••»*"THii;^ ] mtU From the collection of the n m o Prepnger library San Francisco, California 2007 / L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE OUVRAGES DU MEME AUTEUR A LA MEME LIBRAIRIE Le Dilemme de Marc Sangnier. Essai snr la démocratie religieuse. — Un volume ia-18 (3" mille) 3 fr. 30 L'Enquête sur la Monarchie (1900-1909). — Un volume in-16 (3» édition, 11« mille) 3 fr. 50 Le même. Edition in-8° carré. Un volume 7 fr. 50 KiEL ET Tanger. La République française devant l'Europe. — Un vol. in-16 de cxviii-432 pages (12" mille) .... 4 fr. « La Politique religieuse. Un volume in-16 de lxv-447 pages (7" mille) 3 fr. 50 L'Action française et la religion catholique. — Un volume in-16 de 354 pages |6« mille) 3 fr. 50 Une Campagne royaliste au Figaî.o. — Un petit volume in-18 (2» mille) 0 fr. 75 Quand les Français ne s'aimaient pas. Chronique d'une renais- sance, 1895-1905. — Un volume in-16 de xxii-416 pages (8» mille , . . . . S fr. 50 Si le coup de force est possible (e/i collaboration avec H Dutrait- Grozon). — Un petit volume in-18 jésus (8" mille) . . 0 fr. 75 La Part du Combattant. — Un volume in-16 de 128 pages (10« mille) 1 fr.5U Les Conditions de la Victoire (1'* Série * La France se sauve elle-même. De Juillet à mi-Novembre 1914. — Un vol. de 476 pages '* fj"- » ** Le Parlement se réunit. De mi-Novembre 1914 ù fin Août 1915. — Un vol. de 352 pages 3 fr. 50 *** Ministère et Parlement. De Septembre à fin Décembre 1915. — Un vol. de 320 pages 3 fr. 50 **** Vers une Autorité. De Janvier à fin Mai 1916. — Un vol. de 250 pages environ (à paraître) » » Le Pape, la Guerre et la Paix. — Un volume de xvi-272 pages (7" mille) 3 fr. 50 Jean Moréas. Elude littéraire. — Brochure (épuisée), L'Idée de la décentralisation. — Une brochure (Bureaux de l'Ac- tion française) 0 fr. 75 Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve. — Un volume in-8°. (Nouvelle édition, Champion). . . '2 fr. » Les Amants de Venise. George Sand et Musset. Un volume in-16 (E. de Boccard) ... 3 fr. 50 Un débat nouveau sur la Hbpurlique et la décentralisation (en collaboration avec MM. Paul Boncour, Joseph Reinach, Cle- menceau, Xavier de Ricard, Varennc, Clémentel, etc.). Un vo- lume (épuisé). Libéralisme et Libertés. Démocratie et peuple. — Une brochure (Bureaux de l'Action fran^-aise) 0 fr. 25 Idées royalistes. Réponse à l'enquête de la Bévue hebdomadaire. Une brochure (Bureaux de l'Action française) . . . 0 fr. 25 L'Etang db Berre. — Un volume in-8" (Champion) . . 5 fr. » CHARLES MAUURAS \vi L'AVEN u DE 'irVT NCE SUIVI DE AUGUSTE COMTE. — LE ROMANTISME FÉMININ MADEMOISELLE MONK V f DEUXIEME EDITION REVUE ET CORRIGEE NOUVELLE LIBRAIRIE NATiOiNALE 11, RUE DE MÉDICIS — PARIS MCMXVII ?*v JAM 8 '55 "PC 33 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. RENE-MARC FERRY EN SOUVENIR DE « MINER VA » QU^L A FONDÉE ET DIRIGÉE Mon cher amiy f hésitais bien à vous offrir ce petit livre qui me vaudra la calomnie des pires et l'inattention des meilleurs, qui ne sera pas lu par les intéressés, ou qui sera moqué par ceux qu'il voudrait avertir. Mais vous êtes du petit nombre qui s occupe d'avoir raison. Peu vous importe de savoir si nous serons bien vieux ou si nous serons morts quand V événement nous apportera son témoi- gnage ! Les trois quarts de ces feuilles sont déjà tout à vous. Vous me les avez demandées, en fon- dant Minerva qui les a publiées, vous avez voulu les voir recueillies en volume. Tous les risques vous tentent. Je publie ma reconnaissance et notre ami^' lié. 6 l'avenir de l'intelligence Minerva n'a pas eu le sérieu^x bonheur de vieillir. Mais cinq trimestres lui suffirent pour plaire et pour déplaire considérablement. Du premier jour, elle eut en partage V éclat. Minerva fut splendide. Vous lui aviez donné tous les avantages extérieurs qui contribuent à rendre douce une bonne lecture ; mais, si J'ai bien compris la manière dont fut di- rigée Minerva, ce qui manque de solidité vous au- rait déplu. Vous vous appliquiez à produire des spécialités fortes, initiant le grand public au der- nier état des questions. Dans son langage simple et clair, Minerva voulait rendre tour à tour les ser- vices d'une Revue philosophique, d'une Revue d'his- toire, même d'une Revue critique. Elle y mettait ï entrain et la verve de sa jeunesse. Belle et vive, enivrée des passions de l'intelligence, on peut dire qu'elle a aimé la justesse, la raison et la vérité , Très beaux mots à graver sur le marbre d'une épi- taphe ! Mais celle-ci comporte également de très beaux noms. Vos collaborateurs furent en nom- bre, et bien choisis. Vous aviez Paul Bourget, et Maurice Barrés. Vous aviez Maurice Croiset, le général Bonnal, Gebhart, Sorel, Frantz Funck- Brentano. Vous aviez Judet, Moréas, Plcssis et PRÉFACE 7 Lionel des Rteiix , Vous aviez Fagiiet et Bainville, Vous aviez Charles le Goffic, Pierre Gauthlez, Renry Bordeaux , Le ciel, qui vous avait conduit chez M, Albert Fontemoing, paraissait disposé à répondre à vos soins habiles : ... D'un dextre éclair... Nous obtînmes notre miracle. Apeine étions-nous annoncés, le sol gallo-romain d'une vieille ville de France s' eut réouvrit, on vous informa qu'une Pallas de marbre, entière et fort bien conservée, venait d^être rendue au jour . Le présage fut inter- prété comme heureux. Il Vêtait. La déesse tendre- ment invoquée ^ assista la revue qui se publiait sous son nom . Elle nous épargna les erreurs à la mode, en nous accordant la connaissance et Is sen- timent de sa tradition . Notre chimère fut de croire à la durée d'un coup de bonheur. Nous nous étions imaginé que V olivier d'Attique et le laurier latin, unis à la mode française, feraient immanquablement accourir les honnêtes gens. Nous ne tenions pas compte d'un petit fait. Les honnêtes gens étaient morts. Cette société polie et cultivée qui fut la parure et le charme de l'ancienne vie de Paris ii existe plus. Les étrangers le disent et V écrivent depuis trente ans. Mais nous ne voulions pas le croire. Plus que 1. Voyez, dans l'Appendice I, l'Invocation à Minerve. 8 L*AVEMR DE l'iNTELLIGENCE nous tous vous refusiez d'accepter pareille dis- grâce. Votre optimisme naturel nous pénétrait. Tout compte fait, vous êtes trop bon pour votre siècle, mon cher ami. Examinons-le de plus près. Commençons par ce qui subsiste du vieux monde français. Nous rencontrerons des amateurs de mu- sique, des collectionneurs de peinture, d'armes et d'autres bibelots. Vhistoire garde ses fidèles, et aussi la pure science. Ce que nous aurons peine à trouver en un siècle où tout le monde écrit et dis- cute, ce qui ne sjy rencontre à peu près nulle part, cest l'amour éclairé des lettres, à plus forte rai- son le goût de la philosophie. Ni le Discours sur la méthode ni TAugustinus n'auraient beaucoup de lecteurs on même de lectrices parmi nos personnes de qualité, qui vont écouter M. Ferdinand Brune- tière. La notion d'un certain jeu supérieur de V es- prit est donc perdue complètement. Les livres, les vrais livres sont complètement délaissés, et voilà un bien mauvais signe! Je ne fais tort ni aux arts ni à la science. Il est cependant vrai que ces puis- santés disciplines ont besoin des lettres humaines. Exactement, elles en ont besoin pour se penser. Elles attendent de V expression littéraire un charme lumineux et une influence sublime qui paraissent tenir à la dignité du langage plus encore qu^à la beauté magnifique du strie. Les échecs, les reculs du livre intéressent, au plus vif et au plus sensible, PRÉFACE 0 notre civilisation : le goût, les mœurs, la pensée même ! Je voudrais me tromper : mais, après tant de siècles de vie intellectuelle très raffinée, une haute classe française qui n aime plus à lire me semble près de son déclin. On dit que la culture passe de droite à gauche, et qu'un monde neuf s'est constitué. Cela est bien possible. Mais les nouveau.x promus sont aussi des nouveaux venus, à moins qu'ils ne soient leurs clients ou leurs valets, et ces étrangers enrichis manquent terriblement, les uns de gravité, de ré- flexion, sous leur apparence pesante, et les autres, sous leur détestable faux vernis parisien, de légè- reté, de vraie grâce. Je trouve superficiel leur es- prit si brutal! Si pratiques, si souples, ils laissent échapper le cœur et la moelle de tout. Comment ces gens-là auraient-ils un goût sincère pour nos humanités? Qu est-ce qu'ils peuvent en com- prendre? Cela ne