoi de quelques livres pour l'augmentation de sa petite bibliothèque, dans laquelle se trouvent les œuvres de Rousseau, de Voltaire, de Hacine, les meilleurs auteurs allemands et des ouvrages môme très abstraits. Nous allons faire nos adieux à la petite rivière et k la délicieuse pro- menade qui la borde.
i SEPTEMBRE. — A scpt hcurcs du malin, nous quittons,
DÉPART POUR L'ÉMIfiRATION 39
peut-être pour la dernière fois, la délicieuse vallée de Mur- f^enthal et sa bonne auberge et son intéressante bôtesse. Nos princes, voulant connaître quelques cantons de la Suisse, se dirigent sur Lucerne. A trois lieues, on trouve Zoffingen, petite ville, la dernibre du canton de Berne, de ce côté, dans une jolie situation, entourée de prairies et de champs. Une lieue plus loin finit l'état de Berne et commence le canton de Lucerne. On s'aperçoit prompte- ment du changement de gouvernement. Les chemins ne sont plus si bien entretenus, les campagnes sont moins bien cultivées, les héritages sont clos par des murs qui s'écroulent, les maisons n'ont plus l'air de l'aisance et de la propreté. Le canton de Berne est protestant : celui de Lucerne est catholique. Nous nous arrêtons pour dîner à Sursée, petite ville située près du lac de Sempach et du champ de bataille. On voit encore dans la ville une chapelle, où sont entassés plus de 4.000 crûnes et osse- ments, que Ton conserve précieusement comme un monu- n)ent qui rappelle l'époque de la liberté helvétique...
5 SKPTEMBRE. — M. le pHncB de Condé prenant sa route pur le Tyrol, ainsi que M. le comte d'Artois, j'avais formé le projet de traverser seul avec un compagnon le mont Saint-Gothard et d'arriver à Milan plusieurs jours avant toute la caravane, ayant fait une route extrêmement piquante et intéressante. Mais le duc de Bourbon et son fils, ennuyés d'avance do se voir prës de quinze jours en marche enfermés dans des voitures, veulent absolument faire le môme trajet que moi. M. le prince de Condé y consent et il est arrêté que nous laisserons partir toute la caravane et que les deux jeunes princes, du Cayla, moi et seulement six domestiques, nous traverserons le Saint- Gothard, h mulets.
Toute la matinée est employée à se promener dans Lucerne, après avoir été chez le général Pfifier, qui nous montre le superbe plan en relief qu'il a fait et qui com- [)renil toutes les hautes Alpes. Il l'a fait augmenter depuis (jue je ne l'avais vu. Il contient actuellement lïlO lieues carrées; il a 20 pieds de long sur 14 de largo; il y tra- vaille depuis environ 25 ans. Rien n'y est oublié ; toutes
40 JOURNAL d'émigration
les mesures ont été prises par lui-môme. II a pour cet effet gravi les plus hautes Alpes, n'ayant souvent pour nourriture que le lait d'une clièvre qu'il faisait grimper avec lui. Il faut être enthousiaste des montagnes et avoir une rohuste constitution pour exécuter un pareil ouvrage. Tout est d'une précision extraordinaire dans ce plan. On y trouve jusqu'au moindre chalet et les sentiers qui y conduisent. Souvent des paysans ont été étonnés d'y trouver leurs sauvages habitations. M. Pfifler est âgé en ce moment de 74 ans et il a la vigueur et l'activité d'un homme de 40. Ce plan est borné d'un côté par les hauteurs du mont Saint-Gothard, de l'autre va jusqu'à l'abbaye d'Engelberg, comprenant Meyringen et tout rOber-Hasli, va sur la route de Zurich, embrasse le canton de Zug et, dans la partie basse, vient jusqu'à Zoffingen.
Les habitants de Lucerne ne sentent pas tout le mérite de cet ouvrage. M. Pfiffer a même souvent rencontré de grandes difficultés. On ne voulait pas lui permettre de connaître l'intérieur de ces montagnes, dont cependant personne ne peut avoir envie de troubler les paisibles et sauvages possesseurs. Ils disent que le général leur a volé leur pays et lui en veulent beaucoup à ce sujet.
Nous faisons une longue promenade sur les ponts cou- verts, sur la Reuss et le bout du lac, lesquels sont si longs qu'ils joignent les deux extrémités de la ville. Un de ces ponts a 500 pas géométriques de longueur. C'est la promenade de la ville. On est une heure à la faire. Elle est fort amusante par les points de vue dont on jouit sur le lac. La ville de Lucerne est peu peuplée. On n'y compte - que trois mille habitants. Le canton est catholique. On y est très dévot et même superstitieux. Les prêtres y sont en grand nombre et entretiennent le peuple dans toutes les erreurs de la superstition, mais ne prêchent pas d'exemple. Le nonce du Pape auprès des cantons catholiques fait sa résidence à Lucerne. Cela ne rend pas les prêtres plus réguliers ni plus instruits. Ils sont d'une ignorance qu'on a peine à concevoir. Il y a quelque temps qu'on amena à un curé deux jumeaux à baptiser. Il entendait bien que ces deux enfants appartenaient à la môme mère, mais il ne
DÉPART POUR l'émigration 41
voulut jamais comprendre qu'il n'y avait qu'un përe, il en voulait deux. Il y a dans le canton, un bailliage appelé Entelibuch, dont les paysans se sont révoltés plusieurs fois contre le gouvernement. On était embarrassé de leur envoyer, pour les tenir en respect, ou une garnison ou un couvent de capucins. Le dernier expédient a prévalu. Ces religieux ont une grande prépondérance dans les cantons catholiques, surtout dans les petits cantons, où le gouver- nement est populaire. Tout citoyen y a part à l'administra- tion et, dans leurs assemblées nationales, on voit presque toujours un capucin siéger à côté des chefs. Il y a à Lucerne beaucoup d'églises et de couvents. Les jésuites y ont une fort belle maison, mais ne reçoivent plus de novices depuis leur suppression. Leur église est belle, mais trop chargée d'ornements et de peintures. Il en est de même à la collégiale. On y voit un orgue d'une grandeur prodi- gieuse. Le tuyau principal a 40 pieds de long. Cet orgue rend un son qui fait trembler l'église. Il faut voir l'hôtel de ville et l'arsenal. Près de Lucerne est le mont Pilate sur lequel on va jouir d'une vue superbe et de la plus grande étendue.
Après dîner, M. PfifTer nous a menés, par le lac, à Rotzioch, près Stantz-Stad, dans le canton d'Unterwald. Notre navigation s'est faite avec un gros bateau, conduit par de bons rameurs, qui nous y ont transportés en moins de deux heures. Nous étions 24 sur ce bateau. Cette pro- menade sur le lac offre différents points de vue très inté- ressants. Nous sommes débarqués à Rotzioch pourvoir une chute d'eau entre deux rochers. Ce lieu très sauvage pré- sente un tableau très piquan'L. Il n'y a pas un jardin anglais qui soit embelli d'un pareil accident de la nature. On voit deux ou trois tnaisons dans cet endroit solitaire. Nous y trouvâmes un manœuvre dont l'air leste nous fit présumer qu'il avait servi. En effet, il parlait français. Il était soldat, dans Salis-Samade, et venait depuis peu d'obtenir son congé. On ne peut se figurer son étonne- ment et sa surprise en reconnaissant dans une des per- sonnes de notre société le prince qu'il avait vu l'année pré- cédente commander le camp de Saint-Omer. Il ne voulait point en croire ses yeux et ne pouvait concevoir comment
42 JOURNAL d'émigration
M. le prince de Condé se trouvait en ce moment dans cet endroit presque inhabité et où il lui semblait que rien ne devait attirer l'attention d'un voyageur. Il reconnut aussi le petit jeune homme, M. le duc d'Enghien, qu'il trouva grandi. Les princes, sans diminuer sa surprise, le confir- mèrent dans sa croyance on lui donnant pour boire. Nous revînmes à la nuit à Lucerne, fort contents de notre navi- gation et des beautés que la nature odre à chaque instant dans ces pays sauvages.
6 SEPTEMBRE. — Ce matin, toute la société, excepté nous quatre, part de Lucerne pour se rendre à Zurich et de là à Constance pour y traverser le lac et se mettre en route par le Tyrol pour Milan, où nous devons tous nous rejoindre. Nous restons encore cette journée à Lucerne pour faire nos arrangements pour cette traversée des montagnes. Le bon M. Ffiffer nous donne à cet égard tous les renseignements nécessaires. Nous passons tout le jour avec ce respectable vieillard, chez lequel nous dînons et soupons. C'était un dimanche. Il nous a menés parla ville et aux promenades, où nous avons pu juger du physique des habitants. Nous avons rencontré de jolies personnes. Le sang nous y a paru généralement beau, mais les dents manquent. Les tailles sont plus sveltes que dans le canton de Berne : les mœurs n'y sont pas plus pures qu'ailleurs, et il nous a paru qu'il règne une grande liberté dans le sexe de la petite bourgeoisie. Nous nous en sommes aper- çus par la grande familiarité avec laquelle elles se laissent embrasser. M. PfifFer nous a menés à l'assemblée de la première société de la ville, laquelle n'a lieu que les jours- de fête. C'est un lieu public où les dames vont faire une partie. Notre visilo y a été courte. C'était une collection de vieilles médailles.
Les lois sont sévères pour l'habillement. Les dorures et les soieries sont expressément défendues. Les femmes ne peuvent porter de diamants et sont obligées d'être vêtues en noir le dimanche. Il y a une manière particulière de s'habiller dont peu de dames se dispensent. La coillure est très bizarre. Les cheveux sont tirés et réunis avec un peigne placé sur le haut de la tète. On les prendrait pour
DÉPART POUR l'émigration 43
des servantes, si on ne les connaissait pas. L'épouse d'un avoyer était ainsi accoutrée ^..
Nous cheminons doucement et nous n(»us arrêtons long- temps dans les auberges. C'est le goût de nos princes. Ils sont un peu dormeurs et tiennent au lit.
9 SEPTEMBRE. — J'ai passé la nuit dans une chambre très froide, au bord de la rivière dont le bruit est gelant. Nous sommes au lit depuis neuf heures. Du Cayla et moi nous nous levons de bonne heure, mais nous ne pouvons voir debout nos paresseux compagnons de voyage. L'impa- tience nous prend à sept heures. Aucun n'est éveillé. Cepen- dant dix heures de lit, quinze de séjour dans une auberge, cela nous paraît plus que suffisant. Nous nous acheminons à pied k travers la prairie. La vallée entière était couverte d'une gelée blanche que le soleil fait disparaître. A une demi-lieue d'Andermalt, on trouve Hospital. L'auberge vaut au moins celle que nous venons de quitter. Nous y déjeunons avec d'excellent fromage et un bon verre de vin. Nous continuons notre route à pied. Picard a recommandé que nos chevaux viennent nous rejoindre et il nous accom- pagne.
En sortant du village nous sommes accostés par un déserteur du régiment du Roi qui nous demande des secours pour rentrer en France, tant il est persuadé qu'en ce moment de trouble, il peut retourner à son corps, sans crainte de punition. Plus loin, un petit homme de mau- vaise mine, portant un sac sur le dos, nous demande la charité. C'est un de ces conducteurs de voyageurs en Ita- lie, en Suisse, qu'une maladie de quatre mois a réduit à l'aumône. Il sort d'un hôpital ; il vient de traverser la nuit la montagne de la Fourche par un froid rigoureux. Il va à Milan chercher de l'ouvrage et nous offre ses ser- vices. Nous le questionnons. Il parle l'allemand, l'italien, Tespagnol, etc., est natif de Saint-Omer. Il y a 20 ans qu'il court toute l'Europe et il connaît parfaitement tous les pays. L'Italie est celui qu'il connaît le plus; mais il a
1. Le voyage continue ainsi par Altdorf.
44 JOURNAL d'ÉMICRATION
parcouru l'Allemagne, la Prusse, la Pologne, la Russie, la Suhde ; a été en Corse, en Espagne; a passé à Saint- Domingue et même jusqu'à Cayenne. Il était au chevalier de Bélhisy lorsqu'il fut tué en Corse ; à M. le marquis de Nesle, lorsqu'il enleva la femme du consul de Gènes; a vu mourir M. de Matignon à Naples, servait en dernier lieu l'abbé de Bourbon au moment de sa mort. Il connaît tout Paris, surtout ceux qui ont voyagé. Il répond à tout, et, mensonge ou vérité, il n'est embarrassé sur aucune ques- tion. Enfin il se dit ami de M. Blondin, coureur de M. le comte d'Artois. Je le baptise sur-le-champ Figaro. Nous le prenons à notre service pour l'Italie et nous lui destinons le détail des commissions secrètes et galantes...