s'apprend point à V Université. Tous les grades du monde ne feront pas sentir à ce critique juif, d'ailleurs érudit, pénétrant, que, dans Bérénice, « lieux charmants où mon cœur vous avait adorée » est une façon de parler qui n'est point banale, mais simple, émouvante et très belle. Le mauvais goût des nouveaux maîtres nous fait descendre un peu plus bas que la rusticité ou la légèreté de l'ancienne aristocratie. Eux aussi pré- fèrent au livre le salon de peinture et l'art indus- 10 - l'avenir de i/intelligence triel. Mais rendons-leur cette justice : un vieux tact mercantile leur a donné le sentiment des va- leurs personnelles. Nos Juifs se trompent rarement sur le prix d'une intelligence. Ils ne commettraient pas les erreurs, les oublis et ces confusions pi- toyables où se laisse égarer la bonne foi de nos amis. Mais qu'importe, mon cher ami? les barbares sont les barbares, et nos amis sont nos amis! Même aveugles, même un peu morts, c'était à eux que nous destinions Minerva. Nous les aurions certainement suspendus à nos feuilles, comme rexemple de /'Action française ^ le prouve bien, si nous avions rempli vos livraisons de la querelle des intérêts ou des sentiments nationaux. Peut-être rendions-nous un service égal en proposant dans Minerva des rensei gnements, des clartés, sur autre chose que la politique pure. Notre grande utilité était là. Une revue de tradition et de sentiment purement français, mais libre, mais laïque et qui se dévouerait à la seule littérature! La dureté des temps s'est opposée à ce beau rêve. Observez quil 1. h'Aclion française est la revue de philosophie politique publiée sous la direction de M. Henri Vaugeois, et à laquelle collaborent des nationalistes de toute origin.^ : Léon de Montesquiou, Lucien Moreau, Jacques Bainville, le marquis de la Tour du Pin, Louis Dimier, llichard Cosse, Augustin Cochin, Lucien Corpcchot, An- toine IJaumann, Hobcrt Launay, Xavier de Magallou, Henri Mazet, ainsi que l'auteur de ce livre. PRÉFACE 11 en fut de même à peu près partout. De très grandes publications^ qui se distinguaient autrefois par l'étude et la méditation désintéressées^ prennent la croix on le turban et partent pour la guerre. Cette guerre doit être de première nécessité, puisqu'on la déclare de toute part et qu il faut se jeter dans un camp ou dans l'antre. De longtemps, on ne saura plus se promener en discutant sous le platane. Votre gymnase de critiques, dliistoriens et de psy- chologues eût été fréquenté aux matins de la pré- paration et de V exercice. Aujourd'hui, chacun s'est armé et entraîné. Tout est prêt. A V action! et je ne demande pas mieux. Mais ce ne sera point sans tourner des yeux de regret vers la noble palestre et le généreux peniathle de Minerva. Ecrivains et public y seraient devenus meilleurs. Il Nul esprit ne peut se flatter d'une connaissance vraiment satisfaisante et certaine de l'avenir. Pré- voir, essayer même de prévoir est une maladie du cœur. Nous l'avons reçue de nos mères avec les in- quiétudes que leur inspirait notre vie. L'avenu^ c'est delà crainte ou de l'espérance. Mais on peut craindre à juste titre et espérer à contresens, Oii n'atteint pas la précision de la science, r apprécia- 12 l'avemr de l'intelligence tiort délicate du jugement et de la raison, un mé- lange d'intuition et de calcul peuvent entrevoir et saisir ce que vaut promesse ou menace. T avouerai que le meilleur guide en ces sortes d' enquêtes est encore un refrain du poète de via Provence : « L'amour mène et Tart nous seconde. » Gardez-vous donc bien d'être dupe de la sécheresse et du tour abstrait de ce petit livre. La philosophie njy paraît que pour éclaircir et fixer le sentiment. Heureux qui songe de sang-froid aux profonds changements qui s^opèrent autour de nous! Je ne suis pas ce contemplateur altissime. Le spectacle est trop beau et trop riche d indications, n'y voulùt- on frémir que de V enthousiasme de la curiosité. Mais nous n'en sommes plus, ni vous, ni moi, mon cher ami, à la belle saison où l'œil ne peut se dis- tinguer des chaudes couleurs qu'il admire. Voici la vie, r expérience. Et voici la faiblesse humaine enfin sentie. La sensibilité se mêle à la pensée. Elle organise de profonds retours sur nous-mêmes : ce mécanisme des mœurs modernes qui s'institue ! cette distribution nouvelle des énergies, qui tend à effacer vie moyenne et classes moyennes ! ce char électrique qui passe, redivisant le monde en plèbe et en patriciat / Il faut être stupide comme un con- servateur ou naïf comme un démocrate pour ne pas sentir quelles forces tendent à dominer la Terre, Les yeux créés pour voir ont déjà reconnu leii PRÉFACE 13 deux antiques forces matérielles : lOr, le Sang, En fait, un homme d'aujourd'hui devrait se sen- tir plus voisin du X" siècle que du XVIIP. Quelques centaines de familles sont devenues les maîtresses de la planète. Les esprits simples qui s'écrient : Révoltons-nous, renversons-les, oublient que l'expé- rience de la révolte a été faite en France, il y a cent quinze ans, et qu'en est-il sorti ? De V autorité des princes de notre race^ nous avons passé sous la verge de marchands d'or, qui sont d'une autre, chair que nous, c'est-à-dire d'une autre langue et d'une autre pensée. Cet Or est sans doute une représentation de la For ce y mais dépourvue de la signature du fort. On peut assassiner le puissant qui abuse : VOr échappe à la désignation et à la vengeance. Ténu et volatil, il est impersonnel. Son règne est indifféremment celui d'un ami ou d^un ennemi, d'un national ou d'un étranger. Sans que rien le trahisse, il sert également Paris, Berlin et Jérusalem. Cette domination, la plus absolue, la moins responsable de toutes, est powtant celle qui prévaut dans les pajys qui se déclarent avancés. En Amérique elle commence à peser sur la religion, qui ne lui échappe en Europe qu'en se plaçant sous la tutelle du pouvoir politique, quand il est fondé sur le Sang. Sans doute, le catholicisme résiste, et seul : cest pourquoi cette Eglise est partout inquiétée, pour- 14 l'avenir de l'intelligence suivie, serrée de fort près. Chez nous, le Concor- dat Venchaîne à l'Etat qw, lui-même^ est enchaîné à VOr, et nos libres penseurs n'ont pas encore com- pris que le dernier obstacle à V impérialisme de VOr, le dernier fort des pensées libres est juste- ment représenté par V Eglise quils accablent de vexations ! Elle est bien le dernier organe toau- nome de l'esprit pur. Une intelligence sincère ne peut voir affaiblir le catholicisme sans concevoir qu'elle est affaiblie avec lui : cest le spirituel qui baisse dans le monde, lui qui régna sur les argen* tiers et les rois ; c'est la force brutale qui repart à la conquête de V univers. Heureusement, la force conquérante nest pas unique. Le Sang et VOr luttent entre eux. L'In- telligence garde un pouvoir, celui de choisir, de nommer le plus digne et de faire un vainqueur. Le gardera-t-elle toujours? Le garder a-t-elle long- temps? Les idées sont encore des forces par elles- mêmes. Mais dans vingt ans ? mais dans trente ans? S'il leur convient d'agir, de produire une action d'éclat, elles seront sages et prudentes de faire vite. L'avenir leur échappe, hélas! III Cette position du problème gênera quelques char- latans qui ont des intérêts à cacher tout ceci. Ils PRÉFACi: 15 font les dignes et les libres^ alors quils ont le mors en bouche et le harnais au dos. Ils nient la servi- tude pour en encaisser les profits, de la même ma- nière qu ils poussent aux révolutions pour émarger à la caisse du Capital. Un critique vénal, qui dé- nonce la littérature industrielle et qui la pratique, nia déjà reproché de diminuer la fonction des écri- vains et de me montrer complaisant envers les pou- voirs. Il faut répondre aux misères par le mépris. Constater la puissance, ce n'est pas la subir, c'est se mettre en mesure de lui échapper. Mais on la subit, au contraire, lorsqu'on la nie par hjypocrite vanité. Pàen n^est plus faux que la profonde sécurité générale. Les promesses de barbarie et d'anarchie compensent largement les autres, et, la plupart de ceux qui disent le contraire étant payés pour nous mentir, il ne faut les entendre que pour les com- prendre à rebours. Ah ! que V Intelligence use vite de ce qui lui reste de forces ! Qu'elle prenne parti ! Qu'elle décide, qu'elle tranche entre V Usurier et le Prince, entre la Finance et VEpée ! On VaTvu : la nature des deux