Cependant nous cheminons toujours. En sortant d'Hos- pital, on quitte la vallée et l'on commence à monter par un chemin pavé, comme la veille, et extrêmement raide. Le pays est horrible. On suit toujours la Reuss qui descend à travers des rochers et n'est à présent qu'un ruisseau. Les chutes d'eau sont peu considérables et nullement intéres- santes. Des montagnes pelées, ayant de la neige à leur sommet, point d'arbres, très peu de pâturages, voilà ce qu'on voit pendant trois heures de marche pénible, pour arriver à l'hospice au haut du Saint-Gothard. Nous avons rencontré à moitié chemin le capucin qui l'habite. Il est remonté avec nous pour nous recevoir. Le temps était superbe, le soleil très ardent; nous étions excédés de la cha- leur ; nos princes, leur suite et nos chevaux ne nous ont rejoint qu'à la cime de la montagne. Le père Laurent, capu- cin de Milan, habite cet hospice depuis 23 ans. C'est cer- tainement l'habitation la plus élevée de l'Europe. Il a trèji^ bien arrangé sa petite maison. On y trouve sept petites cellules bien propres, où nous aurions été mieux couchés qu'à Andermatt. Le seul inconvénient qu'on y trouve, c'est que les chevaux et mulets ne peuvent y rester et doivent demeurer d'un des deux côtés au bas de la montagne. L'hospice est toujours très bien pourvu de provisions. Nous avions pris d'ailleurs nos précautions, et, grâce aux soins du père Laurent et à l'activité de nos gens, nous avons fait un excellent repas, assaisonné par l'appétit que pro- cure ordinairement l'air vif des montagnes. Nous avons
DÉPART POUR l'Émigration 45
fait dîner le bon capucin avec nous. Il ne parle qu'italien et un peu l'allemand, mais nous nous entendions à mer- veille. Le bruit s'était répandu dans ces cantons que M. le comte d'Artois traversait ces montagnes et il était fer- mement persuadé qu'un de nous était ce prince. Il aura pu savoir depuis qui nous étions, nous étant conformés à l'usage du lieu, de s'inscrire sur le registre du père hospi- talier. Il nous a témoigné la pitié que lui inspirait le Roi, dont la situation et les faiblesses sont connues au Saint- Gotiiard. Nous nous sommes séparés du père Laurent, très contents de ses soins et lui très satisfait de nos manières. On lui a laissé deux louis et six francs à sa ser- vante, car le père Laurent a avec lui, pour seule compagnie, une servante. Nous n'avons pas éprouvé de froid. Le soleil était superbe aujourd'hui. Il y a huit jours, l'hospice était entourée de deux pieds de neige. D'après M. de Saussure, la hauteur du mont Saint-Gothard, au-dessus de la mer Méditerranée est de 6.790 pieds anglais, environ 6.366 pieds de France. La hauteur du Mont-Blanc, la plus haute mon- tagne connue, est, d'après M. Deluc, de 15.302 pieds anglais. M. Wyttenbach estime la hauteur des cimes les plus élevées qui entourent le Sainl-Gothard à 8.268 pieds... Nous arrivons à Bellinzona vers six heures. C'est une petite ville, avec d'anciennes fortifications, dominée par trois châteaux forts appartenant aux cantons de Schwitz, d'Uri et d'Unterwald. Les députés de ces cantons s'y trou- vent en ce moment. Persuadés, d'après quelque faux avis, que c'est M. le comte d'Artois qui vient d'arriver, ils ont fait tirer le canon des forts et ils se disposaient à une grande visite dont j'ai empftché l'effet en envoyant, par écrit, ma parole d'honneur que M. le comte d'Artois n'était point avec nous et ne traversait pas les montagnes. 11 y a deux auberges passables à Bellinzona. Nos conducteurs, qui s'étaient arrangés pour faire payer chèrement sur la route, comptaient faire de môme à Bellinzona. Nous les déroutons en descendant à une autre auberge que celle qu'ils avaient fait prévenir de notre arrivée. Nous n'en sommes que mieux. Nous renvoyons le guide que nous avait procuré M. Pfiffer et nous gardons avec nous Figaro. Deux Anglais, dont l'un est frère de milord Herwey,
46
JOURNAL D EMIGRATION
ministre du roi d'Angleterre à Florence, venant d'Italie, vont à Lucerne. Ils connaissent M. le comte d'Artois et, dans la même persuasion que les députés suisses, ils dési- rent lui rendre leurs devoirs. Je les désabuse. Us voient et reconnaissent nos princes. Nous les recommandons à M. PfifFer. Ils nous envoient deux bouteilles de liqueurs et du rhum.
11 SEPTEMBRE. — La clialeur est trës forte. Pour l'éviter, il faudrait se lever matin. Ce n'est pas le compte de nos paresseux compagnons de voyage. Je les laisse dormir tout à leur aise. Je pars avec Picard à cinq heures, suivi de Figaro qui, par son intelligence, me procure une charrette, qui me conduit en deux bonnes heures par un chemin trës cahotant à Magadine, au bord du lac Majeur...
On trouve à Magadine des barques pour la navigation du lac. Nous en arrêtons une pour nous conduire tous à Locarno. Je me rafraîchis au bord du lac. Je déjeune. Je fais une toilette complète. J'écris mon journal; il est dix heures passées et mes paresseux camarades ne sont pas encore arrivés. Je les vois enfin. Nous nous embarquons tous par un temps superbe pour Locarno. La chaleur est très forte et le soleil très ardent. Le trajet est court, mais il faut dîner et nous nous arrêtons à Locarno dans une misérable auberge où l'on ne trouve absolument rien. Cet endroit annonce la misère et surtout la malpropreté. Heu- reusement que nous avons apporté quelques provisions de Bellinzona, dont une superbe truite de 16 livres qu'on avait payée 25 livres...^
1. Les voyaguurs visitent los tles Borromées, pais se rendent à. Milan.
CHAPITRE III
MILAN ET TURIN
Milan. — Mon premier soin, en arrivant à Milan, est d'avoir quelqu'un qui, pour le premier moment, me mette au fait de tout. Je fais prévenir de mon arrivée un de mes amis, établi depuis quelques années dans cette ville. Il vient me voir avec empressement. C'est le marquis de La Carie, frère cadet du comte de la Ferté Senneterre. C'était un de nos acteurs chantants de la société de Chantilly. Il y a quatre ans que, faisant un tour en Italie, il s'arrêta quelque temps à Milan. 11 devint amoureux d'une dame à ((ui il eut le bonheur de plaire. Le complaisant mari le prit dans la plus belle amitié. Depuis ce temps, il est resté à Milan ; il loge dans la maison de sa belle ; son couvert est mis entre elle et son mari et, jouissant d'ailleurs d'une honnête fortune, il se trouve le plus heureux des hommes. H a quille le service de France, a pris la croix de Malte el, d'après ses manières, son costume et celui de ses gens, on le prendrait pour un chevalier Milanais. J'envoie au palais Litta ma lettre de recommandation pour la jeune comtesse Max Litta, en lui faisant demander la permission de lui faire ma cour. Par un billet très honnête, elle m'en- gage à me rendre le soir dans sa loge au théâtre. La Carte me mène chez son amie, la dame Milesi. Je suis parfaite- ment reçu du mari et de la femme et ils me font les plus grandes instances pour me donner un logement. J'apprends que M. le comte d'Artois a passé, il y a deux jours, pour se rendre à Turin. Il a paru au théâtre et on n'a pas été content de son peu de prévenance. 11 n'a fait visite à aucune femme dans sa loge, ce qui est un usage de politesse.
48 JOURNAL d'émigration
M""* Milesi me mène au cours, où je vois autant de voi- tures que sur nos boulevards de Paris, et beaucoup de jolies personnes. De là, on va faire une pause sur la place du Dôme, pour y prendre des glaces, et on se rend ensuite au théâtre, qui ne commence ordinairement qu'à une heure de nuit. Cette promenade se fait régulièrement à Milan tous les jours de l'année, à moins d'un temps affreux. M. de La Carte, apprenant que nos princes doivent arriver le même soir à Pavie, se détermine à les aller rejoindre pour tâcher de leur être utile en attendant M. le prince de Condé.
J'arrive au théâtre à huit heures et je me présente à la loge Litta. La comtesse Max m'y reçoit avec toute la grâce possible. Elevée à Paris, au couvent de Panthemont, elle a tout Tusage et toute la coquetterie de nos plus aimables Françaises. Elle est grande, bien faite, très jolie, très gaie, très prévenante. Je me trouve à mon aise avec elle dès le premier moment, comme si je la connaissais depuis un an. Elle charge un de ses parents de me présenter dans toutes les loges des personnes marquantes. Je reçois par- tout même accueil, môme prévenance, même affabilité. L'étranger est toujours placé sur le devant de la loge et on a l'attention de parler français tout le temps de la visite. Je reviens avec plaisir auprès de la comtesse Max Litta. Elle me met au fait de plusieurs usages de la société. Elle me montre son « cavalière servente ». Chaque dame aie sien ; c'est une nécessité. Une femme ne peut pas décem- ment aller seule ; il lui faut un homme qui l'accompagne partout, en voiture, à la promenade, au théâtre. C'est ainsi dans toule l'Italie. Souvent on l'a par goût, mais souvent aussi il vous importune autant qu'un mari. La comtesse veut me persuader que le sien lui est à charge mais que, par décence, elle est forcée de le conserver. Il n'entend pas un mot de français et elle peut librement s'expliquer sur son compte. Elle le traite fort lestement et se permet, à ce que l'on m'a dit, de fréquentes distractions. Le spectacle finit avant minuit. Je rentre à mon auberge fort content de ma soirée et me trouvant déjà en connais- sance à Milan avec beaucoup de monde. J'y retrouve même plusieurs personnes que j'avais connues à Paris, le mar-
MILAN ET TURIN 40
quis Cacciapiati ontre autres, qui me prie pour le lende- main à déjeuner avec milady Bampfylde
18 HEPTEMBRE. — M. du Cayla arrive ce malin de Cré- mone, où il a laissé les princes et toute la société ; ils doivent arriver ce soir à Milan. En effet, à six heures du soir tout le monde est rendu à l'auberge Royale. Ils sont tous excédés de fatigue d'être, depuis 40 jours, à postil- lonner pour arriver ici. Ils sont cependant enchantés de la beauté dos chemins du Tyrol. Cette route est due aux soins de l'empereur Joseph II. On fait 80 lieues dans les mon- tagnes jusqu'à Trente. Les pentes sont bien ménagées, les chaussées magnifiques, les postes bien servies et le voyageur est tranquille au bord des précipices qu'il voit presque continuellement. La variété des sites rond cette route très curieuse et extrêmement intéressante.
L'archiduc Ferdinand sait à peine nos princes arrivés qu'il vient à l'auberge leur rendre la première visite. Il est accompagné du prince Albani, grand maître de sa maison ; il est resté plus d'une demi-heure, a été avec nous tous d'une honnêteté parfaite, et nous sommes tous priés à dîner, à la ville, pour le lendemain, avec nos princes,
19 SEPTEMBRE. — Aujourd'hui, chacun de nous change de costume et quitte le frac pour arborer l'uniforme. M. le prince do Gondé prend celui de colonel général de l'infan- terie et les deux autres princes celui de leurs régiments d'infanterie ; du Cayla, d'Autichamp, Choiseul et le cheva- lier de Virieu sont avec l'uniforme de maréchal de camp et moi avec celui de colonel à la suite de la cavalerie. A trois houros, nous nous rendons au palais de l'archiduc. Les princes et les dames sont d'abord introduits parle prince Albani, qui vient ensuite nous chercher. M. le prince de Gondé nous présente à l'archiduc et à l'archiduchesse. Il était quatre heures quand nous nous sommes mis à table. Grand et somptueux repas ; trhs bonne chëre; magnifique salle à mancçer ; grand nombre de valets de pied; beau- coup de valets de chambre en habits écarlates, galonnés d'or ; cour très nombreuse. Après dîner, conversation jusqu'à six heures. Les voitures de l'archiduc conduisent
4
50 JOURNAL d'émigration
toute la société au cours, où il y avait un momie prodigieux. Nous rentrons à la nuit. L'archiduchesse vient à l'auberge rendre visite à M"" la princesse Louise. A huit heures, toute la société se rend au théâtre, dans les loges dépen- dantes de celle de Tarcliiduchesse, à laquelle on va faire sa cour pendant le spectacle. Nos princes ont l'attention de faire visite dans toutes les loges des personnes les plus marquantes de Milan. Cette honnêteté réussit fort bien. Ils vont voir les dames Litta, la princesse Alhani, la com- tesse de Vitsiieck, femme du ministre de l'empereur, la comtesse Suncini, la duchesse et la comtesse Serbelloni, la marquise Herba, la comtesse Cusani, etc., etc. Pendant le spectacle, on sert des glaces dans presque toutes ces loges. En cette saison, il n'y a qu'opéra-buffe et des ballets assez médiocres. Les grands opéras n'ont lieu que l'hiver. Après le spectacle, nous passons dans un très agréable appartement, tenant à la loge de l'archiduchesse, et nous y trouvons un magnifique souper, quelques dames invitées, et, à deux heures après minuit, nous rentrons tous chez nous, comblés des politesses de l'archiduchesse et de l'ar- chiduc, qui a l'attention recherchée d'accompagner M"" la princesse Louise et nos princes jusqu'au bas de l'esca- lier et àla voiture....
La salle de spectacle est, après celle de Naples, la plus grande et la plus belle de l'Europe. 11 y a six rangs de loges. Toutes ces loges appartiennent à des familles ; elles sont plus ou moins vastes. Le théâtre étant en Italie le rendez-vous ordinaire de la société, les loges deviennent autant de petits salons de compagnie. On y soupe môme en hiver, lors des bals masqués. Les loges des maisons considérables ont, dans le corridor, un cabinet où se tient un valet de chambre et lequel sert d'office pour apprêter les glaces. Dans l'intérieur de la salle, il y a de grands et vastes foyers, appelés ridotto, garnis de billards. On y jouait anciennement au pharaon, mais depuis quelque temps les jeux de hasard sont proscrits et défendus. La noblesse a seule le droit d'entrer au ridotto. La bourgeoisie n'en a pas la faculté. Les dames y viennent quelquefois faire un tour, pendant et après le spectacle.
La noblesse est très nombreuse à Milan, et il y a des
MILAN ET TURIN 51
maisons très riches ainsi que dans la bourgeoisie. Il y a beaucoup de princesses et de duchesses : ces titres sont communs en Italie, surtout à Rome et à Naples. Les papes confèrent les diplômes de prince avec facilité. On mène généralement la vie la plus agréable à Milan et, de l'aveu de tous les étrangers, c'est la seule ville de l'Italie où la société soit gaie et aimable et où les usages se rap- prochent le plus de ceux de Paris. Il y a un grand nombre de jolies femmes, soit dans la noblesse, soit dans la bour- geoisie que les hommes fréquentent indifféremment. Rien n'est plus facile que d'établir un commerce de galanterie elles étrangers y sont si bien accueillis qu'il semble qu'ils aient à cet égard plus de facilité que d'autres. Quoique dans tous les pays la jeunesse ou la richesse donnent de grands avantages, il paraît qu'on en tire plus parti en Italie qu'en aucun endroit de l'Europe. Les maris y sont de la plus grande complaisance et les dames très préve- nantes. La vie n'est pas chère à Milan ; on y jouit de la plus grande liberté. Le frac est d'usage toute Tannée, mais le carrosse indispensable vu la grandeur de la ville. Une voiture coûte, pour l'année, environ 2.400 livres. Les domestiques sont à bon marché ; aussi les nobles en ont- ils un grand nombre. Des coureurs portent la nuit des flambeaux devant la voiture ; tout le monde peut faire porter la livrée à ses gens. Tout bourgeois riche a la sienne. On compte environ 1.500 carrosses et plus, roulant habituellement à Milan, Il y a un grand nombre de filles publiques et on rencontre, aux environs du théâtre, beau- coup de gens très attentifs à vous en proposer ; mais on ne voit que rarement ici de ces filles richemententretenues, comme à Paris, et affichant un luxe insolent. 11 y en a cependant quelques-unes. Pour ôtre reçu agréablement à Milan, ainsi que dans toute l'Italie, il faut avoir des lettres de recommandation pour les personnes du premier rang ou très riches dans la bourgeoisie'
Turin. 25 septembre. — Arrivant la nuit, l'obscurité
1. Le 2i septembre, M. d'Kspinchal quitte Milan et vient, avec les princes, à Turin.
52 JOURNAL n ÉMIGRATION
nous laisse à peine apercevoir les grandes et belles rues et les superbes places que nous traversons. La suite de M. le comte d'Artois occupant entièrement lliôlcl Royal, nous allons prendre notre établissement à l'hôlel d'Angle- terre, où presque tout le monde se trouve logé, ou dans le voisinage. M. le comte d'Artois, ses enfants el même M"'' la comtesse d'Artois, arrivée depuis peu do France, sont établis au château de Moncalieri, où le roi et toute la cour passent une partie de l'année. M. le comte d'Artois, pour plaire à son beau-père, vient peu à la ville; il y est en ce moment. Nos princes, impatients de le retrouver, se rendent sur-le-champ auprès de lui et le voient quelques instants. M. le baron do Ghoiseul, ambassadeur de France, vient aussitôt rendre ses devoirs à nos princes et arranger avec eux leur présentation à la cour. M""" la comtesse de Brionno, arrivée depuis peu à Turin avec la princesse de Garignan, sa ftllo, chez laquelle elle va à la campagne, vient rendre visite aux princes, accompagnée de son frère, le prince Camille de liolinn.
20 SEPTEMBRE. — Il uous tardait d'ôtre un peu plus au courant des nouvelles publiques, cliacun de nous en atten« dait aussi de particulières. J'apprends que mon épouse et mes deux enfants, que j'avais laissés à Paris, sont enfin hors de ce foyer de troubles, d'insui'iuîctions et d'horreurs. Ils sont partis pour l'Auvergne, munis de tous les passe- ports possibles pour pouvoir traverser tranquillement les villes de province, mais on n'en est pas moins inquiété sur les chemins, et cba(juo municipalité vous fait conduire à son tribunal. J'espérais que ma terre de Massiac, que' j'babitais de préférence, dans laquelle, à l'exemple de mes pères, je n'ai cessé do faire du bien et où depuis plus de deux cents ans nous étions aimés et respectés, serait un asile sûr pour ma famille. Mais on avait eu soin d'y exciter la fermentation; quelques brouillons de cet cn<lroit el des malintentionnés des paroisses voisines vinrent, huit jours avant l'arrivée do mon épouse et de mes enfants, pour piller mon château et y mettre le feu. On tira plus de 300 coups de fusil dans les vitres. Les torches étaient allumées pour incendier la maison, mais des honnêtes gens
MILAN ET TURIN 53
du lieu, 9e joignant au sieur Ghomel, mon honnête et zélé régisseur, parvinrent à dissiper les incendiaires et empê- chèrent les horreurs qu'ils voulaient commettre. Toutes ces nouvelles ne diminuent pas mes inquiétudes. Je sais que l'on me fait un crime d'être parti de Versailles avec les princes et de les avoir suivis. Des scélérats, dont je crains de savoir les noms et parmi lesquels se trouve peut- être La Fayette avec lequel j'élais fort lié, ont écrit de Paris de me tourmenter à ce sujet. Jusqu'à présent, il est de fait que je suis le seul seigneur de ma province que l'on ait persécuté. Les nouvelles des dilférentes provinces nous annoncent des incendies de châteaux et des assassinats de gentilshommes. Le Dauphiné et la Bouigogne se sont dis- tingués. Le rôle prépondérant que joue l'évoque d'Autun dans l'Assemblée et les sentiments patriotiques que n'a pas laissé de manifester son frère, le comte Archambaud de Périgord, n'ont pas empêché l'incendie du magnitique château de Senoran. On craint à chaque instant quelque explosion à Versailles, suscitée par les factieux de la capi- tale excités et soudoyés par le duc d'Orléans.
Notre séjour à Turin paraissant devoir y être fort long, je parlerai plus en détail de tout ce <jui concerne cette ville lorsque j'en aurai une plus ample connaissance. Toute la société est établie à l'hôtel d'Angleterre ; nous y dînons, nous y soupons et on y fait salon. Le nombre des Français ne laisse pas d'être considérable et la suite de M. le comte d'Artois, de M""* la comtesse d'Artois et de hmrs enfants forme, avec nous, un fonds d'excellente com- pagnie. Ma première connaissance à Turin est avec la mar- quise Ghérardini, fille de la comtesse Litta. J'avais auprès d'elle une lettre de recommandation. Son mari est ministre de l'empereur en cette cour. L'un et l'autre me reçoivent avec honnêteté. C'est la seule maison de ressource pour un étranger après le spectacle, car chacun rentre chez soi et il n'y a de souper nulle part. Nous allons ce soir môme au théâtre. M. l'ambassadeur a donné sa loge à M. le comte d'Artois et on en a assigné deux à nos princes. Le spectacle commence à sept heures. Il n'y a (ju'opéra-buiro en cette saison. La salle appartient au prince de Carignan. C'est lui qui en donne les loges, en propriété, à différentes
54 JOURNAL d'émigration
familles nobles. Très peu de bourgeois ont cet avantage. Le loyer en est peu considérable parce que chacun est obligé de prendre un billet d'entrée. Le parterre est assis. La salle n'est pas grande mais Joliment décorée. Elle a cinq rangs de loges. L'étiquette rigoureuse que suit avec la plus grande exactitude la famille royale l'empêche d'aller à ce théâtre. Le duc et la duchesse de Chablais seulement y ont une loge. La salle, peu éclairée en comparaison des nôtres, l'est cependant suffisamment pour distinguer les spectateurs. Le spectacle est ordinairement assez suivi, mais en ce moment il y a encore beaucoup de monde à la campagne. Nous apercevons cependant quelques jolies femmes, parmi lesquelles est une grande demoiselle d'une beauté éblouissante. C'est la fille du comte de Verolengo, qui va incessamment épouser le marquis de Cambiano. Sa mère, encore belle, est attachée à la cour et a une autre fille très jolie. Une femme également extrêmement jolie est la comtesse Roero de Monticello. Dans quelque temps je serai plus au fait de la société, et des usages de cette ville. On m'a montré aussi plusieurs riches bourgeoises très élé- gantes, mises comme les femmes de la première qualité. Le spectacle est ordinairement composé d'un opéra- bulfe en deux actes, entre lesquels on exécute des ballets. On donne ordinairement le môme spectacle pendant environ quinze jours. En ce moment, c'est La marchande démodes^ dont la musique est fort bonne. Les ballets sont Le mariage de Figaro et Les mannequins. La troupe actuelle est assez bonne. La scène est jolie et les décorations charmantes. Les ballets sont sans goiit et d'une composition médiocre. Il y a deux jolies danseuses. L'une, appellée Crevischi, est- de la tournure de nos plus jolies OUes de l'Opéra mais est très médiocre danseuse. Sa compagne, appellée Capello est pour la danse grotesque. C'est un genre que nous ne con- naissions pas et qui paraît plaire infiniment aux parterres d'Italie. Il consiste en des gambades et des entrechats. Les danseuses qui s'élèvent le plus et font le plus d'entrechats excitent les applaudissements universels. Le spectacle en belle saison finit ordinairement à dix heures et demie. Les dames sont ici soumises à l'usage constant qui existe pour toute l'Italie : elles ne peuvent aller au spectacle, aux pro-
MILAN ET TURIN 55
monades, en public, sans avoir un cavalier qui s'appelle ici un « brassier ». On conserve ordinairement le même, on le garde par habitude comme on l'a reçu par conve- nance, et souvent ce n'est pas l'homme pour lequel on a le plus de goût. Les bourgeoises suivent l'exemple des femmes de qualité, mais dans leur choix elles suivent leur inclination et jeur cavalier est toujours pris dans la no- blesse. Trës rarement on les voit accompagnées d'un bour- geois. La noblesse étant généralement au service, on est toujours en uniforme à Turin, et un officier ne peut s'en dispenser que lorsqu'il a une charge à la cour et qu'il y est de service.
27 SEPTEMBRE, — Aujourd'hui dimanche, à neuf heures du matin, nous partons tous avec nos princes, sous la con- duite du baron de Ghoiseul, notre ambassadeur, pour nous rendre à Moncalieri oii est la cour. Après avoir traversé dans toute sa longueur une des plus belles rues qui exis- tent, on sort de la ville et on passe sur un pont le fleuve, connu des anciens sous le nom d'Eridan, aujourd'hui le Pô. Une route très agréable et qui, dans cette saison, est la promenade des voitures l'après-dîner, nous conduit en une heure à Moncalieri, où nous descendons chez M. le comte d'Artois, qui habite une maison près du château. Nous le quittons pour aller chez le roi, dont nos princes ont d'abord une audience particulière, après laquelle nous sommes présentés par M. le prince de Condé à S. M.. Le roi nous reçoit parfaitement et dit quelque chose d'honnête à chacun de nous. Il a l'air d'un bon père de famille et sur son visage est peinte la bonté, qui le fait adorer de ses sujets.
En sortant de chez lui, nous avons été présentés, avec les mômes formes, à toute la famille royale successivement. Le prince de Piémont répare un extérieur peu agréable par beaucoup d'esprit, autant qu'on peut en juger en si peu de lemps,et, à ce que l'on assure, par des qualités essentielles. La princesse de Piémont, son épouse, que nous avons vue en France sous le nom d»; Madame Clolilde et que vu son embompoint on appelait « Le Gros Madame », aurait à peine été reconnue d'aucun de nous, tant elle est changée, vieillie, maigrie. Elle a perdu ses dents et toute apparence
b6 JOURNAL D ÉMIGRATION
de fraîcheur. Elle a cependant aujourd'hui seulement trente ans. Elle n'a point d'enfant. Cela manque k son honheur, car elle est parfaitement heureuse avec son mari qui a pour elle la plus profonde vénération, sentiment qu'elle a inspiré à toute la cour. Elle est d'une extrême dévotion et très scrupuleusement attachée à l'étiquette de cette cour qui n'en est que plus triste. Le prince de Piémont, né en mai 1751, est dans sa 39" année. Le duc d'Aoste, second fils du roi, né en juillet 1759, est extrêmement laid et ne nous a rien laissé préjuger de son esprit, ni de son caractère. H vient d'épouser, il y a six mois, la fille aînée de l'archiduc Ferdinand. Cette jeune princesse, née le 1" novembre 1773, est d'une figure charmante, graiule, bien faite, d'une tournure naïve et enfantine et paraît dans cette cour d'autant plus ag^réable que tout ce qui l'entoure est d'une laideur amère. Les trois autre fils du roi, le duc de Montferrat, le duc de Genevois et le comte de Maurienne, âgés de 27, 25 et 23 ans, ont encore si peu vu le monde qu'à peine ils savent parler. Un signe de tète est tout ce qu'on en peut obtenir. Ils mènent une vie très réglée et ne sor- tent pas encore sans leur gouverneur et un des trois ne quitte jamais les autres. Enfin la dernière présentation a été chez la princesse Félicité, sœur du roi, née en 1730. C'est un véritable modèle do tante non mariée. Le duc et la duchesse de Chablais sont en ce moment à la campagne où ils vivent beaucoup plus librement que le reste de la famille royale.
Après la messe, toute la famille royale, tous nos princes et princesses, et seulement les dames de service dînent à la inAme table. Jamais aucun homme n'y est admis. Les écuyers et les officiers de service mangent à une table dont le majordome fait les honneurs. Cette table est servie de la desserte de celle du roi. En France, nous appelons cela manger à l'office. Étant aujourd'hui de la suite des princes, j'ai dîné à cette table où je n'ai vu que strictement le service. Tous les officiers attachés à la cour, au roi, aux princes et aux princesses, écuyers et dames de com- pagnie sont composés de la plus ancienne noblesse du Piémont, de la Savoie et des États du roi de Sardaigne. Presque tous les écuyers ont été pages. Les appoinlemculs
I
MILAN ET TURIN 57
1(! ces officiers sont exlrêmemont médiocres. L'habit ordi- iiiiire est l'uniforme. Le roi et les princeâ le portent sou- vent. Nos princes so sont conformés à cet usage et n'en porleront pas d'autre. M. le comte d'Artois porte l'uni- l'ornie de colonel général des Suisses ou des régiments suisses au service de France. Apres dîner, nous sommes testés longtemps chez M. le comte d'Artois, avec ses enfants que nous n'avions paa vus depuis Bruxelles. Après avoir fait quelque séjour à Spa, ils sont venus par la route du Tyrol et sont arrivés depuis deux jours à Monca- lifsri. On ne peut être plus prévenants, plus aimables, mieux élevés que ces deux jeunes princes. Le roi, leur grand-père, les a reçus avec attendrissement et leurs caresses ne font qu'augmenter les amitiés que leur témoigne ce vénérable vieillard. Nous avons aussi fait notre cour à M"" la comtesse d'Artois. Cette princesse a été malade depuis son arrivée ici. Elle a fait sa route avec tranquillité et n'a essuyé aucun désagrément où elle a passé. Elle a peu de monde avec elle : M""^ la duchesse de Lorge, sa dame d'honneur, qui va s'en retourner en France, M"" la comtesse de Bourbon-Busset, sa dame d'atour, et M""*^ la comtesse de Montbel et marquise de Coetlogon, dames de compagnie, le comte de Vérac, son chevalier d'honneur en survivance du comte de Vinlimille. Nous revenons à Turin pour le spectacle qui est ici, comme ailleurs, plus brillant le dimanche que les autres jours.
28 SEPTEMBRE. — Le barou de Choiseul, notre ambassa- deur, donne aujourd'hui à nos princes un grand et magni- fique dîner. Sa maison est bien montée et il fait excellente chère, même très recherchée. Il y a 23 ans que le baron do Choiseul est ambassadeur en cette cour et il en a tiré le plus grand parti. Son traitement est considérable et il a peu de dépenses à faire. Aussi a-t-il bien arrangé ses aiïaiies; il n'était pas riche, il a augmenté de beaucoup Ha fortune. Il a marié ses deux lilles, Tune au comte Hip- polyte de Choiseul, second fils de M. de Prasiin, et l'autre au comte do Seront, fils aine du marquis de Seront, gou- verneur des enfants de M. le comte d'Artois. Il a profité des bonnes grâces du roi do Sardaigne pour obtenir, de la
58 JOURNAL d'émigration
cour d'Espagne, une grandesse pour le mariage de sa lille aînée et même de la cadette.
Le corps diplomatique n'est pas considérable à Turin. Il consiste en un ambassadeur de F'rance; un ambassadeur d'Espagne, — il est absent — ; un ministre de l'empereur, le marquis de Gherardini, homme aimable et d'excellente société; un ministre d'Angleterre, M. Trévor, liomme d'esprit mais sentimental, vivant honorablement; un mi- nistre de Prusse, le baron de Chambner ; un de Russie, absente! remplacé par un agent; un ministre de Portugal, le comte de Souza, neveu de celui de France, marié à Turin à une très jolie femme, sœur de la marquise Del Borgo (le comte de Souza a de la prétention à l'esprit et à la philosophie, ce qui fait que ses principes ne paraissent pas tels que doivent être ceux d'un ministre d'une mo- narchie); un ministre de Naples, le prince Marsico-Nuovo, en son nom Pignatelli, paraissant très attaché à la maison de Bourbon et par conséquent témoignant de l'inlérôt à notre situation, mais sans moyens, sans esprit, médiocre en tous points et viv^ant ici comme un garçon ; un ministre de Gênes, Oderico, gros homme bien épais mais fort honnête ; un résident de Venise, le comte de San-Fermo, noble de Terre Ferme, ayant avec lui une femme douce et honnête, mais vivant l'un et l'autre assez retirés et voyant peu de monde. Pour les autres cours, il y a des agents ou secré- taires.