puissances en conflit lui donne à elle, à elle seule, une faculté surhumaine, le don féerique de créer ou de déterminer une belle chose, quelque chose de purement, d'uniquement beau. Dans notre France des premières années du XX^ siècle, V Intelligence peut préférer, exalter et 16 l'avenir de l'intelligence par là faire triompher, aux dépens d'un métal ou d'un papier sans âme, la Force lumineuse et la cha- leur vivante, celle qui se montre et se nomme , celle qui dure et se transmet, celle qui connaît ses actes, qui les signe, qui en répond. L'or, divisible à l'infini, est aussi diviseur im- mense : nulle patrie ny résista. Je ne méconnais point r utilité de la richesse pour V individu. L'inté- rêt de Vhomme qui pense peut être d'avoir beau- coup d'or, mais l'intérêt de la pensée est de se rat- tacher à une patrie libre, telle que la peut seule maintenir l'héréditaire vertu du Sang. Dans cette patrie libre, la pensée réclame pareillement de l'ordre, celui que le Sang peut fonder et maintenir. Quand donc Vhomme qui pense aura sacrifié les commodités et les plaisirs qu'il pourrait acheter à la passion de l'ordre et de la patrie, non seulement il aura bien mérité de ses dieux, mais il se sera honoré devant les autres hommes, il aura relevé son titre et sa condition. L'estime ainsi gagnée rejaillira sur quiconque tient une plume. Devenue le o-énie sauveur de la cité, V Intelligence se sera sauvée elle-même de l'abîme où descend notre art déconsidéré. La seconde moitié de ce petit livre est un cahier de notes relatives à V exécution de ce dessein. Avant de réorganiser la France moderne, V élite PRÉFACE 17 des esprits français doit rétablir la discipline de sa propre pensée. Comment ? cela ne fait aucune difficulté pour les catholiques ; ceux qui veulent guérir de misère logique n'ont quà utiliser les res- sources que leur présente V économie intime de leuf religion . Mais f ai résumé pour les autres la règle magnifique instituée par le génie d'Auguste Comte sous le nom de Positivisme. Parce que la rigueur de cet appareil de redres- sement peut faire dire aux esprits timides et aux cœurs faibles : Mieux vaut le mal, /'a? fait suivre la traduction d'Auguste Comte de quelques études précises^ et faites sur le vif de ce mal romantique et révolutionnaire. Mes doux monstres à tête de femmes n'effraieront sans doute personne. Peut-- être feront-ils réfléchir un petit nombre d'intelli- gences libres et de volontés courageuses. Rien nest possible sans la réforme intellectuelle de quelques-uns. Mais ce petit nombre d'élus doit bien se dire que, si la peste se communique par la simple contagion^ la santé publique ne se recouvre pas de même manière. Leurs progrès personnels ne suffirojit pas à déterminer un progrès des mœurs. Et d'ailleurs ces favorisés, fussent-ils les plus sages et les plus puissants, ne sont que des vivants des- tinés à mourir un jour ; eux, leurs actes et leurs exemples ne feront jamais qu'un moment dans la vie de leur race, leur éclair bienfaisant n'entr'ou- Mauhras. Avenir 2 18 l'aveinir de l'intelligence vrira la nuit que pour la refermer, s ils n essaient d'y concentrer en des institutions un peu moins éphémères queux le battement fur tif de la minute heureuse qu'ils auront appelée sagesse, mérite ou vertu. Seule, l'institution, durable à l'infini, fait durer le meilleur de nous. Par elle, Thomme s'éter- nise : son acte bon se continue, se consolide en ha- bitudes qui se renouvellent sans cesse dans les êtres nouveaux qui ouvrent lesjyeux à la vie. Un beau mouvement se répète, se propage et re/taît ainsi indéfiniment. Si l'on veut éviter un individualisme qui ne convient quaux protestants, la question mo- rale redevient question sociale : point de mœurs sans institutions. Le problème des mœurs doit être ramené sous la dépendance de l'autre problème, et ce dernier, tout politique^ se rétablit au premier plan de la réflexion des meilleurs. Je n'ai pas essayé de résoudre ici ce problème. Je Vai supposé résolu. J'ai supposé ma solution dé- montrée, ou, pour mieux dire, mes démonstrations connues ^.Je me suis appliqué simplement à rendre l.Mon ami M. Lucien Moreau me fait l'honneur de réunir eu un corps d'ouvrage, qui paraîtra bientôt, l'ensemble de ces démons- trations aujourd'hui dispersées dans l'Enquête sur la Monarchie de la Gazelle de France et à l'Action française. [La publication de ce grand travail fut annoncée à la Biblioffraphie de la France ; elle fut ajournée lors de la transformation de la revue l'Aclion française en organe quotidien. Ce souvenir me donne enfin l'occa- sion d'adresser le témoignage de mu gratitude profonde à mou PRÉFACE 19 confiance à ceux qui ^admettant cette solution pour la vraie, concluent piteusement quelle n'est pas possible. Mon chapitre final, Mademoiselle Monk, invite le lecteur à considérer la façon dont les évé- nements se suivent dans la vie du monde, et tous les merveilleux partis que l'industrie de Vhomme peut en tirer, Uhomme d'action nest qu'un ouvrier dont l'art consiste à s'emparer de fortunes heu- reuses. Mais cette matière première lui est donnée avec abondance et fertilité à travers l'espace sans bornes^ sur les flots sans nombre du temps. Je comprends qu'un être isolée n'ajant qu'un cerveau et qu'un cœur, qui s'épuisent avec une mi- sérable vitesse, se décourage et, tôt ou tard, déses- père du lendemain. Mais une race, une nation sont des substances sensiblement immortelles ! Elles dis- posent d'une réserve inépuisable de pensées, de cœurs et de corps. Une espérance collective ne peut donc pas être domptée. Chaque touffe tranchée re- verdit plus forte et plus belle. Tout désespoir en politique est une sottise absolue, i904-i905. ami M. Lucien Moreau : jusqu'au 2 août 1914, tous mes livres lui doivent le concoui's de suggestions précieuses et de revisions atten- tives : cela est particulièrement vrai de celui-ci.] (Note de 1917.) L'iVENIR DE L'INTELLIGENCE L^AVENIR DE L'INTELLIGENCE L'ILLUSION Un écrivain bien médiocre, mais représentatif, est devenu presque fameux pour ses crises d'enthou- siasme toutes les fois qu'un membre de la République des lettres se trouve touché, mort ou vif, par les hon- neurs officiels. Tout lui sert de prétexte, remise de médaille, érection de statue, ou pose de plaque. Pourvu que la cérémonie ait comporté des uniformes et des habits brodés, sa joie naïve éclate en applau- dissements. — Y avez-vous pris garde ? dit-il, les yeux serrés, le chef de TEtat s'était fait représenter. Nous avions la moitié du Conseil des ministres et les deux pré- fets. Tant de généraux ! Des régiments avec drapeau, des musiciens et leur bannière. Sans compter beau- coup de magistrats en hermine et de professeurs, ces derniers sans leur toge, ce qui est malheureux. — Et les soldats faisaient la haie ? — Ils la faisaient. — En armes ? — Vous l'avez dit. — Mais que disait le peuple ? — Il n'en croyait pas ses cent yeux ! « Pareille chose ne se fût jamais vue voilà six- vingt ans : des tambours, du canon et le déplacement des autorités pour un simple gratte-papier ! Jadis, un 24 l'avenir de l'intelligence bon soldat, un digne commis aux gabelles purent am- bitionner ces honneurs ; les auteurs, point. Ces amu- seurs n'étaient pris au sérieux que d'un petit cercle condescendant. « Grâce aux dieux, la corporation écrivante se trouve égalée désormais aux premiers de l'Etat. Elle les passe même tous. Ils ne sont que des membres, et elle est leur tête superbe. Rien ne nous borne. Rien ne nous manque non plus : nous avions les plaisirs de la vie intellectuelle, il s'y ajoute la satisfaction des grandeurs selon la chair, pouvoir et richesse. Les Lettres et les Sciences mènent à tout. Comptez com- bien d'anciens élèves de l'Ecole normale, de l'Ecole des Chartes ou de l'Ecole des hautes études devin- rent présidents d'Assemblée, ministres d'Etat ! Nulle dignité ne nous pare, et c'est nous qui la relevons quand nous daignons en accepter une. « Comment ne régnerions-nous pas? Le plus cer- tain des faits est que nous vivons sous un gouverne- ment d'opinion ; or, cette opinion, nous en sommes les extracteurs et les metteurs en œuvre. Nous la dégageons de l'inconscient où elle sommeille et nous la modelons en formules pleines de vie. Mieux que cela. A la lettre, nous la faisons, nous la mettons au monde. Par cette fille illustre, simple et sonore répercussion de notre pensée, une force des choses nous rend maîtres de tout. « Il faut le dire sans surprise. La puissance que nous exerçons est la seule bien légitime. Soyons plu- tôt surpris qu'on lui mette une borne. Mais les bor- l'illusion 25 nés disparaîtront. Le flot de notre fortune monte toujours. Le règne de TEsprit sur les multitudes s'annonce, le Dieu nouveau s'installe sur son trône immortel. Rangés sous les pieds de ce monarque définitif, les Forts des anciens jours, les débris des pouvoirs matériels détruits, ceux qui représentaient soit l'énergie brutale, soit la ruse enrichie, soit l'héri- tage perpétué de Tune ou de Tautre ou de leur alliance, les dominateurs foudroyés en sont à attendre les ordres que leur dicte notre Sagesse. En lui faisant la cour, en devenant nos plus diligents serviteurs, ils espèrent se laver des crimes passés. Voilà qui vaut mieux que le rêve des premiers poètes. Le fer du glaive n'est point changé en fer de charrue : l'instru- ment se met au service d'un peu de substance pen- sante, il obéit aux injonctions de notre encre d'im- primerie. N'en doutons plus, rendons justice à Faurore des temps nouveaux. » — Et ce n'est qu'évidence pure ! » ajoute le simple docteur, qui n'est point seul dans sa croyance : des esprits aussi dénués de candeur que M. Georges Cle- menceau osent écrire, peuvent écrire « que la souve- raineté de la force brutale est en voie de disparaître et que nous nous acheminons, non sans heurts, vers la souveraineté de l'intelligence ». Je ne demande pas s'il faut souhaiter ce régime. La dignité des esprits est de penser, de penser bien, et ceux qui n'ont point réfléchi au véritable caractère de cette dignité sont seuls flattés de la beauté d'un rêve de domination. Les esprits avertis feront la grimace 26 l'avenir de l'intelligence et remercieront. Il ne s'agit point de cela, dans ce petit traité ! Car, de quelque façon qu'on y soit sen- sible, qu'on sourie d'aise ou qu'on soit choqué, nulle conception de l'avenir n'est plus fausse, bien qu'on nous la présente avec autant de netteté que de chaleur. Sans doute les faits qui la fondent ont une couleur de justesse. Mais est-ce qu'on les interprète bien ? Les comprend-on ? Les voit- on même ? Les nomme-t-on exactement ? Oui, la troupe suit le convoi des auteurs célèbres ; on décore, on honore, on distingue aux frais du Trésor ceux d'entre nous qui semblent s'élever du commun. Ce sont des faits ; mais tous les faits veulent être éclaircis par des faits antérieurs ou contemporains, si l'on tient à les déchiffrer. GRANDEUR ET DÉCADENCE 1. Grandeurs passées. Tout d'abord, précisons. Nous parlons de Tlntelli- gence, comme on en parle à Saint-Pétersbourg, du métier, de la profession, du parti de l'Intelligence. Il ne s'agit donc pas de Tinfluence que peut, en tout temps, acquérir par sa puissance l'intelligence d'un lettré, poète, orateur, philosophe ; la magie de la pa- role, la fécondité de la vie et de la pensée sont des forces comme les autres ; si elles sont considérables ou servies par les circonstances, elles entrent dans le jeu des autres forces humaines et donnent le plus ou le moins suivant elles et suivant le sort. Un juriste dirait ; voilà des espèces. Un casuisterdes cas. Nous traitons du genre écrivain. Un saint Bernard, pénétrant un milieu quelconque, y agira toujours et, comme dit le peuple, il y mar^ quera à coup sûr. Un esprit de moitié moins puissant que ne le fut celui de saint Bernard, mais soutenu, servi par une puissante collectivité telle que l'Eglise chrétienne, dégagera de même, et dans tous les cas, une influence appréciable. Mais le sort des individus 28 l'avenir DE l'intelligence d'exception, fussent-ils gens de plume, et le sort des grandes collectivités morales ou politiques dans les- quelles un homme de lettres peut être enrôlé, n'est pas ce que nous examinons à présent. Nous traitons de la destinée commune aux hommes de lettres, du sort de leur corporation et du lustre que lui valut le travail des deux derniers siècles. Ce lustre n^est pas contestable ; nous fîmes tous fortune il y a quelque deux cents ans. Depuis lors, avec tout le savoir-faire ou toute la maladresse du monde, né bien ou mal, pauvre ou riche, entouré ou seul, et de quelque congrégation ou de quelque loca- lité qu'il soit originaire, un homme dont on dit qu'il écrit et qu^il se fait lire, celui qui est classé dans la troupe des mandarins a reçu de ce fait un petit sur- croît de crédit. Avec ou sans talent il circula, il avança plus aisément, car on s'écartait devant lui comme au- trefois devant un gentilhomme ou devant un prêtre. Quelque chose lui vint qui s'ajoutait à lui. On le crai- gnit, on rhonora, on Testima, on le détesta ; de tous ces sentiments fondus en un seul s'exhalait une sorte d'estime amoureuse et jalouse pour le genre de pou- voir ou d'influence que sa profession semblait compor- ter. 11 avait Tauréole et, si quelque uniforme Tavait fait reconnaître des populations, c'est à lui qu'on aurait fait les meilleurs saints. 2. Du XVP siècle au XVIIP, L'histoire de notre ascension professionnelle a été faite plusieurs fois. Il n'y a, je suppose, qu'à en rap- peler la rapidité foudroyante. Au xvir siècle, les dédicaces de Corneille, les sombres réticences de La Bruyère, la triste et boudeuse formule du vieux Malherbe, qu'un poète n'est pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles, permettent de nous définir la condition d'un homme qu'élevait et classait la seule force de son esprit. On fera bien d'apprendre la langue du temps avant de conclure d'une phrase ou d'une anecdote que c'était une condition toute domestique. Ni Téclat, ni l'aisance, ni la décence, ni, à travers tous les incidents naturels à une carrière quelconque, l'honneur proprement dit n'y faisaient défaut. Le rang était considérable, mais subordonné. Les Lettres faisaient leur fonction de parure du monde. Elles s'efforçaient d'adoucir, de pohr et d'amender les mœurs générales. Elles étaient les interprètes et comme la voix de l'amour, l'aiguil- lon du plaisir, l'enchantement des lents hivers et des longues vieillesses ; l'homme d'Etat leur demandait ses distractions, et le campagnard sa société préférée : elles ne prétendaient rien gouverner encore. 30 l'aveinir de l'ijntelligejnce La Renaissance avait admis un ordre de choses plus souple et moins régulier ; le roi Charles IX y passait au poète Ronsard des familiarités que Louis XIV n'eût point souffertes. Cependant, au xvi' siècle co^me au xvii% les orateurs, les philosophes, les poètes obser- vèrent les convenances naturelles et, lorsqu'ils agi- tèrent de la meilleure constitution à donner à TEtat, c'était presque toujours en évitant de rechercher l'ap- plication immédiate et la pratique sérieuse. Leurs esprits se jouaient dans des combinaisons qu'ils sen- taient et nommaient fictives. Ils laissaient la politique et la théologie à ceux qui en faisaient état. Tirons notre exemple du plus délicat des sujets, de Tordre religieux ; Ronsard et ses amis pouvaient se réunir pour offrir des libations à Bacchus et aux Muses, et feindre même de leur immoler un bouc qu'ils char- geaient de bandelettes et de guirlandes; quand il conte cette histoire de sa jeunesse, et d'un temps où la que- relle de religion -n'existait pas encore, le poète a bien soin de spécifier que c'était pur amusement ; on n'avait pas songé, en se couronnant des fleurs de la fable, à faire vraiment les païens, non plus qu'à s'écar- ter des doctrines de l'Evangile. Voilà la mesure et le trait. Les Lettres sont un noble exercice, l'art une fiction à laquelle l'esprit s'égaye en liberté. Les effets sur les mœurs sont donc indirects et lointains. On les saisit à peine. L'écrivain et l'artiste ne peuvent en tirer ni vanité ni repentir. Ils en sont ignorants autant qu'innocents. Plaire au public_, se divertir entre eux, c'est le but unique. La GRANDEUR ET DÉCADENCE 31 Fontaine ne savait guère que son livre de Contes eût fait songer à mal. Ils ne se doutent qu'à demi de leur influence sur le public. S'ils déterminent quelque altération ou quelque réforme, c'est, à peu près, à leur insu. 3. Les lettrés deviennent rois. Or, c'est, tout au contraire, la réforme, le change- ment des idées admises et des goûts établis qui fut le but marqué des écrivains du xviii^ siècle. Leurs ouvrages décident des révolutions de FEtat. Ce n'est rien de le constater : il faut voir qu'avant d'obtenir cette autorité, ils