Après dîner, nous sommes présentés au duc et à la duchesse de Chablais, revenus tout exprès de la campagne pour recevoir la visite de nos princes au palais. Le duc de Chablais est frère cadet du roi et d'un autre lit, étant (ils d'une tante de l'empereur Joseph H. Il est né en 1741 et a épousé sa nièce, hlle du roi, née en 1757. L'un et l'autre sont extrêmement honnêtes. J'avais eu l'occasion de leur être présenté en 1783, aux eaux d'Evian en Savoie, où ils passaient une partie de l'été. J'en avais été très bien traité. Ils me reconnaissent et me le rappellent. Ce ménage vit d'une manière plus agréable et moins dépendante que le reste de la famille royale. Le duc de Chablais jouit d'un revenu honnête et a une maison particulière à la ville et un bel établissement à la campagne. Il n'a point d'enfant.
MILAN ET TURIN 59
La promenade habituelle eu cette saison est sur le chemin de Moncalieri. Les voitures y vont au pas comme sur nos boulevards. Toutes les belles dames s'y rendent exacte- ment avant d'aller au théâtre. On a changé d'opéra aujour- d'Iiui. On donne la Pastorella nobile, dont la musique est excellente. Le sieur Bellentani, chanteur bouffon nous t'ait le plus grand plaisir.
29 ET 30 SEPTEMBRE. — La vic que nous menons est assez uniforme et la même à peu près tous les jours. Nous nous promenons beaucoup pour connaître la ville. L'ambassa- deur donne encore, le 30, un grand dîner à nos princes. M. le comte d'Artois devait en être, mais il n'a eu la liberté de venir de Moncalieri que le soir. Il est venu pour la première fois au théâtre et s'en est retourné après souper.
Je passe mes soirées chez la marquise Gherardini, où je trouve assez ordinairement les ministres étrangers réunis. On y veille jusqu'à minuit. J'y retrouve une jolie et aimable portugaise, que j'avais rencontrée à Paris, chez M°" la comtesse de Souza, ambassadrice de Portugal. C'est la princesse Sylva.
La police nous paraît extrêmement mal faite à Turin. Il ne se passe pas de nuit que dans la petite rue, qui avoi- sine l'hôtel d'Angleterre et dans laquelle je demeure, je n'entende de vives querelles, à la suite desquelles il se donne toujours des coups de couteau. J'ai été réveillé la nuit dernière par les cris d'un malheureux qui venait d'être frappé sous ma fenêtre.
Octobre 1789. — l" octobre. — Depuis notre arrivée à Turin, le temps a été superbe; et très doux. On s'aperçoit bien aisément de la différence du climat de ce pays au nôtre. Nos princes ont été aujourd'hui pour la première fois à la chasse du roi. Elle est un j)eu dillérente de celle à lacjuelle ils étaient accoutumés en Fiance et surtout chez eux. Cependant, le rendez-vous, Stupiniggi, est très beau. C'est à une lieue de Turin et de Moncalieri. Les bois qui l'envi- ronnent sont jolis etbien percés mais n'ont pas une grande étendue. La chasse dure au plus deux heures. On se con- tente (le prendre un cerf. On en fait ici un objet d'exercice
ÔO JOURNAL d'iÎMIGHATION
ol d'amusement et non une passion qui occupe unique- ment. Cela est plus raisonnable. Le roi soupe les jours de chasse avec toute sa famille à Moncalieri et se met à table à sept heures. Nos princes sont invités aujourd'hui et pour l'avenir et sont traités comme de la famille. Le roi et M. le prince de Condé sont en effet assez proches parents, étant fils de deux sœurs princesses de Hesse-Rheinfels. La troi- sième avait épousé le prince de Carignan, grand-père de celui d'aujourd'hui....
Le vendredi, il n'y a pas de spectacle à Turin. Cet usage est le même dans les différents États dllalie. Ce jour est ici consacré au « casin ». C'est une espèce de club ou société dont 200 membres de la noblesse fout tous les frais. C'est pour eux un lieu de réunion pour chaque instant du jour. Ils y trouvent tous les papiers publics et y peuvent jouer les jeux de commerce seulement, les jeux de hasard étant sévèrement défendus dans tous les Ltats du roi. Deux fois la semaine, le mardi et le vendredi, le casin est ouvert pour la soirée, depuis 6 heures juscjuà il, à toutes les dames et demoiselles qui ont été présentées à la cour. Ces deux jours, les officiers de la garnison et les militaires, les étrangers et les étrangères (|ui ont été présentés à la cour y sont reijus. On y fait des parties et chaque société s'y arrange à sa fantaisie. La maison est grande et vaste. Il y a un principal salon qui est magnifique. On y a vu jusqu'à 200 femmes en hiver. En celte saison, il est peu fréquenté, tout le monde étant encore à la campagne et ne revenant en ville que dans le courant du novembre. En carnaval, il s'y donne une fois la semaine dos bals (jui sont très agréables. L'étiquette empêche la famille royale d'aller au casin, mais la princesse de Carignan en a la liberté dont elle use fréquemtnent. Les chevaliers du casin nomment entre eux des directeurs qui sont chargés d'en faire la police, d'y présenter les étrangers et d'en faire les honneurs. Nous y sommes tous présentés aujourd'hui et nous avons la liberté d'y revenir tant que nous resterons à Turin. Il n'y avait qu'une douzaine de dames, dont quel- ques-unes habitant la Savoie et aussi étrangères (|ue nous à Turin, où, d'ailleurs, les Piémontais font peu d'accueil aux Savoyards.
Mil, AN KT TU H IN ftt
3 OCTOBRE. — Les nouvelles de France deviennent pour chacun de nous des plus affligeantes et des plus alarmantes. M. le comte d'Artois vient dîner avec nos princes à notre auberge. Il commence à arriver à Turin beaucoup de Français, soit pour voir les princes, soit pour faire le voyai^e d'Italie. M. de La Rousière, député de la noblesse d'Auvergne, et l'abbé de Pons, son beau-frëre, sont du nombre des arrivants, ainsi que M. de Myons dont j'ai parlé au commencement de ce journal, lequel commandait la garde nationale dans la vallée de Montmorency, le 17 juillet, et nous confirme les intentions du duc d'Orléans (II- l'aii'o arrêter les princes à leur passage.
4 OCTOBRE. — Le temps se refroidit tout à coup à la suite d'uue forte pluie. Le spectacle est aujourd'hui, dimanche, bien garni quoiqu'il y ait peu de dames à la ville. Mais les bourgeoises ne vont guëre à la campagne et profilent de ce temps pour se procurer des clefs de loges et remplacent parfaitement les dames de la noblesse soit en agrément soit en parure. Le luxe est à cet égard fort extraordinaire. On ne pourrait distinguer à la mise une fille de boutique d'une comtesse. — On ne voit point ici comme en France des filles entretenues au spectacle. Mais il y a un grand nombre de filles à Turin ; on ne fait pas un pas près du théâtre sans avoir les invitations les plus pressantes. Mais toutes ces créatures sont peu attrayantes. On a d'ailleurs toutes les facilités pour se procurer à peu de frais de jolies griscttes mariées, que les complaisants maris conduisent eux-mfimes chez vous. Mais personne n'ose afficher le libertinage comme partout ailleurs ; la cour ne le trouve- rait pas bon. Cependant on commence à s'apercevoir à Turin de ce qui est fréquent en Italie : du mélange de dévo- tion, de superstition et de dépravation des mœurs. Ily a ici cent dix églises, tout(!S trës fréquentées, et on y donne dos rendez-vous. On va exactement au salut et do là à l'opéra. Les femmes sont dévotes et galantes. Les maris très débonnaires, d'autres jaloux. La noblesse a ici tant d'avan- tages que les bourgeoises préfèrent toutes, par vanité, un officier à tout autre de môme condition qu'elles. Il faut cependant convenir qu'il y a généralement plus de retenue
62 JOURNAL D ÉMIGRATION
parmi les femmes de la noblesse. Le prince et la princesse de Piémont paraissent y veiller, ce qui rend plus circons- pectes les femmes à intrigues. Malgré cela, les connaisseurs ne s'y trompent pas et découvrent aisément à qui il faut s'adresser. Il faut seulement avoir lair d'y mettre du mys- tère et éviter les occasions de faire jaser le public.
5 OCTOBRE. — Je passe la journée entière à Moncalieri et je vais avec La Rousière déjeuner chez M. le comte d'Ar- tois. Nos princes faisant aujourd'hui leur cour au roi, je les accompagne et je dîne, comme l'autre fois, à la table de service avec les grands de la cour. Je reste ensuite jusqu'au soir avec M. le comte d'Artois et ses charmants enfants auxquels on s'attache plus on les connaît. — Toujours de mauvaises nouvelles de France. Après nous avoir dépouillés de tous nos droits et d'une partie de nos revenus, on nous demande actuellement le quart de ce qui nous reste en contribution patriotique et volontaire qu'on aura soin de rendre incessamment obligatoire. Tout nous annonce l'ap- proche de quelque événement sinistre à Paris ou à Ver- sailles....
7 OCTOBRE. — M""* de Polastron, venant de Suisse, arrive aujourd'hui à Turin et nous annonce la prochaine arrivée de la duchesse de Polignac et de toute sa société, qui va passer l'hiver en Italie. L'attachement de M. le comte d'Artois pour M""® de Polastron depuis longtemps n'est plus un mystère. Cependant la circonstance exige plus de cir- conspection. Le prince doit user de beaucoup de ménage- ment. Il est politiquement rapproché de son épouse. Il est parfaitement accueilli par le roi, son beau-père. Il se trouve au milieu d'une cour très sévère sur le chapitre des mœurs. Le séjour de M""" de Polastron ferait un mauvais effet, s'il se prolongeait trop longtemps. Tout cela est très embar- rassant. Mais l'amour excuse tout. Soyons indulgents pour cette faiblesse. Elle fut toujours celle des plus grands cœurs et surtout de nos meilleurs rois. Charles VII, Louis XII, François I*', le bon roi Henri IV, Louis XIV, tous ont aimé et n'en ont pas été moins grands. Ils eussent peut- être moins valu s'ils n'avaient pas été animés de ce feu
MILAN ET TURIN 63
divin. Si le cœur de Louis XVI eût été sensible à l'amour, je ne doute pas que sa couronne ne fût intacte. L'amour et l'honneur, telle était la devise des anciens chevaliers. Dieu veuille qu'un jour, faisant une heureuse et nouvelle appli- cation, nous puissions tous chanter « Vive Henri IV, vive ce roi vaillant! etc., etc. ».
8 OCTOBRE. — Le temps est devenu Irt'S mauvais ; la pluie est extrêmement froide. Les Alpes sont couvertes d'une nouvelle neige. Les voyageurs nous apprennent qu'il en est tombé considérablement au Mont-Cenis.
9 OCTOBRE. — Le courrier d'aujourd'hui nous apporte des nouvelles dont les apparences nous flattent. Il semble qu'il y ait un parti puissant qui veuille rendre au Roi son autorité. Il vient de se passer une scène bien touchante à Versailles, à un repas que les gardes du corps ont donné à la garde nationale et au régiment de Flandre. La cocarde blanche a été arborée. L'enthousiasme était général. Quelles en seront les suites ? Cela a eu lieu le 1"'.
10 OCTOBRE. — Il arrive tous les jours à Turin beaucoup de Français : le duc de Laval, et son fils Achille, allant en Italie mais faisant quelque séjour ici ; le marquis de La Fare, de Provence, procureur du pays et frère de l'abbé de Bonneval, excellent député du collège de Blois ; le marquis de Mirepoix, un des plus riches seigneurs du Languedoc, obligé de quitter sa province et d'abandonner ses terres à cause des vexations qu'il y éprouve de la part de ses habitants, passant ici aujourd'hui pour aller s'éta- blir à Rome et emportant avec lui au moins 500.000 francs dont il veut se contenter pour le reste de ses jours.
H OCTOBRE. — Voyant beaucoup le corps diplomatique chez M""' de Gherardini, j'en suis généralement bien traité et je dîne alternativement chez presque tous les ministres. Je suis invité aujourd'hui chez M. Oderico, ministre de Gènes. Ce soir arrivent à Turin M. le duc et la duchesse de Polignac, et leurs enfants, le comte de Vaudreuil, la vicom- tesse de Vaudreuil. Ce même jour arrivent aussi M. le duc
64 JOURNAL d'émigration
de Choisoul ; M. Bérenger, fermier général, avec une nou- velle épouse qui était chanoinesse et s'appelait M"^ do Ga- queray ; la jolie et aimable M""" des Boulets et M. Giamboni, son frère ; l'abbé de Glandevés et son neveu et M™" Mer- cier, sa nièce ; M""" de Migieu et sa fille M°" de Courtivron. Tout ce monde se dispose au voyage d'Italie. L'espérance d'y retrouver si bonne compagnie me fait prendre mes arran- gements pour y aller aussi passer l'hiver, plutôt que d'être sédentaire à Turin. Pour m'y préparer, je prends un maître d'italien pour apprendre au moins la prononciation.
12 OCTOBRE. — Le courrier était attendu aujourd'hui avec impatience et il nous apporte les nouvelles les plus fâcheuses, sans aucun détail de ce qui se passe. Au départ du courrier de Paris, le G au matin, la populace s'était portée à de nouveaux excès et était partie on armes pour Versailles avec les intentions les plus sinistres. La poste n'arrivant ici que deux fois la semaine, il faut attendre au 16 pour être instruit des événements, à moins qu'il n'arrive un courrier extraordinaire.
13 OCTOBRE. — M. le prince de Condé et ses enfants reviennent de Gênes, ignorant ce qui est arrivé à Paris. Ils sont restés six jours à Gênes, pendant lesquels ils ont été reçus et fêtés avec le plus grand empressement par les per-» sonnes les plus éminentes de la république.