l'ont visée, voulue, bri- guée. Ce sont des mécontents. Ils apportent au monde une liste de doléances, un plan de reconstitution. Mais ils sont aussitôt applaudis de ce coup d'au- dace. Le génie et la modestie de leurs devanciers du grand siècle avaient assuré leur crédit. On commence par les prier de s'installer. On les supplie ensuite de continuer leur ouvrage de destruction réelle, de cons- truction imaginaire. Etla vivacité, l'esprit, l'éloquence de leurs critiques leur procure la vogue. Jusqu'à quel point ? Cela doit être mesuré au degré de la tolé- rance dont Jean-Jacques réussit à bénéficier. Il faut se rappeler ses manières, ses goûts et toutes les tares de sa personne. Que la société la plus parfaite de l'Eu- rope, la première ville du monde l'aient accueilli et l'aient choyé ; qu'il y ait été un homme à la mode ; qu'il y ait figuré le pouvoir spirituel de l'époque ; qu'un peuple tributaire de nos mœurs françaises, le GRANDEUR ET DÉCADENCE 33 pauvre peuple de Pologne, lui ait demandé de rédiger à son usage une « constitution », cela en dit plus long que tout. Charles-Quint ramassa, dit-on, le pinceau de Titien ; mais, quand Titien peignait, il ne faisait que son métier, auquel il excellait. Quand Rousseau écrivait, il usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple entier, puisqu'il n'était même point le sujet du roi, ni membre d'aucun grand État militaire faisant quelque figure dans l'Eu- rope d'alors. L'élite politique et mondaine, une élite morale, fit mieux que ramasser la plume de Jean-Jac- ques ; elle baisa la trace de sa honte et de ses folies ; elle en imita tous les coups. Le bon plaisir de cet homme ne connut de frontières que du côté des gens de lettres, ses confrères et ses rivaux. La royauté de Voltaire, celle du monde de l'Ency- clopédie, ajoutées à cette popularité de Jean-Jacques, établirent très fortement, pour une trentaine ou une quarantaine d'années, la dictature générale de l'Ecrit. L'Ecrit régna non comme vertueux, ni comme juste, mais précisément comme écrit. 11 se fit nommer la Raison. Par gageure, cette raison n'était d'accord ni avec les lois physiques de la réalité, ni avec les lois logiques de la pensée : contradictoire et irréelle dans tous ses termes, elle déraisonnait et dénaturait les problèmes les mieux posés. Nous aurons à y revenir : constatons que l'absurde victoire de l'Ecrit fut com- plète. Lorsque l'autorité royale disparut, elle ne céda point, comme on le dit, à la souveraineté du peuple : le successeur des Bourbons, c'est l'homme de lettres. Maurras. Avenir 2 4. L abdication des anciens princes. Une petite troupe de philosophes prétendus croit spirituel ou profond de contester l'influence des idées, des systèmes et des mots dans la genèse de la Révo- lution. Gomment, se disent-ils, des idées pures, et sans corps, retentiraient -elles sur les faits de la vie ? Gomment des rêves auraient-ils causé une action ? Quoique cela se voie partout à peu près chaque jour, ils le nient radicalement. Gependant, aucun des événement publics qui com- posent la trarne de l'histoire moderne n'est compré- hensible, ni concevable, si l'on n'admet pas qu'un nouvel ordre de sentiments s'était introduit dans les cœurs et affectait la vie pratique vers 1789 ; beau- coup de ceux qui avaient part à la conduite des affaires nommaient leur droit un préjugé ; ils doutaient sérieusement de la justice de leur cause et de la légi- timité de cette œuvre de direction et de gouverne- ment qu'ils avaient en charge publique. Le sacrifice de Louis XVI représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes les têtes du troupeau : avant d'être tranchées, elles se retranchèrent ; on n'eut pas à les renverser, elles se laissèrent tomber. GRANDEUR ET DÉCADENCE '\b Plus tard, l'abdication de Louis-Philippe et le départ de ses deux fils Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de terre et de mer, montrent d'autres types très nets du même doute de soi dans les consciences gouvernementales. Ces hauts pouvoirs de fait, que l'hérédité, la gloire, l'intérêt général, la foi et les lois en vigueur avaient constitués, cédaient, après la plus molle des résistances, à de simples échauffourées. La canonnade et la fusillade bien appli- quées auraient cependant sauvé l'ordre et la patrie, en évitant à l'humanité les deuils incomparables qui suivirent et qui devaient suivre. — Che coglione ! disait le jeune Bonaparte au 10 août. Ce n'est pas tout à fait le mot : ni Louis XVI, ni ses conseillers, ni ses fonctionnaires, ni Louis- Philippe, ni ses fils n'étaient ce que disait Bonaparte, ayant fait preuve d'énergie morale en d'autres sujets. Mais la Révolution s'était accomplie dans les profon- deurs de leur mentalité : depuis que le philosophisme les avait pétris, ce n'étaient plus eux qui régnaient ; ce qui régnait sur eux, c'était la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés, n'avaient eu qu'à paraître pour obtenir la pourpre et se la partager. L'époque révolutionnaire marque le plus haut point de dictature littéraire. Quand on veut embrasser d'un mot la composition des trois assemblées de la Révo- lution, quand on cherche pour ce ramas de gentils- hommes déclassés, d'anciens militaires, et d'anciens capucins, un dénominateur qui leur soit commun, c'est toujours à ce mot de lettrés qu'il faut revenir. On 36 l'avenir de l'intelligence peut trouver leur littérature frappée de tous les signes de la caducité : temporelle ment, elle triompha, gouverna et administra. Aucun gouvernement ne fut plus littéraire. Des livres d'autrefois aux salons d'au- trefois, des salons aux projets de réformes qui circu- laient depuis 1750, de ces papiers publics aux « Dé- clarations » successives, la trace est continue : on arrange en texte des lois ce qui avait été d'abord publié en volume. Les idées dirigeantes sont les idées des philosophes. Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux affaires, c'est que, à l'aurore de la Révolution, ils sont morts presque tous. Les survivants, au grand complet, viennent jouer leur bout de rôle, avec les disciples des morts. Le système de mœurs et d'institutions qu'ils avaient combiné jadis dans le privé, ils l'imposaient d'aplomb à la vie publique. Cette méthode eût entraîné un très grand nombre de mutilations et de destruc- tions, alors même qu'elle eût servi des idées justes ; mais la plupart des idées d'alors étaient inexactes. Nos lettrés furent donc induits à n'épargner ni les choses ni les personnes. Je ne perds pas mon temps à plaindre ceux que Ton fît périr ; ils vivaient, c'étaient donc des condamnés à mort. Malheureusement, on fit tom- ber avec eux des institutions promises, par nature, à de plus longues destinées. 5. Napoléoîi. Si Ton considère en Napoléon le législateur et le souverain, il faut saluer en lui un idéologue. Il figure Fhomme de lettres couronné. Gomme il s'en vante, lui qui disait : Rousseau et moi^ ce membre de l'Ins- titut continue la Révolution, et avec elle tout ce qu'a rêvé la littérature du xviif siècle ; il le tourne en décrets, en articles de code. La Constitution de l'an VIII, le Concordat, l'Administration bureaucratique reflètent constamment les idées à la mode sur la fin de l'ancien régime. Mais, par un miracle de sens pratique dont il faut avouer le prix, Napoléon tira de ces rêveries sans solidité une forte apparence de réalités consis- tantes. Assurément tous nos malheurs découlent de ces apparences menteuses: elles n'ont pas cessé de contra- rier les profondes nécessités de l'ordre réel. Cependant nos phases de tranquillité provisoire n'eurent point d'autres causes que l'accord très réel des fictions administratives avec les fictions littéraires qui agi- taient et dévovaient tous les cerveaux. De la ren- contre de ces deux fictions, et de ces deux littératures, l'une officielle, l'autre privée, naissait le sentiment. 38 l'avenir de l'intellige^vce précaire mais réel, d'une harmonie ou d'une conve- nance relative. Nos pères ont appelé ce sentiment celui de l'ordre. Ceux d'entre nous qui se sont demandé comme La- martine : cet ordre est-il l'ordre ? et qui ont dû répondre : 7ion, tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand poète du romantisme français. Ils ajoutent : pour le dernier des hommes d'Etat nationaux. Ils placent Napoléon P' vingt coudées au-dessus de Jean-Jacques et de Vic- tor Hugo, mais plus de dix mille au-dessous de M. de Peyronnet. Il est vrai que Napoléon se présente sous un autre aspect, si, du génie civil, qui, en lui, fut tout poésie, on arrive à considérer le génie militaire. Rien de plus opposé à la mauvaise littérature politique et diploma- tique que Napoléon chef d'armée : rien de plus réa- liste ni de plus positif ; rien de plus national. Comme les généraux de 1792, il réveille, il stimule le fond guerrier de la nation ; il aspire les éléments du com- posé français, les assemble, heurte leur masse contre l'étranger ; ainsi il les éprouve, les unit et les fond. Les nouvelles ressources du sentiment patriotique se révèlent, elles se concentrent et, servies par l'autorité supérieure du maître, opposent à Tidéologie des lettrés un système imprévu de forces violentes. De ce côté, Napoléon personnifie la réponse ironique et dure des militaires du xix" siècle aux songes littéraires du xviir. 6. Le XIX" siècle. Caractère général du xix" siècle : le courant natu- rel de sa littérature continue les divagations de l'âge précédent ; mais la suite des faits militaires, écono- miques et politiques contredit ces divagations une à une. Par exemple, considérez l'histoire des réalités euro- péennes après la Révolution. La littérature révolu- tionnaire tendait à dissoudre les nations pour consti- tuer l'unité du genre humain, et les conséquences directes de la Révolution furent, hors de France, comme dans notre France, de rallumer partout le sentiment de chaque patrie particulière et de préci- piter la constitution des nationalités. Mais les lettres allemandes, anglaises, italiennes, slaves servirent, cha- cune dans son milieu natal, ces violentes forces phy- siques, et la littérature française du xtx" siècle voulut favoriser au dehors cet élan : pour son compte, dans son esprit, elle demeura cosmopolite et huma- nitaire. Elle se prononçait, en France, à l'inverse de faits français et étrangers qu'elle avait déterminés elle-même ; elle n'utilisait les guerres de l'Empire qu'au profit des idées de la Révolution. Les faits lui 40 l'avenir de l'intelligence offraient l'occasion d'un Risorgimento français ; elle l'évita avec soin. Autre exemple : les lettrés du xviii' siècle avaient fait décréter comme éminemment raisonnable, juste, proportionnée aux clartés de l'esprit humain et aux droits de la conscience, une certaine lé^^islation du travail d'après laquelle tout employeur, étant libre, et tout employé, ne l'étant pas moins, devaient trai- ter leurs intérêts communs d'homme à homme, d'égal à égal, sans pouvoir se concerter ni se confédérer avec leurs pareils, qu'ils fussent ouvriers ou patrons. Ce régime, qui n'était pas assurément le meilleur en soi, qui était même en soi détestable, paraissait néanmoins applicable ou possible dans l'état où se trouvaient les industries humaines aux environs de 1789 ou de 180!2 ; c'est à peine si la moj^enne industrie avait fait son apparition, la grande industrie s'indiquait faiblement, la très grande industrie n'existait pas encore. Un fait nouveau, l'un des faits que Napoléon méconnut, la vapeur, stimula les transformations. La législation lit- téraire de la Révolution et de Napoléon dut se heurter dès lors aux difficultés les plus graves ; de gênante et de périlleuse pour l'avenir, ou de simplement immo- rale, elle devint un danger immédiat, pressant, et vraiment elle conspira contre l'ordre et la paix à l'in- térieur. Car, dans la très grande industrie, le patron personnel s'évanouit presque partout : il fut remplacé par le mandataire d'un groupement ; quel que fût, d'ailleurs, ce nouveau chef, il acquérait, du fait des conditions nouvelles, une puissance telle qu'on ne GRANDEUR ET DÉCADENCE 41 pouvait lui opposer sans ridicule, comme un co-con- tractant sérieux, comme un égal légal, le malheureux ouvrier d'usine perdu au milieu de centaines ou de milliers d'individus employés au même travail que lui, et de ceux qui s'offraient pour remplaçants éventuels. Les faits économiques, s'accumulant ainsi, révé- laient chaque jour le fond absurde, odieux, fragile, des fictions légales. D'autres idées, une autre littérature, un autre esprit, auraient secondé des faits aussi graves, mais les lettrés ne comprenaient du mouvement ou- vrier que ce qu'il présentait de révolutionnaire ; au lieu de construire avec lui, ils le contrariaient dans son œuvre édifîcatrice et le stimulaient dans son effort destructeur. Considérant comme un état tout naturel l'antagonisme issu de leurs mauvaises lois, ils s'effor- cèrent de l'aigrir et de le conduire aux violences. On peut nommer leur attitude générale au cours du xix' siècle un désir persistant d'anarchie et d'insur- rection. Hugo et Béranger donnaient à la force mili- taire française un faux sens de libéralisme, et George Sand faussait les justes doléances du prolétariat. Ainsi tout ce qii' entreprenait d'utile ou de néces- saire la Force des choses^ Vlntelligence littéraire le dévoyait ou le contestait méthodiquement. C'est le résumé de l'histoire du siècle dernier. 7. Premières atteintes. De ces deux pouvoirs en conflit, Intelligence et Force, lequel a paru l'emporter au cours de ce même siècle? On n'y rencontre pas une influence comparable aux dictatures plénières du siècle précédent. On avait dit le roi Voltaire, mais personne ne dit le roi Chateau- briand, qui ne rêva que de ce sceptre, ni le roi Lamar- tine, ni le roi Balzac, qui aspirait de même à la tyran- nie. On n'a pas dit le roi Hugo. Celui-ci a dû se contenter du titre de « père », et de qui ? des poètes, des seules gens de son métier. En outre, les souverains qui ont gouverné la France après Napoléon se sont presque tous conformés à ses jugements, peu bienveillants, en somme, sur ses con- frères en idéologie. La Restauration s^honora de la renaissance des Lettres pures ; elle les protégea, les favorisa d'un esprit si curieux et si averti que c'était, par exemple, le jeune Michèle t qui allait donner des leçons d'histoire aux Tuileries. Mais le Gouvernement n'en était plus à prendre au sérieux les pétarades d'un sous-Voltaire. On le fit voir à M. de Chateaubriand. Villèle lui fut préféré, Villèle qui n'était ni manieur de GRANDEUR ET DÉCADENCE 43 mots, ni semeur d'images brillantes, mais le plus appli- qué des politiques, le plus avisé des administrateurs, peut-être le meilleur citoyen de son siècle. Quoique fort respectueux envers l'opinion, Louis- Philippe montra une profonde indifférence envers ceux qui la font. Il ne les craignit pas assez; en s 'appuyant sur les intérêts, il négligea imprudemment l'appui de ceux qui savent orner et poétiser le réel. Son fils aîné avait pratiqué ce grand art, et la mort du duc d'Or- léans, le 13 juillet 1842, fut un des malheurs qui per- mirent la révolution de Février. Le second Empire, qui adopta peu à peu une poli- tique toute contraire à Tégard des lettrés, en parut châtié par le cours naturel des choses; les hommes de main, Persigny, Maupas, Saint-Arnaud, Morny, mar- quent précisément Theure de sa prospérité ; quand l'empereur se met à collaborer avec les diplomates de journaux, qu'il s'enflamme avec eux pour Tunité ita- lienne ou s'unit à leur vœux en faveur de la Prusse, la décadence du régime se prononce, la chute menace. Mais il faut prendre garde qu'un Emile OUivier, plus tard un Gambetta, se donnaient déjà pour des prati- ciens : on les eût offensés en les mettant dans la même compagnie que Rousseau. Sous ces divers régimes, en effet, les lettrés purent bien accéder au gouvernement. Ce n'était plus la lit- térature en personne qui devait régner sous leur nom. Leur ambition commune était de se montrer, avant tout, gens d'affaires et hommes d'action. Un trait les marque assez souvent, plus que Bona- 44 l'avenir de l'intelligence parte : c'est le profond dédain, qu'ils affichent, dès la première minute du pouvoir, pour leur condition de naguère; c'est l'autorité rogue, même un esprit d'hos- tilité dont ils sont animés envers leurs compagnons d'hier. Ils les casent assurément, car le cercle de leurs relations n'est étendu que de ce côté. Ils s'entourent d'un personnel de leur origine ; mais, cette origine, ils la renient volontiers, ils n'éprouvent aucune piété particulière pour le fait de tenir une plume, de mettre du noir sur du blanc. Ils se croient renseignés sur ce que vaut la Pensée et toute Pensée, car ils se rappel- lent la leur. De quel air, de quel ton, ce Guizot