14 OCTOBRE. — Je n'ai jamais vu dans aucun pavs une pluie si continuelle et si abondante. — Depuis plusieurs jours, un officier suédois attendait le retour dos prince»- pour remettre à M. le prince de Condé, de la part du roi de Suède, une lettre de compliment et de témoignages do l'intérêt le plus vif sur sa position et lui faisant les offres les plus pressantes de venir en Suède. M. le prince de Condé nous a lu cette lettre dont j'aurais voulu retenir la totalité, mais je ne puis me ressouvenir que do cette phrase : « Offrir un asile dans mon camp à un Bourbon, à un Condé, c'est y appeler la Victoire. » M. le comte d'A?-- tois en a aussi reçu une également remplie de sensibilité. Le grand-duc de Russie a aussi adressé une lettre à M. le
MILAN RT TURIN 65
prince de Condé. Elle paraît dictée par l'amitié et le sen- timent le plus tendre. Ce prince ne pourra jamais oublier la manière dont il a été reçu à Chantilly, lors de son voyag-e en France. — M. de La Salle, officier de suisses de M. le comte d'Artois, arrivant ce soir de Chambéry et de France, nous assure que le Roi est à Paris du 6 de ce mois; qu'il y a été conduit de force ; qu'il s'est passé des atrocités k cette occasion, qu'il y a eu des gardes du corps massacrés, des têtes portées sur des piques, et que l'on croit que celles du duc de Guiche et du vicomte d'Agoult sont du nombre. Ces affreuses nouvelles nous jettent dans la plus grande consternation. Nous ne pouvons en avoir les détails que dans deux jours. La duchesse de Guiche, qui est ici, est la seule à qui on ait caché les bruits qui se répandent. Dans quelle affreuse situation elle serait sachant de plus ses enfants à Versailles !
13 OCTOBRE. — Le roi a loué pour M. le comte d'Artois une maison qu'il doit occuper cet hiver avec sa famille. Nous nous réunissons tous chez lui dans ces moments cri- tiques et d'inquiétude. Des courriers, arrivés aux banquiers de cette ville, ne font que confirmer les mauvaises nou- velles. Chacun redoute l'arrivée de la poste. Nous avons tous des parents, des amis à Paris ou à Versailles et nous sommes dans les plus vives alarmes.
46 OCTOBRE. — Enfin ce courrier tant attendu nous apporte les détails de toutes les horreurs qui se sont pas- sées à Versailles le 5 et le 6 de ce mois. Ces deux affreuses et mémorables journées feront époque dans l'histoire. Une multitude innombrable de brigands de toute espèce, de tout sexe, de tout âge, armés de canons, de fusils, de pis- tolets, de sabres, dépiques, etc., s'est rendue à Versailles, le 5 au soir. Toute la garde nationale de Paris y est éga- lement venue. La Fayette, de gré ou de force, s'est trouvé à la tôte de celte armée rebelle. La garde nationale de Ver- sailles, dont, à force de bassesses, le plat comte d'Estaing, mon compatriote et mon parent, avait obtenu le comman- dement sans avoir eu le crédit d'y établir l'ordre et d'y entretenir des dispositions favorables au Roi, s'est réunie
5
66 JOURNAL D ÉMIGRATION
aux factieux de la capitale. Le régiment de Flandre, qui avait fait paraître des sentiments de fidélité peu de jours avant, a été séduit par les soins de son colonel, le marquis de Lusignem, député à l'Assemblée et qui, en cette qualité, ne voulut pas paraître à son corps, mais fit agir pour en exciter la défection. Cependant tout parut apaisé dans lu nuit. Les généraux La Fayette et d'Estaing assurèrent que tout était calme et furent se coucher. Mais à la pointe du jour, toutes les cours et abords du château furent forcés par les brigands. Une troupe considérable de gardes du corps, à cheval et en bataille sur la place, eût pu dissiper cette troupe de scélérats, mais les ordres étaient donnés pour ne pas faire de résistance. Leur perte n'en est pas moins jurée par les brigands. Déjà les salles du palais sont inondées de cette troupe furieuse, parmi laquelle il y a un grand nombre de femmes, de poissardes, et beaucoup d'hommes qui ont pris ce déguisement. On assure y avoir reconnu le duc d'Aiguillon' et avoir vu le duc d'Orléans enseigner l'appartement de la Reine à ces furies, qui s'y portent en foule. La grande salle des gardes est forcée. Un garde, dont le nom doit aller à la postérité, se fait per- cer de coups à la porte de l'appartement et par sa coura- geuse résistance donne le temps à la Reine de se sauver à derni-pue, chez le Roi, par un corridor. Elle fut quelque temps à frapper à la porte sans être entendue du Roi qui, en ce moment, était à sa fenêtre occupé à voir les liorreurs qui se commettaient. Ce brave libérateur de la Reine est M. du Repaire. Un autre garde, M. de Miomandre, est également percé de coups ; plusieurs autres sont griëve- ment blessés dans les salles. Deux sont impitoyablemeTit massacrés, M. des Uts et M. de Varicourt, frère de M"" de
i. Plus loin, parlant, dans son journal (t. VI. p. 4) du duc d'Aiguillon, M. d'iispinchal raconte sur lui cette anecdote :
« Pendant tout le cours de l'Assemblée, le duc d'Aiguillon a paru telle- ment acharné contre la famille royale qu'on a prétendu que le 5 octobre 1789 il était déguisé en poissarde parmi les furies qui voulaient attenter aux jours de la Reine. On lui a fait souvent cet insultant reproche, sans qu'il ait cherché à. s'en disculper. Se disputant un jour avec l'abbé Maury, celui-ci lui dit en colère : « Si je ne respectais votre sexe ! » Une autre fois, voulant accoster le vicomte de Mirabeau, il on reçut cette apostrophe : « Passe tOD chemin, salope. »
I
MILAN ET TURIN 67
Villette. Leurs têtes sont séparées de leurs corps et placées au bout d'une pique. Dans le mémo temps, on tirait sur la troupe à cheval dans la place d'armes. Ces fidèles défen- seurs du trône, obéissant aux ordres exprès du Roi, se lais- sent fusiller et insulter sans bouger. Un lieutenant de la compagnie de Noailles, le marquis de Savonières, est grièvement blessé d'un coup de fusil, étant à la tôte de sa troupe. On le porte sur-le-cfiamp dans l'endroit le plus voi- sin, chez le comte de Montmorin, minisire des Affaires étrangères. On aura peine à le croire, mais c'est un fait constaté : le valet de chambre du comte de Montmorin refusa de recevoir le marquis de Savonières! Cependant cette horde de furies a pénétré dans l'appartement de la Reine. La rage de ne l'y plus trouver les porte à toutes sortes d'excès. Le lit de S. M. est criblé de coups de piques. Les gardes du corps continuent à ôtre assail- lis et poursuivis dans les appartements du château et doivent enfin leur salut à ces anciens gardes françaises rebelles, qui les prennent sous leur protection et changent avec eux leurs bonnets de grenadiers contre leurs bandou- lières. Pendant ce temps, le Roi lui-même, à son balcon, intercède pour ses gardes et promet au peuple de se rendre à Paris, où il est effectivement conduit, accompagné de tout cet infâme cortège et précédé par les têtes de ses trop malheureux serviteurs.
Il parait que le duc d'Orléans a eu la plus grande part à cet alïreux événement et qu'il a répandu à cet effet un argent énorme dans les faubourgs de la capitale. Toute notre journée se passe à communiquer les détails que cha- cun a reçus. M. le comte d'Artois et les princes sont presque tout le temps avec nous. C'est dans des circons- tances aussi malheureuses qu'on apprend à connaître les hommes. M. le comte d'Artois ne fait qu'y gagner et tous ceux qui l'ont approché depuis le commencement des allaires ont retrouvé en lui un digne petit-fils de Henri IV. Franchise, loyauté, courage et sensibilité, il ne lui manque rien pour gagner tous les cœurs. Ses bonnes qualités font aisément oublier les petits torts de sa jeunesse, qu'il ne faut imputer qu'à ceux dont il s'était entouré et à ceux qui l'ont entraîné dans des dissipations considérables.
68 JOURNAL d'émigration
Le chevalier de Sarningham, maréchal de camp, dont l'opinion est au moins douteuse, arrive ici étant parti de Paris depuis que la famille royale est établie aux Tuileries. Son séjour ici sera de courte durée, à en juger par l'ac- cueil qu'il y reçoit. C'est au moins une consolation dans nos malheurs de ne vivre qu'avec des personnes de même opinion, dont les sentiments sont purs et qui, dans cette circonstance, n'ont aucun reproche à craindre et n'ont en aucune manière participé aux crimes et aux atrocités qui se commettent. Pendant plusieurs jours, nous ne parais- sons pas au théâtre.
17 OCTOBRE. — Toute la famille Polignac part ce matin pour se rendre à Rome. C'est un moment de grand pas- sage. Beaucoup d'Anglais sont en Italie et il arrive aussi journellement des Français. Le voyage d'Italie se com- mence ordinairement en cette saison. On s'éloigne des pays où l'hiver va devenir désagréable pour se rapprocher des climats plus tempérés.
18 OCTOBRE. — Le temps s'est remis au beau. La cha- leur est revenue. La promenade de l'après-dîner est très fréquentée. Il y a beaucoup de voitures et de personnes à pied. M""" de Brionne, qui avait été passer trois semaines à Raconi, en revient avec la princesse de Carignan, sa fille, et son petit-fils, le prince de Carignan, seul rejeton de cette branche de la maison de Savoie dont était le fameux prince Eugène. Le prince de Carignan est né le 24 oc- tobre 1770. Il est fort peu avancé pour son âge et passe ici pour un imbécile. On pense, dit-on, à le marier. Il est à la tôte d'une grosse fortune. Il jouit à cette cour, dont l'éti- quette est très exacte, de tous les honneurs et préroga- tives dont jouissent en France nos princes du sang, mais il ne jouit personnellement d'aucune considération. Il ne peut aller manger à la cour et souper après la chasse que lorsqu'il y est invité. La princesse de Carignan n'est pas aimée à cette cour. Elle a un peu secoué les gênes de l'éti- quette et cela a déplu. Elle a été un peu libre dans sa conduite et sa galanterie a indisposé contre elle. Elle n'en a pas moins continué à mener le genre de vie qui lui a
MILAN ET TURIN 69
convenu ; elle a une petite société, reste chez elle et reçoit des visites journellement. Elle est tantôt aimable et tantôt très maussade; elle est extrêmement capricieuse; elle est quelquefois d'une hauteur extraordinaire et dans d'autres moments simple comme une particulière.
Nos princes élèvent une difficulté qui me paraît dépla- cée. M. le comte d'Artois, comme gendre du roi et altesse royale, a suivi pour étiquette l'usage de la cour de Turin, mais M. le prince de Condé, après avoir fait une politesse à M"" la princesse de Carignan, en lui rendant visite, voulait que M. le prince de Carignan vînt le premier chez lui. Je crois bien qu'en toute autre circonstance on eût pu l'exiger, et Louis XIV n'y eût pas manqué. En ce moment cela met de l'aigreur et cela mécontente le pays. Nos princes finissent par faire la visite, laquelle leur est ren- due sur-le-champ.
A notre arrivée à Turin, tous les ministres des cours étrangères ont passé à la porte des princes. Ils auraient pu laisser à leurs portes également les noms de comtes de Nanteuil, de Dammartin et de Saint-Maur, chez tous les ministres, mais ils ne firent cette politesse qu'au principal et ils négligèrent les autres, ce qui mécontenta encore.
Le casin, qui n'est composé que de la noblesse du pays et où le roi et la reine de Naples, le comte et la comtesse du Nord, le roi de Suède, etc., ont eu l'attention d'aller, n'a |)as encore eu l'honneur de la visite de nos princes, par la raison que, la famille royale n'y allant pas, M. le comte d'Artois ne veut pas y aller et qu'ils veulent régler leur conduite sur la sienne. Cela choque infiniment la grande noblesse de ce pays, d'autant plus que plusieurs ont eu l'attention de se présenter à la porte des princes sans en avoir reçu la moindre marque de politesse. Nous devons cependant nous souvenir tous, habitants de Pa- ris, qu'ayant été rendre nos devoirs au comte Falkens- lein (l'empereur Joseph II), au comte et à la comtesse du Nord, au comte de Haga (roi de Suède), au comte d'Oels (le prince Henri de Prusse), ces grands personnages ont eu l'attention d'envoyer leurs billets à toutes nos portes. Ces gaucheries et celte circonspection déplacée sont peut- être cause du peu d'accueil que nous font les piémontais
■70 JOURNAL d'émigration
et je sais très positivement qu'on était très prévenu en faveur de M. le prince de Condé, dont la réputation était ici bien établie. Plus on est grand et moins la hauteur est de saison, et moins vous avez de prétention, plus on est empressé à vous rendre ce qui vous est dû.
19 AU 21 OCTOBRE. — Cliaque courier nous apporte des nouvelles des plus intéressantes. Il paraît que M. le duc d'Orléans se trouve tellement inculpé dans les atrocités des 5 et 6 octobre, qu'il sera obligé de s'enfuir. — Un sou- per est une chose extraordinaire à Turin. A minuit on n'entend plus rouler de voitures ; tout le monde est à peu près couché. Le prince Marsico, contre l'usage ordinaire, nous fait passer deux charmantes soirées, en réunissant une vingtaine de nos compatriotes allant voyager en Ita- lie. Nous avons de la musique et des jolies femmes, dont est l'aimable M"*" des Boulets.
29 OCTOBRE. — Aujourd'hui grande chasse et retour à Moncalieri, où toute la cour se promène à la foire. C'est l'usage de tous les ans. Le roi soupe avec sa famille et tous nos princes. Le roi fait à tous la galanterie dcquel(|ues cadeaux de la foire. Après souper, il se trouve dans l'ap- partement plusieurs tables couvertes de bijoux de toutes espèces, montres, chaînes d'or, tabatières, étuis, et le roi donne à chacun ce (jui paraît lui faire plaisir et force nos princes à en user ainsi, de sorte qu'ils reviennent de Mon- calieri les mains pleines de bijoux. Le duc d'Angoulême et le duc de Berry remplissent leurs poches, mais pas assez au gré de l'excellent grand-père, qui ne laisse échapper aucune occasion de témoigner sa tendresse à ses char- mants et caressants petits-enfants. — Le comte d'Helms- tatt, député, a aussi (juitté l'Assemblée. Il arrive ici avec son épouse, allant passer l'hiver à Pise. La comtesse Louis de Durfort, passe à Turin, allant à Florence rejoindre son mari, qui est ministre de France auprès du grand-duc.