devenu président du Conseil reçoit le pauvre Auguste Comte ! Un ancien secrétaire de rédaction à la République Française^ passé ministre des Affaires étrangères, dit à qui veut l'entendre qu'il fait peu de cas des jour- naux. Un journaliste, un écrivain qui a été élu député aux élections dernières, étudie ses intonations pour écraser d'anciens confrères : « — Vous autres théori' ciens /... » LA DIFFICULTE 8. Les anciens privilégiés. Du jour de leur élévation les nouveaux promus ont fait une découverte. Ils s'aperçoivent que tout n'est pas dans les livres. Ils se disent que l'expérience, l'ha- bitude des hommes, le maniement de grands intérêts sont des biens. Ils découvrent aussi les antiques dis- tinctions de vie et de mœurs, la supériorité des ma- nières ; chez les femmes raffinement et la culture sou- veraine du goût. Ils en font aussitôt grand état et le laissent voir. Les anciens privilégiés ne peuvent man- quer d^ prendre garde à leur tour et s'aperçoivent en même temps de leur force. Avec ce sentiment se forme en eux quelque dédain pour une espèce d'êtres autrefois redoutés, qu'ils ne regardent bientôt plus qu'en bêtes curieuses. Je ne prétends pas que, pendant les cinquante ou soixante dernières années, le vieux monde français ait su cultiver le dédain avec ce vif discernement qui aurait égalé un profond calcul politique. La sagesse eût été de réprimer de mauvais sourires et de retenir des affronts qui furent souvent payés cher. L'état inor- 46 L^AVENIR IjE l'intelligence ganique de la société, l'instabilité des Gouvernements ne permettaient, de ce côté, que des mouvements de passion. Ni politique orientée, ni tradition suivie. Con- frontée avec les parvenus de l'Intelligence, la vieille France s'efforçait de faire sentir et de maintenir son prix ; tout en les accueillant parfois, elle fut loin de les subir, comme elle avait subi le monde de l'Encyclo- pédie. Ces sauvages ne demandaient qu'à s'apprivoi- ser ; ils étaient donc moins intéressants à c<)nnaître. Ils la cherchaient : elle avait donc intérêt à se déro- ber ; elle le fit, plus d'une fois à son dommage. Cependant, une grande bonhomie, bien conforme au caractère de la race, présida longtemps encore aux relations, quand il s'en établit, entre les deux sphères. Rien n'était plus aisé, au sens complet d'un mot charmant, que l'accès de certaines demeures anciennes et de leurs habitants fidèles aux mœurs d'autrefois. La plus exquise des réciprocités, celle du respect, faisait le fond de la politesse en usage. Une vie par- faitement simple annulait, en pratique, la plus voyante des inégalités, qui est celle des biens. A l'idolâtrie, dont la fin de l'ancien régime avait honoré le moindre mérite intellectuel, succédait un procédé beaucoup plus humain, qui avait l'avantage de convenir aux esprits délicats, qu'eût choqué l'excès de jadis. Un homme de haute intelligence, mais sans naissance et sans fortune, fut longtemps assuré de trouver dans les classes supérieures de la nation cet accueil de plain-pied, dont tout Français, né patricien, même s'il vient du petit peuple, éprouve au plus haut point la LA DIFFICULTÉ 47 nécessité, presque la nostalg-ie, pour peu qu'il se soit cultivé. Ce que M. Bourget appelle un désir de sen- sations fines se trouvait ainsi satisfait par le jeu de quelques aimables conjonctures. Le roman, le théâtre, les Mémoires des deux premiers tiers de ce siècle témoignent de cet état de mœurs, devenu à peu près historique de notre temps, car il ne s'est guère con- servé qu'en certaines provinces. 9. Littérature de cénacle ou de révolution. Mais, d'une part, Tlntelligence, d'autre part, la Force des choses ayant continué de développer les principes contraires dont chacune émanait, l'intelli- gence française au xix' siècle poursuivait sa carrière d'ancienne reine détrônée, en se séparant de plus en plus de cette autre reine vaincue, la haute société française du même temps. Dès 1830, Sainte-Beuve l'a bien noté, les salons d'autrefois se ferment. Cest pour toujours. La France littéraire s'est isolée ou ré- voltée. Elle a pensé, songé, écrit, je ne dis pas tou- jours loin de la foule, mais toujours loin de son public naturel : tantôt comme si elle était indifférente à ce public et tantôt comme si elle lui était hostile. Le romantisme avait produit une littérature de cénacle ou de révolution. Le plus souvent, en effet, le romantisme ne se sou- cia que du jugement d'un très petit monde d'initiés faits pour goûter le rare, le particulier, l'exotique et l'étrange. Les influences étrangères, surtout allemandes ou anglaises, depuis Rousseau et M'"" de Staël, avaient agi sur certains cercles informés, plus vivement que sur le reste du public. Ces nouveautés choquèrent LA DIFFICULTÉ 49 donc à titre double et triple le très grand nombre des lecteurs fidèles au goût du pays, qui ne voulurent accepter ni l'inconvenance, ni la laideur. Et c'est pourquoi, de 1825 à 1857, c'est-à-dire de Sainte- Beuve et de Vigny à Baudelaire, et de 1857 à 1895, c^est-à-dire de Baudelaire à Huysmans et à Mal- larmé, d'importants sous-groupes de lettrés se dé- tachent du monde qui achète et qui lit, et se dévouent dans Tombre à la culture de ce qu'ils ont fini par appeler leur hystérie, La valeur propre de cette littérature, dite de « tour d'ivoire », n'est pas à discuter ici. Elle exista, elle creusa un premier fossé entre certains écrivains et l'élite des lecteurs. Mais, du seul fait qu'elle exis- tait, par ses outrances, souvent assez ingénieuses, parfois piquantes, toujours infiniment voyantes, elle attira vers son orbite, sans les y enfermer^ beaucoup des écrivains que lisait un public moins rare. On n'était plus tenu par le scrupule de choquer une clientèle de gens de goût, et l'on fut stimulé par le désir de ne pas déplaire à un petit monde d'originaux extravagants. Plus soucieuse à' intelligence (c'était le mot dont on usait) que de jugement, la critique servait et favo- risait ce penchant ; de sorte que, au lieu de se corri- ger en se rapprochant des meilleurs modèles de sa race et de sa tradition, un Gautier devenait de plus en plus Gautier et abondait fatalement dans son péché, qui était la manie de la description sans me- sure ; un Balzac, un Hugo ne s'efforçaient que de se Maurras. Avenir 4 50 l'ave>'ir de l'intelligence ressembler à eux-mêmes, c'est-à-dire de se distinguer par les caractères d'une excentricité qui leur fût per- sonnelle. L'intervalle devait s'accroître entre le public moyen, bien élevé, lettré, et les écrivains que lui accordait le siècle. Ils commencèrent presque tous par être non pas méconnus, mais déclarés bizarres et incompréhensibles. En tout cas, peu de sympathie. Le talent pouvait intéresser les professionnels et le très petit nombre des connaisseurs ; ceux-ci, sensibles aux défauts, n'ont jamais témoigné beaucoup d'en- thousiasme, et les professionnels ne composent pas un public, trop occupés de leur œuvre propre pour don- ner grand temps aux plaisirs d'admiration ou de cri- tique désintéressée. Cette « littérature artiste » isola donc les maîtres de l'intelligence. Mais, quand ils ne s'isolaient point, ils faisaient pis, ils s'insurgeaient. La communication qu'ils établis- saient entre leur pensée et celle du monde se pronon- çait contre les forces dont ce monde était soutenu. Le succès des romans de M'"' Sand, des pamphlets de Lamennais, des histoires de Lamartine et de Michelet, des deux principaux romans de Victor Hugo, des Châ- timents du même, leur retentissement dans la cons- cience publique est un fait évident ; mais c'est un autre fait que ces livres s'accompagnèrent de révolu- tions politiques ou sociales, dont ils semblaient tantôt la justification et tantôt la cause directe. Au total, dans la même mesure où elles étaient populaires, nos Lettres se manifestaient destructives des puissances de fait. LA DIFFICULTÉ 51 Cela n'est pas de tous les âges. Ronsard et Mal- herbe, Corneille et Bossuet défendaient, en leur temps, rÉtat, le roi, la pairie, la propriété, la famille et la religion. Les Lettres romantiques attaquaient les lois ou l'État, la discipline -publique et privée, la patrie, la famille et la propriété ; une condition presque uni- que de leur succès parut être de plaire à Topposition, de travailler à l'anarchie. Le talent, le talent heureux, applaudi, semblait alors ne pouvoir être que subversif. De là, une grande inquiétude à l'endroit des livres français. Tout ce qui entrait comme un élément dans les forces publiques, quiconque même en relevait par quelque endroit, ne pouvait se défendre d'un sentiment de méfiance ins- tinctive et de trouble obscur. L'Intelligence fut con- sidérée comme un explosif, et celui qui vivait de son intelligence en apparat l'ennemi né de l'ordre réel. Ces méfaits étant évidents et tangibles, la pensée des bienfaits possibles diminua. Les intérêts qui sont vi- vants se mettaient en défense contre les menaces d'un rêve audacieux. Certes on craignit ce rêve. Mais il y eut dans cette crainte tant de haine qu'au moindre prétexte elle put se changer en mésestime. 