30 F.T 31 OCTOBKE. — On commence à revenir de la cam- pagne. Le casin est plus fréquenté, le théâtre mieux garni. On y voit un grand nombre de jolies femmes, mises avec
il
MILAN ET TURIN 7l
ffoût et élégance. Aussi les marchandes de modes sont nombreuses et M°" Bertin a ici deux filles de boutique avec un assortiment de chilFons les plus à la mode. La com- tesse Diane de Polignac passe ici, allant à Rome rejoindre toute sa famille. M. de Sonville et son aimable épouse, venant de Suisse, séjournent ici allant passer l'hiver à Nice. La Suisse se meuble de Français. Il y en a beau- coup à Lausanne et à Genève. Le baron de Breteuil, M"** de Matignon et toute leur suite sont établis à Soleure. 11 y a aussi une grande société française à Ghambéry,
Novembre 1789. — 1" novembre. — Aujourd'hui, jour de la Toussaint, l'usage du pays est de se réunir en famille, surtout dans la bourgeoisie, pour souper et manger des châtaignes. On suit encore ici les anciennes coutumes de ses pères. Je pense sérieusement à faire le voyage d'Italie et je fais mes préparatifs pour me mettre bientôt en route. D'après tout ce qui se passe en France, je ne doute pas que je ne retrouve encore tous nos princes à Turin, lorsque je reviendrai de ma tournée. D'ailleurs, s'il se passait quelque chose, on me promet de m'avertir. Je me munis de lettres de recommandation pour Gênes, pour Rome, pour Naples. J'y trouverai d'ailleurs un grand nombre de compatriotes. Je ne puis faire ce voyage dans une circonstance en cela plus heureuse.
2 AU 4 NOVEMBRE. — Los nouvcUcs que je reçois de mes terres sont moins alarmantes. Mon épouse et mes enfants paraissent y jouir de la tranquillité. Je laisse mon épouse maîtresse absolue de tout ce que je possède en France. Elle touche mes revenus, elle ordonne dans mes terres, elle a la liberté de changer d'habitation et de venir habiter dans ma terre du Forez, si elle éprouve des désagréments en Auvergne. Elle peut même sortir de France si elle est persécutée. Tout cela me tranquillise et me décide à mon voyage d'Italie. Je fais tous mes derniers arrangements. N'ayant pas de voiture, je prends le parti, usité en ce pays, de voyager en voiturins. On fait un marché pour être voiture, logé, nourri et défrayé sur sa roule. Le (idèle Picard m'accompagne et je prends de plus Figaro (juenous
72 JOURNAL D ÉMIGRATION
avons rencontré au Saint-Gothard. Il me prie de le mener jusqu'à Rome et me promet de m'ètre trës utile en route pour les auberges, pour tous mes marchés, et de me servir d'interprète. Pour commencer, il me trouve un voitu- rin qui doit nous conduire de Turin à Gênes en quatre ou cinq jours, nous nourrir en route, nous défrayer dans les auberges moyennant trois louis. Je suis prévenu qu'en Ita- lie il faut, pour éviter les difficultés, faire tous ses mar- chés par écrit et n'y rien changer que d'accord avec son conducteur. Il en est de même dans les auberges. 11 faut convenir de son prix avant d'y entrer, autrement on s'ex- pose à être rançonné épouvanlablement. Je me munis de livres et de cartes des différents États de l'Italie. Le voyage de M. de Lalande, en 7 volumes in-S", est le meil- leur ouvrage et se trouve ordinairement à Turin, mais pour les bonnes cartes il faut tâcher de les avoir de Paris. On trouve ordinairement dans chaque ville la description des curiosités qu'elle renferme. A Rome, on a tout ce qu'on peut désirer à cet égard. Il faut éviter autant que l'on peut d'avoir à toucher de l'argent chez les banquiers d'ItaUe. Il en coûte infiniment cher et il faul autant que l'on peut emporter son argent avec soi. Les louis et les triples sequins sont la meilleure monnaie d'or que l'on puisse avoir : bien loin d'y perdre, on y gagne toujours; en mon- naie d'argent, les écus de 6 livres de France et les piastres d'Espagne. Il faut cependant êlre recommandé k des ban- quiers et s'en servir pour ses lettres. C'est la seule manière de n'en pas perdre....
1
CHAPITRE IV VOYAGE EN ITALIE*
Janvier 1790. — Rome'. — Il serait trop long de décrire toutes les beautés que renferme l'église Saint-Pierre et je ne pourrais le faire que très imparfaitement. Elle reste ouverte tout le jour et on peut y entrer à toute heure. Le Pape y vient régulièrement tous les jours faire sa prière, à une heure après midi. C'est là que j'ai eu le plaisir de le voir pour la première fois. Pie VI est en son nom Braschi. Il est né à Césène, en Romagne, le 27 décembre 1717. Il a été cardinal le 26 avril 1773 et élu pape le 25 février 177î). Il est d'une belle taille, d'une figure superbe, mais com- mence à paraître cassé et traîne un peu cette belle jambe que Ton a tant vantée.
Il sort du Vatican, suivi de peu de monde, et vient d'abord se mettre à genoux sur un prie-dieu, au milieu de l'église. Il y reste environ une demi-heure et vient ensuite très humblement mettre sa tête sous le pied de la statue de bronze de saint Pierre, que l'on dit avoir été jadis celle de Jupiter Capitolin. C'est là que le Pape fait toutes les sima- grées possibles. Il s'humilie sous ce pied, le baise et le rebaise, marmote quelques prières, lève les yeux au ciel et, après avoir joué toutes ces momeries, il se retire pour
1. Parti de Turin le 4 novembre 1789, M. d'Espinchal voyagea en Italie pendant tout l'hiver, passa à. Rome (4 au 19 janvier 1790), séjourna à Naples (2i janvier au 15 mars), revint à Rome (mars et avril) et arriva le 16 mai à Venise où il devait rester environ un mois. Nous n'avons pas cru devoir reproduire ici toutes les descriptions des pays et des villes qu'il traversa : nous nous sommes bornés i\ citer les passages donnant les indi- cations les plus intéressantes sur la vie à Rome, à Napios et ài Venise.
2. U y était arrivé le 4 janvier 1790.
■74 JOURNAL D ÉMIGRATION
céder la place aux assistants qui se précipitent sur le pied pour le baiser après le Saint-Père. C'est un petit spectacle que Ton peut se procurer tous les jours à la même heure. Au surplus, c'est avec ce moyen et ces pratiques exté- rieures, qui nous paraissent superstitieuses, que l'on con- tient le peuple de Rome. Malheur aux souverains qui n'au- ront pas su conserver dans leurs États le respect du peuple pour les cérémonies religieuses en se faisant un devoir de les pratiquer eux-mêmes ! Il faut au peuple une reli- gion. C'est un frein nécessaire. S'il en perd l'habitude, les malheurs que nous éprouvons en sont l'inévitable suite... Je dîne chez le cardinal de Bernis ' tous les deux jours et en nombreuse compagnie. Il continue à tenir un état énorme et à soutenir l'honneur de la nation. Sa table est ordinairement de 30 à 40 couverts. La chère est excellente et somptueuse. C'est le seul des ministres étrangers à Rome qui donne à manger. Sa maison est le rendez-vous de tous les personnages les plus marquants. Il fait exactement les honneurs de Rome à toute l'Europe. Les Anglais s'y regardent comme chez eux par la manière dont ils sont reçus. Il y a toujours des dames étrangères à ces dîners et souvent la princesse Santa Croce, habituellement escor- tée du cardinal Busca et du chevalier Azara, ministre de la cour d'Espagne, tous deux substituts du cardinal de Bernis auprès de cette vieille habitude. Le cardinal de Bernis jouit dans Rome de la plus grande considération. Il y a été longtemps au moins aussi puissant que le Pape, qui lui doit son exaltation et qui a pour lui les plus grandes déférences. Tous les vendredis, il y a grande conversation chez le cardinal de Bernis. Elle commence à six heures et-- finit à neuf et demie. Toute la noblesse de Rome y vient exactement et les cardinaux ont l'air d'y venir rendre leurs devoirs au maître de la maison. On sert à deux reprises différentes dans la soirée des rafraîchissements, des sucreries, des glaces de toutes espèces, avec la plus grande profusion. Rien n'est plus ennuyeux à la longue que ces conversations. On ne joue pas. Les dames y sont rangées cérémonieusement autour des différentes pièces,
1. Ambassadeur de France à Roni«.
VOYAGE EN ITALIE "ÎS
et les hommes causent au milieu de l'appartement. Les étrangères et surtout nos françaises en font le plus bel orne- ment, car il y a peu de jolies femmes dans la grande noblesse romaine. 11 n'en est pas de même dans la bourgeoisie, où le nombre des belles femmes est très considérable.
Le même jour, vendredi, après la conversation du car- dinal Bernis, on en retrouve une autre au palais Borghëse, qui dure jusqu'à minuit. Même profusion de glaces. Un gourmand a de quoi se contenter. Les autres jours il y a ailleurs des conversations, excepté les jours de spectacle. Les théâtres ne sont ouverts à Rome que depuis le lende- main de Noël jusqu'au carême. Il n'y en a pas le reste de l'année, ce qui rend la vie extrêmement triste. Il y a plusieurs théâtres ouverts en même temps. Le grand théâtre d'Argentine est celui du grand opéra. La salle est vaste et d'une belle forme. U y a six rangs de loges. Avant que le spectacle commence, un grand lustre éclaire parfai- tement la salle. Mais il disparaît au moment où la toile va se lever et ne reparaît qu'à la fin du spectacle. L'en- trée du parterre est de 3 paules. Les loges se louent par différents particuliers pour tout le carnaval. On ne paye pas pour aller faire visite dans les loges. On y sert des glaces et rafraîchissements. Les corridors et les esca- liers sont remplis de toute la valetaille, ce qui rend les abords de la salle d'une malpropreté dont on ne peut pas se faire idée. Pour sortir il n'y a ni foyer, ni vestibule. Toutes ces incommodités réunies rendent le spectacle très désagréable. Quant à l'Opéra, il est absolument dans le même geru'e que celui dont j'ai été le spectateur à Flo- rence, avec quelques désagréments de plus. En ell'et, quel plaisir peut-on prendre à un opéra où l'on n'entend que des hommes et où les femmes sont bannies? Quelle illu- sion peut faire, par exemple, la mort do César en voyant le rôle de Marc-Antoine rempli par un castrato? Quelle jouissance peut-on avoir à un ballet lorsque la première danseuse est un garçon? Si l'on a craint de faire paraître de jolies actrices devant la foule de jeunes ecclésiastiques qui peuplent les théâtres, les mœurs y gagnent-elles davantage en voyant ces jeunes débauchés adresser leurs honnnages à ceux qui remplacent les objets que la nature
76 jou|rnal d'émigration
nous indique? Rien n'est plus scandaleux que ce qui se passe à cet égard à Rome. Le principal rôle, celui de César, est rempli par le sieur Crescentini, célèbre soprano, que j'ai déjà entendu à Livourne. Lorsqu'une ariette plaît et est redemandée par le public, les chanteurs ne peuvent la recommencer qu'avec Tapprobation et la permission du neveu du Pape. Dans quelque loge qu'il se trouve, il se montre en déployant son mouchoir, ce qui est le signe de son consentement, qu'il accorde presque toujours.
Il y a encore d'autres petits théâtres où l'on joue des comédies. Le billet d'entrée est d'un prix très médiocre. J'ai été quelquefois à l'Opéra, mais il m'a tant ennuyé que je m'en suis abstenu le plus qu'il m'a été possible. J'ai trouvé à tous égards préférable de passer mes soirées au milieu de la société de tous les étrangers qui, demeu- rant dans les mêmes quartiers aux environs de la place d'Espagne, se réunissent tous les soirs, surtout Anglais et Français. Les jeunes dames dansent, les plus âgées jouent et la soirée se passe très agréablement. Il s'y trouve beau- coup de jolies femmes. On évite par ce moyen l'ennui des conversations romaines ou du fastidieux opéra.
Voici le nom des dames françaises en ce moment à Rome et se voyaut entre elles : la duchesse de Polignac, la du- chesse de Guiche, la comtesse Diane de Polignac, la com- tesse de Polastron, la vicomtesse de Vaudreuil, la marquise de La Guiche, M"'" de Migieu et ses tilles. M""" de Chousy, M'"'' Bérenger, >!""= de Chamailles, M""" des Boulets, M*"' de Champcenets et M"' de Nivenheim, etc. ; en anglaises : milady Elliot et sa hlle, deux demoiselles Gibbes, quatre demoiselles 0-Gredy ; trois demoiselles Kutz, milady Ern," jy|me. Brawn, etc., et plusieurs autres dont le nom ne me revient pas.
Avec une société aussi agréable nous ne pensons guère aux dames romaines, dont le nombre des jolies est infini- ment petit dans la noblesse. Voici, à peu près, les dames du premier rang à Rome : la princesse Borghèse, sur le retour et ayant été galante et assez jolie. C'est la seule chez laquelle on trouve le soir souper et bonne compa- gnie. Le prince Borghèse est énormément riche, fait beau- coup de dépenses et fait travailler les artistes. La princesse
VOYAGE EN ITALIE -T7
Santa Croce, autrefois jolie et plus que galante, aujour- d'hui vieille intrigante et ayant encore des prétentions. La princesse Doria, sœur aînée de la princesse de Lamballe, laide, mais fort riche. La connétable Colonne, sœur ca- dette, âgée de 28 ans, peu jolie, très riche, d'une dévo- tion outrée, allant peu dans le monde ; on prétend que tous les soirs, après la prière générale de la maison, le connétable et son épouse, à genoux l'un devant l'autre, se demandent pardon des sottises de la journée, auxquelles certainement personne n'a été tenté de participer. La princesse Lambertini, point jolie, mais très bonne per- sonne, accueillant les étrangers avec empressement, se chargeant de les présenter et, vu sa bonne volonté, acca- blée ordinairement de lettres de recommandation. La duchesse Corbara, grande et jolie mais sans grâce, mon- trant de grandes dispositions à la galanterie. La duchesse Braschi, épouse du neveu du Saint-Père, ayant été jolie, peu difficile actuellement sur le choix de ses amants. La princesse Thiano, jeune et assez jolie, et n'étant pas cruelle envers notre nation. La princesse Rospigliosi, beauté forte, traits à la romaine, absente depuis plusieurs années, revenant de ses voyages en France et déjà pour- vue d'un prélat qui ne tardera pas à être décoré de la barette. La marquise Rondanini, irlandaise, se promenant tout le jour en calèche avec son époux, menant elle-même ses chevaux, mais se conformant le soir aux usages du pays en souffrant les attentions du duc Braschi, neveu du Pape. La marquise Vittoria Lepri, autrefois fort jolie et impudemment galante ; en voici un trait : elle vivait assez publiquement avec le célèbre chanteur Marchesi, mais pour que le public n'en pût douter elle fit faire des billets de visite représentant Léda recevant les caresses du cygne, et mit son nom au bas. J'ai vu un de ces billets.
Il y a encore quelques autres femmes dont je ne puis me rappeler, mais peu remarquables par leurs figures. La grande noblesse n'est pas très considérable à Rome. La société est infiniment plus agréable dans la bourgeoisie mais il faut faire un long séjour en cette ville pour en connaître les agréments.
On ne compte à Rome qu'environ sept mille ecclésias-
78 JOURNAL D ÉMIGRATION
tiques. J'ai peine à croire que le nombre en soit si peu con- sidérable d'après ce qu'on en rencontre en tous lieux et de toutes espèces. Il n y a pas de maison où l'on ne trouve éta- bli un moine ou un abbé. Il est vrai que ce dernier costume est presque généralement pris dans la bourg^eoisie, même par des gens mariés. Tout ce qui entoure le Pape, les cardi- naux, les prélats, porte le rabat et le manteau court. Cepen- dant, à en juger par la conduite des vrais ecclésiastiques, il faut chercher à la dépopulation de Rome une autre cause que le célibat. On ne rencontre pas une femme sans un abbé. Les cardinaux, les monsignors en entretiennent assez publiquement. Si l'on veut trouver de la décence dans les mœurs, ce n'est point à Rome qu'il faut la chercher.
Quand on est recommandé à une dame, il est d'usage que ce soit elle qui se ciiarge de vous présenter partout, mais à peine paraissez-vous à une porte ou dans une loge que le lendemain la « famiglia », les gens de la maison où votre nom, où votre personne ont paru, viennent vous demander la « buona mancia ». C'est une vexation dont on ne peut se dispenser. On en est quitte pour 3 paoli, au plus 5. Cela n'est pas cher, mais cela est souvent répété. Il faut également donner 3 paoli dans tous les palais que l'on visite. Il en coûte quelquefois moins dans les endroits de petite conséquence. C'est à votre valet de place, s'il est honnête, à vous avertir.
On compte à Rome et dans les États du pape par scudi. L'écu romain vaut 10 paoli, le paoli 10 bajoques, etc.. Le paoli vaut à peu près 10 sols 8 deniers de France. Le louis passe, en 1790, pour 43 paoli, la piastre d'Espagne pour 10 paoli. Le sequin romain, pièce d'or, vaut 21 paoli*", 5 bajoques ; il y a des écus de o et 10 paoli, des pièces de 2, de 3 paoli et de 15 bajoques. Le ruspone ou triple sequin vaut 64 paoli 5 bajoques. Il y a à Rome du papier- monnaie qui a cours. Il faut l.lc lier d'évitor les pavements en cédules. On réalise dilticilement le papier en espèces et toujours il y a de la perte, tellement que l'on prend les louis pour 4o paoli, en les changeant contre «les cédules.
La partie de la ville la plus habitée a assez de mouve- ment. On rencontre beaucoup de voitures. La grande rue, le Corso, est magnifique et la plus fréquentée. Il y a des
I
VOYAGE EN ITALIE 79
trottoirs pour les piétons. L'après-dîner en celle saison, c'est le lieu de la promenade en voiture. En gfénéral, les rues sont belles et larges, mais malpropres en hiver. La nuit elles ne sont pas éclairées. L'usage n'est pas d'avoir des flambeaux derrière les voitures, mais chaque domes- tique a une lanterne. On assure que les cardinaux et les monsignors tiennent à cet usage qui favorise leurs allures nocturnes. Souvent les gens de pied qui ne se soucient pas d'être vus crient : « Volta la lanterna » à celui qui se fait éclairer. Les équipages ne sont pas géné- ralement très brillants à Rome. Il faut en excepter cepen- dant quelques princesses riches et élégantes. Les cardinaux ont pour les jours de cérémonie d'antiques voitures, comme les anciens carrosses d'entrée des ambassadeurs. Le carrosse de remise, qui est presque de nécessité à cause des distances et pour toutes les courses du matin, se prend au mois, par jour, ou par partie du jour que l'on divise en trois. Pour G paoli on a une voiture depuis 6 heures du soir jusqu'à onze.
Tous les étrangers logent ordinairement aux environs de la place d'Espagne, ainsi appelée parce que le palais du ministre de la cour d'Espagne y est situé et qu'il a la police de ce quartier. Les auberges sont toutes dans le voisinage, ainsi que les hôtels garnis et une grande quan- tité d'appartements qui ne sont occupés que l'hiver et loués aux étrangers. Il y en a de très chers et de fort agréables, de 30 à 50 sequins par mois. Un garçon peut se loger très commodément pour 6 à 8 sequins par mois. La vie est à bon marché à Rome dans le courant de l'an- née, mais elle devient chère l'hiver. C'est la saison où les étrangers y abondent, surtout pendant la semaine sainte. On se fait servir à manger magnifiquement pour 10 paoli par tôte et l'on est passablement pour 5 paoli. Le vin d'Ita- lie est généralement mauvais et doux. Une c fiasco », qui est plus considérable qu'une bouteille, vaut 15 bajoques au plus. Le vin d'Orriete est le meilleur. Le vin de France est très cher. Un bon valet do place, bien intelligent, coûte en hiver 5 paoli par jour. On le paye moins de 3 la reste de l'année. Le meilleur hôtel garni est chez Pic. On est bien aussi chez Sarmiente. Il y a table d'hôte à 8 paoli
80 JOURNAL D'ÉMKiRATION
chez Damont. On y est mal nourri et souvent en mauvaise compagnie, surtout en cette circonstance où tous les jeunes artistes sont d'une démocratie insolente.
Il y a une grande incommodité à Rome relativement à la poste aux lettres. Il y a un bureau différent pour chaque Etat de l'Europe, et ces bureaux sont très éloignés les uns des autres. La poste de France arrive le lundi et part le mercredi. Le courrier met ordinairement de 14 à 15 jours de Paris à Rome et passe par Aix, s'embarque à An- tibes, à moins de mauvais temps, autrement par la corniche jusqu'à Gênes. De là, à Levici, Pise et Sienne. On gagnerait quelques jours en passant le Mont-Cenis et traversant toute l'Italie, mais on a trouvé des difficultés à cause des ditïérents Etats qu'il faut parcourir. On n'affran- chit pas pour la France. — II n'y a de bains à Rome que près de la fontaine de Trévi. On y est très propre- ment, mais très chèrement. Cela coûte une piastre. Il est bon de savoir qu'à Rome, à Naples et dans toute l'Italie, on ne peut supporter les odeurs et qu'une personne qui en porte court le risque de faire tomber en pâmoison toutes les dames ou au moins de faire déserter toute une assemblée. Nos agréables musquées et ambrées ont peine à le concevoir et à se soumettre à cette privation. On les fuit comme la peste. J'en ai été témoin plus d'une fois. Les dames mettent ordinairement peu de rouge, mais beaucoup font usage du blanc. Les mains sont en général bien soignées.
Le roi de France entretient à Rome une académie de peinture et de sculpture. Il y a un directeur, qui est en ce moment le sieur Ménageot, peintre jouissant de quelquê^ réputation. Le gouvernement a acheté pour cet établisse- ment l'hôtel Mancini, appartenant au duc de Polignac. Des élèves distingués de Paris, envoyés à Rome pour se per- fectionner, y sont logés et entretenus aux frais du Roi. Ce bienfait de la part de notre souverain n'empêche pas ces jeunes artistes d'être les apôtres zélés d'une révolution qui tend à détrôner celui qui les nourrit, qui les fait élever. Le scélérat David ne doit son existence et son talent (ju'aux bienfaits du généreux monarque dont il se montre jour- nellement l'ingrat persécuteur. M""* Le Brun loge à l'aca-
VOYAGE EN ITALIE 64
demie ; elle y travaille avec zble à acquitter sa dette envers la galerie de Florence. Je vais quelquefois la voir ; elle a la complaisance de me montrer son ouvrage. Elle s'est peinte assise et occupée à faire le portrait de la Reine de France, sa protectrice. Je n'ai pas vu de portrait plus agréable et en môme temps plus vrai que celui de M"' Le Brun. Elle ne s'y est pas flattée, mais a mis dans sa phy- sionomie tout l'esprit et tout le feu de l'artiste, occupée d'un ouvrage qui l'intéresse. Ce tableau sera certainement un des plus intéressants de la précieuse collection des portraits des peintres peints par eux-mêmes. Il attestera le talent de M""" Le Brun et en même temps sa reconnais- sance. Le portrait de la Reine compris dans ce tableau sera également plein de grâce et très ressemblant. M""' Le Brun jouit à Rome, comme artiste, d'une réputation plus grande qu'on ne l'en croyait susceptible avant qu'elle y arrivât. Son amabilité, ses talents agréables, sa char- mante tournure, ses sentiments purs et prononcés, l'hor- reur qu'elle témoigne pour l'ingratitude de ses confrères, tout concourt à la faire rechercher des meilleures sociétés et à la faire traiter avec considération.
Je retrouve ici, avec le plus grand plaisir, M. d'Agin- court, homme aimable que j'avais autrefois connu à Paris» L'amour des arts lui a fait abandonner une place de fer- mier général pour venir s'établir à Rome, où il est depuis plusieurs années, occupé à un grand ouvrage qui sera extrêmement intéressant. C'est l'histoire de l'art, traitée beaucoup plus en grand que dans l'ouvrage de Winckel- mann qui est si estimé et qu'il faut souvent consulter en Italie...
On trouve à Rome toutes sortes d'artistes très estimés. Volpato est un excellent graveur; on a de lui des estampes superbes. Pickler est le plus estimé pour les pierres gra- vées et les camées. Canova etMaximiiien, bons sculpteurs. Cavacepi, sculpteur, a un magasin de statues d'après Tan- tique. Pacch«!lti, excellent restaurateur, travaille pour le muséum du Vatican. Rafaelli et Mora, pour les mo- saïques. On vend chez Montagnani des dessins en minia- ture et en couleur, des peintures de Rome, etc. II se fait à Rome un grand commerce de perles fausses très estimées.
6
82 JOURNAL d'émigration
On y trouve aussi des fleurs artificielles bien exécutées, des odeurs, etc. Tout cela se trouve chez Potri. Vasi tient un beau magasin d'estampes et de vues de Rome. Les différentes cartes de l'Etat se trouvent à Ja calco- graphie.
Il y a à Rome moins de filles publiques que de femmes qui font commerce de leurs charmes. Ce sont les maris, vêtus en abbés, qui se chargent de les conduire chez vous, et à peu de frais. On en trouve de grandes, faites à peindre, d'une belle figure, extrêmement complaisantes, mais infiniment peu sûres, et les blessures de l'amour sont ici très dangereuses et souvent inguérissables. On court même péril dans toutes les classes de la société, depuis les princesses jusqu'à celles qui pour un écu servent de modèle à l'académie. Les rendez-vous, les propositions se font dans les églises.
On compte à Rome environ 12000 Juifs. Il y a une grande quantité de pauvres. En Italie, et surtout à Rome, être mendiant est un état. On en voit s'entretenir des plaies dégoûtantes, pour inspirer la compassion. D'autres parais- sent estropiés et augmentent les imperfections qu'ils tien- nent de la nature. On ne peut guère se dispenser de don- ner à certains qui sans cela vous accableraient d'invectives. J'en ai vu parlant bien français et d'une insolence mena- çante. Tous ces gueux, le soir, se réunissent et dépensent au cabaret ce que la journée leur a procuré. Rien n'est plus comnmn que le vol en Italie, surtout à Rome et à Naples. Si on a l'imprudence de laisser traîner quelques bijoux dans son appartement, il est rare de ne pas le perdre, s'il est entré quelques gens du peuple chez vous. Il y a un quartier à Rome, situé de l'autre côté du Tibre, appelé Transtevere, dont les habitants prétendent être les seuls descendants des anciens romains. En effet, il semble qu'ils aient conservé dans la figure des traits caractéris- tiques qu'on ne voit pas ailleurs. Ils ont un physique plus mâle que le reste des romains actuels et se font toujours distinguer dans les émeutes. Même, on les redoute ^..
1. Après un court séjour à. Rome, M. d'Espinchal on partit le 19 janvier 1790 et arriva, le 22 janvier, à Naples, où il devait rester jusqu'au 13 mars.
VOYAGE EN ITALIE 83
Naples. — Les rues ne sont pas éclairées, aussi tout le monde fait porter des tlambeaux aux coureurs et aux domestiques. Cela est indispensable. Les rues ne sont pas sûres la nuit et il n'est pas prudent d'y être à pied, passé neuf ou dix heures. Si la population est considérable, la misère y est extrême dans le bas peuple. Il y a trente à quarante mille lazzaroni journaliers, dont la plus grande partie couche au coin des rues et ignore comment se pas- sera le lendemain. Quand un lazzarone a gagné quatre ou cinq sols pour avoir du macaroni pour sa journée, il ne s'inquiète plus du lendemain et ne travaille plus. Le roi est le protecteur des lazzaroni afin d'en être protégé à son tour, car ils font trembler le gouvernement. On les contient en favorisant leur paresse et ne les laissant pas manquer de pain ou de macaroni et de glace en été. Avec une pareille horde et une telle police, on craint à chaque instant d'être volé chez soi. Il n'est pas prudent de laisser sa clef à sa porte, ni même rien sur sa fenêtre à un étage peu élevé. On est filouté ici avec une adresse extraordi- naire et sans aucun espoir de retrouver ce qu'on a perdu. Malgré cela, tout le monde se sert de lazzaroni et il n'y a pas de maison qui n'en ait d'attitré.
La vie n'est pas chère à Naples en y faisant un long séjour. On loue une maison pour l'année entière, le même prix que pour les trois mois d'hiver et de carnaval. En ce temps, tout est cher et on prolite du passage et du séjour des étran- gers, ici comme ailleurs. Au lieu de fiacres les places sont couvertes de petites voitures découvertes à quatre et sur- tout à deux roues. On s'en sert pour les courses dans la ville et aux environs et on va un train effrayant. Les petites voi- tures à deux roues, appelées sedia, sont attelées d'un che- val dont on vous laisse tenir les rênes. Mais le conducteur est derrière avec le fouet, et de la voix et du geste conduit son animal. On fait son marché suivant la distance et le temps. Ces voitures disparaissent à la nuit...
On est actuellement en plein carnaval. Après dîner, on commence à aller le dimanche se promener en voiture dans la rue de Tolède. On y rencontre des masques à la nuit et des coureurs avec des tlambeaux. Je fais quelques visites. On me présente chez M. Meuricolfre, banquier lyounais, éta-
84 JOURNAL d'ÈMÎGRATION
bli à Naples depuis longtemps. Il a assemblée le dimanclie. On y joue, on y danse, il s'y trouve de fort jolies personnes. Aujourd'hui * le théâtre Saint-Charles est ouvert, mais il n'y a pas d'opéra. 11 y a bal masqué précédé d'un con- cert qui commence à huit heures . Pour y entrer, le masque est de nécessité. On est en bahute, le chapeau sur la tôle, le masque sur la figure. On peut le porter si fort en diminutif qu'un nez seul suffît. Le billet pour le con- cert et le bal coûte 5 carlins (43 sols). Le concert finit à 10 heures. Alors on peut danser. Le théâtre Saint-Charles est le plus beau de l'Italie. La salle est immense, à si.x rangs de loges . Toutes les loges sont extérieurement revêtues de glaces, ce qui rend la salle éblouissante les jours de bal, où elle est entièrement illuminée d'une infi- nité de grosses bougies. Les loges sont grandes et spa- cieuses, tellement qu'on y soupe les jours de bal. Quehjue- fois de deux on n'en fait qu'une. Cela fait alors un très grand cabinet. L'ambassadeur de France a cet avantage pour tout le carnaval. Les jours de bal et d'opéra, il les paye en conséquence. On est tenu à garder son mas(]ue dans la salle, mais non dans les loges. La reine parut dans sa loge avec ses enfants pendant le concert. Elle ressemble beaucoup à la Reine de France, dont elle est l'aînée de trois ans et le paraît de davantage; sa figure est plus grave. Elle est grosse en ce moment pour la dixième ou douzième fois, ce qui la fatigue et lui donne un air d'humeur. Le roi n'est point à la ville. Il reste presque toute l'année à Caserte, où il satisfait son goût pour la chasse, ayant cette passion, comme tous les Bourbons.
Indépendamment des Français voyageurs, il y en a beau-"' coup d'établis à Naples, dans les maisons de commerce, et parmi ceux-là l'esprit démocratique est dans toute sa force. Un masque dit assez haut à côté d'un de nos jeuncis gens, en regardant la reine : « Si je n'avais pas peur d'être chagriné, je mettrais ma cocarde nationale. » Nos étourdis se mettent à toiser ce polisson (jui, sentant qu'il ne faisait pas bon, se lève et veut se sauver dan» le bal. On le suit, il sort de la sallo^ s'enfuit, mais pas assez vite
1. Î4 janvier 1790.
VOYAfiE EN ITALIK 85
pour éviter d'êtro complètoment rouo par In jeune aristo- crate qui le poursuit et l'atteint dans une maison au troi- sième étage. Heureusement cela n'a pas eu de suite. Le démocrate ne s'est pas vanté de sa mésaventure.
Connaissant encore peu de monde à Naples, ce bal ne m'a nullement intéressé. Avarit la fin du carnaval j'y aurai plus de plaisir et j'en rendai un meilleur compte. Je me retire de bonne heure...
2o JANVIER. — Hier c'était bal masqué, aujourd'hui, c'est grand opéra. Ici on ne paye que l'entrée du parterre, qui est de 3 carlins. Lorsqu'on veut être assis plus commodé- ment dans une espèce de stalle, on paye deux carlins de plus. On ne paye rien pour aller dans les loges. L'opéra est Pyrrhus^ dont la musique est de Paisi(dlo. Le sujet du grand ballet est Gabrielle de Vergy. De tout l'opéra on n'écoute qu'une seule scène, chantée par David, connu à Paris. Le reste du temps se passe en visite de loge en loge, selon l'usage ordinaire de l'Italie. Il se fait un très grand bruit dans la salle, on y parle tout haut, excepté pendant le grand ballet. Alors chacun se tait et tout le monde écoute et regarde. Je suis resté quelque temps au par- terre. Un pareil spectacle me causerait un ennui mortel si j'étais obligé de rester en place. Mais le duc de Coscia a la complaisance de me présenter dans plusieurs loges où je suis parfaitement reçu. On a ici beaucoup d'égards pour les étrangers. On leur fait les honneurs de la loge, on s'occupe d'eux, on parle autant qu'on le peut leur langue et l'on paraît leur savoir gré do leur bonne volonté pour parler italien. La duchesse de Cassano est celle de qui je reçois le plus de politesses et de prévenances et avec laquelle je me trouve le plus promptement à mon aise. Celte dame est extrêmement aimable. Elle a de grands enfants, (jue je viens de voir à Gènes, revenant de France où ils ont été élevés. La duchesse de Cassano a fait un séjour de près d'un an en France et y a été fort goûtée. Elle est dune figure très agréable sans être jolie. La du- chesse de Popoli, sa sœur, est charmante. J'ai été encore dans les loges de la princesse Belmonte, de la princesse Geraci, de la princesse Melissano, etc. La loge de notre
86 JOURNAL d'émigration
ambassadeur est, comme je l'ai dit plus liaut, composée de deux et est le rendez-vous général de tous les Français, Pendant l'opéra, on sert ordinairement des £!;laces dans toutes les loges. Autant la salle était claire hier pour le bal, autant elle est obscure aujourd'hui. On ne peut dis- tinguer personne que dans les loges éclairées intérieure- ment par les propriétaires. Les glaces dont toutes les loges sont extérieurement revêtues contribuent à la tristesse de la salle quand elle n'est pas illuminée. Le théâtre est immense, les décorations magnifiques, la scène toujours bien garnie, les habits de la plus grande richesse. On voit des marches pompeuses, des chevaux galopant, un tour- nois en rëgle,de grands ballets pantomimes, mais de mau- vais acteurs, de médiocres danseurs et quelques danseuses très jolies. Le spectacle finit à dix heures et demie, quelque- fois plus tôt, car, si le sieur David se trouve fatigué, on supprime tout simplement le troisième acte tout entier et personne n'y trouve à redire. Chacun se retire chez soi, car il n"y a pas ici d'autre souper que celui de l'ambassa- deur de France. Quelquefois on fait des visites justju'à minuit chez quelques vieilles qui donnent àjouer, telles que la princesse Catholica, la marquise Malespina, la princesse Ferolita, chez lesquelles il y un pharaon et où il n'y a ni souper ni rafraîchissements, quoiqu'on y veille parfois assez tard. La banque y est tenue par un banquier public, comme autrefois àParis. Les pontes ne pe.uvent ici faire des cornes aux cartes sur lesquelles on met son argent. 11 y a sur la table un tableau général des treize cartes ; on est payé à chaque fois. De celte manière les banquiers évitent les parolis de campagne. On y joue assez gros jeu.
26 JANVIER. — Aujourd'hui, par grand extraordinaire, il pleut tout le jour. Je dîne chez le duc de Coscia. Très bonne chère et servie à la française ; peu de monde, de la gaieté et convives d'habitude. Le duc de Coscia a passé plusieurs années à Paris et il aime les Français, leurs manières et leurs usages. Quoique nous soyons très aimables, il borne cependant ses politesses et ne voit qu'un petit nombre d'entre nous : nous sommes en ce moment en trop grande quantité.
VOYAGE EN ITALIE 87
27 JANVIER. — Le temps est entièrement remis et nous jouissons du môme ciel que les jours précédents. L'air est cependant extrêmement refroidi. On ne laisse échapper aucune occasion à Naples de donner aux ég-lises un air de salle de spectacle. Enterrements, services, mariages, prises d'habit, prestation de vœux, etc., tout sert de prétexte à de la musique, à une grande représentation et à la réunion de toute la bonne compagnie de la cour et de la ville. Aujourd'hui je me rends à onze heures et demie à l'église Saint-Sébastien pour y assister à la prise d'habit de deux jeunes demoiselles de qualité. Cette cérémonie n'a rien que de trësgai. Toute la noblesse en hommes et en femmes s'y trouve à peu près réunie. 11 y a grand orchestre et excellente musique. Toutes les dames y arrivent parées comme pour une fête. Les deux futures religieuses se font longtemps attendre. Elles paraissent enfin, escortées par deux jeunes et jolies dames. Elles sont en habits de cour, comme de nouvelles mariées, vêtues et parées avec la plus grande élégance. Elles sont servies par des valets do chambre en habits galonnés. Elles se placent sur des prie- Dieu devant l'autel. On célèbre une grand'messe en musique. Pendant ce temps, on est dans l'église avec la plus grande liberté. On rit, on cause avec les dames, telle- ment que l'on m'a présenté à beaucoup. Les deux novices sont également très gaies et font la conversation avec celles qui les approchent. L'état qu'elles vont embrasser n'a rien qui les elîraye. Elles sont de bonne heure familiarisées avec cette idée. En elïet, le sort des demoiselles de ce pays est ordinairement très médiocre et, vu la fécondité des mères, on est obligé d'en placer beaucoup dans les maisons reli- gieuses. Elles vont peu dans le monde ou du moins y jouissent de peu de liberté. Elles ne peuvent danser dans les bals ou assemblées publiques que lorsqu'il est décidé qu'elles ne seront pas religieuses et qu'elles sont destinées à être mariées. Lorsque leur entrée au couvent est arrêtée, on les promène pendant trois jours dans le grand monde. On leur fait voir et connaître ce qu'elles vont quitter pour jamais. On veut avoir au moins l'air de ne pas les gêner dans leur vocation. Les vœux ne se font qu'au bout d'une année de noviciat. Les deux novices du jour ne paraissent
88 JOUBNAL d'émigration
nullement fâchées de leur sort. Une des deux était d'une tig-ure très intéressante. Après la messe et les cérémonies usitées, les dames marraines conduisent ces demoiselles dans l'intérieur du monastère. Pendant ce temps, toute la compagnie se rend dans un grand parloir extérieur, à l'entrée du couvent. On y distribue toutes sortes de confi- tures et de sucreries. Les deux novices paraissent quelques moments à la porte du parloir. Alors elles sont dépouillées de toute parure mondaine. Leurs clieveux sont coupés et elles sont vêtues en religieuses. Elles embrassent leurs amies et chacun se retire.
Cette cérémonie a commencé à me mettre en connais- sance avec la meilleure compagnie de Naples et surtout avec les dames que je retrouve le soir, au théâtre. Les dames se mettent ici avec beaucoup d'élégance et infini- ment mieux qu'à Rome. Le ton y est très bon et tel qu'il se trouve ordinairement dans les endroits où il y a une cQur. La galanterie est ici en usage comme dans le reste de l'Italie, mais ne m'a pas parue aussi indécemment affi- chée qu'à Gènes, à Florence ; excepté quelques dames dont la conduite est extrêmement leste, il y a généralement beau- coup de décence. 11 y a beaucoup de femmes très agréables dans la noblesse...
28 JANVIER. -^ Malgré le temps clair et très froid de la veille, je suis éveillé cette nuit par de forts coups de ton* nerre. Il y a eu de la grêle et une pluie très abondante avant le jour. Ce matin, l'air est très doux. M. le baron de Salis, suisse, officier général au service de France, et depuis plusieurs années employé à celui de Naples, m% prie à un déjeuner-dîner. La société y est nombreuse, agréable et presque entièrement composée d'étrangers. Il y a de la musique, un concert en règle. La duchesse de Guiche et la duchesse de Niwenlu'irn, nièce de M"" de Gbampcenets, y chantent des airs italiens k faire le plus grand plaisir. M"'" Hart, anglaise, grande et superbe, femme d'une figure céleste, vivant depuis quelques années avec le chevalier Hamilton, ministre d'Angleterre, avec lequel on la croit secrètement mariée, chante aussi à ce concert avec infiniment de goût. Après un excellent
VOYAOB RN ITALIE 89
fjt'jt'unor, qui me tient lieu de dîner, on danse jusqu'à l'heure du théâtre. J'y vois exécuter avec le plus grand plaisir une danse très libre et très voluptueuse, tenant beaucoup du fandango espagnol et appelée la tarcntaiue*. Les demoiselles de Amici, bourgeoises napolitaines, extrê- mement jolies, la dansent à merveille, mais M'"^Hart y met une volupté, une grâce qui échaufferaient l'homme le plus froid et le plus insensible. Cette dame Hart, qui est une des belles créatures que j'aie vues, est d'une origine obs- cure. On ne sait de quel état le chevalier Hamilton l'a tirée. C'est apparemment pour plaire à son bienfaiteur, grand amateur des arts et de l'antiquité, que M"^ Hart a appris à exécuter différentes attitudes. Elle se costume à la grec- que ou à la romaine, se pare de fleurs ou se couvre d'un voile, et donne ainsi le spectacle vivant des chefs-d'œuvre des plus célèbres artistes de l'antiquité. Elle y met infini- ment de complaisance et nous a donné une représentation en petite société. Il faut l'avoir vue pour concevoir à quel point celte belle personne nous fait jouir des charmes de l'illusion. Si j'étais le chevalier Hamilton, je passerais en revue toute l'Olympe ; je verrais fréquecpment soit Hebé, soit Vénus et les Grâces, quelquefois Junon, très rarement Minerve. Pour varier mes plaisirs, tantôt un riche boudoir m'offrirait la passionnée et tendre Cléopâtre, recevant amoureusement Marc Antoine et tantôt un cabinet de ver- dure verrait Alcibiade folâtrer avec Glycère.
Mais pour arrêter le développement de mon imagination, revenons à des objets plus sérieux. C'est ici le cas de parler du baron de Salis. Cet officier est maréchal de camp, grand croix de l'ordre du mérite et commandant du régi- ment do Salis-Grisons. Il s'était fuit en France une espèce de réputation militaire, sous le ministère du duc de Ghoi- seul qui le protégeait beaucoup. C'était ce qu'on appelait alors un faiseur, tracassant beaucoup les soldats, et depuis inspecteur très minutieux et très tracassier, ce qui avait contribué à le faire peu aimer en France. Je ne sais ce qui lui a valu le choix du roi de Naples, qui l'a appelé à sou service depuis quelques années pour remettre sur
1. Tarentolltj.
90
JOURNAL D ÉMIGRATION
un pied militaire ses troupes qui, à la vérité, en avaient le plus grand besoin. M. de Salis a eu le commandement général des troupes napolitaines avec un traitement d'en- viron soixante mille livres. Il a fait venir pour l'aider beaucoup d'officiers français, du génie, de l'artillerie, etc., lesquels jouissent de traitements considérables. Cela a fort indisposé les officiers napolitains de tous les grades et la grande autorité donnée au baron de Salis lui a attiré de nombreux et puissants ennemis. Il faut convenir que les troupes ont meilleur mine qu'avant son arrivée. Elles sont bien tenues et bien exercées, mais M. de Salis suit ici la même marche que M. de Saint-Germain en France : il dégoûte la noblesse et mécontente les officiers. Il a fait faire des réformes qui ont extrêmement déplu. Le roi avait auprès de sa personne un corps considérable de Liparotes, dans lequel toute la haute noblesse servait de préférence. Ce corps vient d'être réformé, au grand déplaisir de toute la cour. Il est question en ce moment de réformer aussi les gardes du corps et d'ôter au roi tout ce qui l'entoure ordinairement, ce qui en France a été aussi funeste au souverain qu'à la noblesse qui, de tout temps, avait été le plus ferme appui du trône. Mais je doute que M. de Salis puisse tenir encore longtemps contre les ennemis qu'il se fait journellement. Au surplus, il continue de jouir de tout le traitement qu'il avait en France et qui est considérable.