10. La bibliothèque du duc de Brécé. Les Lettres furent donc sensiblement délaissées, partie comme trop difficiles et partie comme dange- reuses. On bâilla sa vie autrement qu'un livre à la main, l'on se passionna pour des jeux auxquels Tin- telligence avait une part moins directe. Il arriva ce dont M. Anatole France s^'est malignement réjoui dans une page de son Histoire contemporaine. La biblio- thèque des symboliques ducs de Brécé, qui avait ac- cueilli tous les grands livres du xviii" siècle, ne pos- séda que la dixième partie de ceux du commencement du xix% Chateaubriand, Guizot, Marchangij . . . ; quant aux ouvrages publiés depuis 1850 environ^ elle acquit « deux ou trois brochures débraillées, relatives à « Pie IX et au pouvoir temporel, deux ou trois volu- « mes déguenillés de romans, un panégyrique de « Jeanne d'Arc... et quelques ouvrages de dévotion « pour dames du monde ^ ». On peut nous raconter que c'est la faute aux Jésuites, éducateurs des jeu- nes ducs grâce à la loi Falloux ; on peut crier à la fri- volité croissante des hautes classes ; pour peu que 1. Histoire Contemporaine, VAnneau d'Améthyste, par M, Ana- tole France, p. 74, 75, 76 (Paris, Galmann-Lévy). LA DIFFICULTÉ 53 Ton raisonne au lieu de gémir, il faut tenir compte de la nature révolutionnaire ou cénaculaire des Lettres du siècle dernier. La bonne société d'un vaste pays ne peut raisonna- blement donner son concours actif à un tissu de dé- clamations anarchiques ou de cryptogrammes abstrus. Elle est faite exactement pour encourager tous les luxes, sauf celui-là. Le sens national, Tesprit tradi- tionnel était deux fois choqué par ces nouvelles direc- tions de l'intelligence : il n^'est point permis d'oublier que les Lettres françaises furent jadis profondément conservatrices, alors même qu'elles chantaient des airs de fronde ; favorables à la vie de société, alors qu'elles pénétraient le plus secret labyrinthe du cœur humain. W. Le progrès matériel et ses répercussions. L'Intelligence rencontrait, vers le même temps, son adversaire définitif dans les forces que les découvertes nouvelles tiraient du pays. Ces forces sont évidemment de l'ordre matériel. Mais je ne sais pourquoi nos moralistes afîectent le mépris de cette matière, qui est ce dont tout est formé. Le seul mot de progrès matériel les effarouche. Les développements de l'industrie, du commerce et de Tagriculture, sous Timpulsion de la science et du ma- chinisme, l'énorme translation économique qu'ils ont provoquée, Tessor financier qui en résulte, l'activité générale que cela représente, l'extension de la vie, la multiplication et l'accroissement des fortunes, parti- culièrement des fortunes mobilières, sont des faits de la qualité la plus haute. On peut les redouter pour telle et telle de leurs conséquences possibles. Plus on examine ces faits en eux-mêmes, moins on trouve qu'il y ait lieu de leur infliger un blùme quelconque ou de les affecter du moindre coefficient de mélancolie. Car d'abord ils se moquent de nos sentiments et de nos jugements, auxquels ils échappent par définition. Puis, dans le cas où on leur prêterait une vie morale LA DIFFICULTÉ 55 et une conscience personnelle, on s'aperçoit qu'ils sont innocents de la faute qu'on leur impute. Elle ne vient pas d'eux, mais de l'ordre mauvais sous lequel ils sont nés, des lois défectueuses qui les ont régis, d'un fâcheux état du pays et surtout de la niaiserie des idées à la mode. Combinés avec tant d'éléments pernicieux, c'est merveille que d'aussi grand faits n'aient point déter- miné des situations plus pénibles. Ils ne rencontraient ni institutions, ni esprit public. A peine des mœurs. L'organe mental et politique, destiné à les diriger, ou leur manquait totalement ou s'employait à les égarer méthodiquement. De là beaucoup de vices communs à toute force dont l'éducation n'est point faite, et qui cherche en tâtonnant ses régulateurs. Une force moin- dre se fût perdue dans cette recherche, qui continue encore énergiquement aujourd'hui. L'organisation du travail moderne et des affaires modernes n'existe pas du tout ; mais ce travail éparpillé et ces affaires en désordre témoignent de l'activité fiévreuse du temps : orageux gâchis créateur. Il crée, depuis cinquante ans, d'immenses richesses, en sorte que le niveau commun de la consommation générale s'accroît, que l'argent circule très vite, que les anciennes réserves de capital se détruisent si Ton n'a soin de les renouveler. Les besoins augmentent de tous côtés et ils se satisfont autour de nous si large- ment, que, surtout dans les villes. Ton sent une mau- vaise honte à rester en dehors de ce mouvement gé- néral. D'un bout à Tautre de la nation, la première 56 l'avenir de l'intelligence simplicité de vie disparaît. Qui possède est nécessai- rement amené à prendre sa part des infinies facilités d'usufruit qui le tentent. Ce n'est pas simple désir de jouir, ni simple plaisir à jouir ; c'est aussi habitude, courant de vie, entraînante contagion. Ce progrès dans le sens de l'abondance ne pouvait d'ailleurs se pro- duire sans de nombreuses promotions d'hommes nou- veaux aux bénéfices de la vie la plus large, ces promus ne pouvaient manquer aux habitudes de faste un peu insolent qui, de tout temps, les ont marqués. Mais, trait bien propre à ce temps-ci, le faste n'est plus composé, comme autrefois, d'un certain nombre de superfluités faciles à dédaigner ni des objets du luxe proprement dit. Le nouveau luxe en son prin- cipe fut un accroissement du confortable, un aména- gement plus intelligent de la vie, le moyen de valoir plus, d'agir davantage, la multiplication des facilités du pouvoir. Pour prendre un exemple, comparez donc un riche d'aujourd'hui en état de se déplacer comme il le veut à cet homme prisonnier du coin de son feu par économie ou par pauvreté ; la faculté de voyager instituera bientôt des différences personnelles : bientôt^ au bénéfice du premier, que de supériorités écrasantes ! On se demande ce que fût devenue l'ancienne so- ciété française si elle s'en était tenue à ses vieilles mœurs. Ou se résorber dans les rangs inférieurs, ou se plier à la coutume conquérante, elle ne put choisir qu'entre ces deux partis. Pour se garder et pour conserver crédit ou puissance, il lui fallut adopter à bien des LA DIFFICULTÉ 57 égards la manière éclatante des parvenus. Le mariage, l'agriculture, certaines industries, et quelquefois telle spéculation heureuse se chargèrent de pourvoir aux besoins qui devenaient disproportionnés. Le Turcaret moderne disposait de l'avantage du nombre et d'au- tres supériorités qu'il fit sonner et qui le servirent. 11 arriva donc que l'argent, qui eut jadis pour effet de niveler les distinctions de classe et de société, accentua les anciennes séparations ou plutôt en creusa de toutes nouvelles. Il s'établit notamment de grandes distances entre l'Intelligence française et les repré- sentants de l'Intérêt français, de la Force française, ceux de la veille ou ceux du jour. Une vie aristocra- tique et sévèrement distinguée était née de Talliance de certaines forces d'argent avec la plupart des noms de la vieille France : incorporelle de sa nature, inca- pable de posséder ni d'administrer l'ordre matériel, l'Intelligence pénètre en visiteuse cette nouvelle vie et ce monde nouveau, elle peut s'y mêler, et même j fréquenter ; elle commence à s'apercevoir qu'elle 71 en est point. 12. Le barrage. Voici donc la situation. L'industrie et son machinisme fait abonder la ri- chesse, et la richesse a compliqué la vie matérielle des hautes classes françaises. Cette vie est donc devenue de plus en plus différente de la vie des autres classes. Différence qui tend encore à s'accentuer. Les besoins satisfaits établissent des habitudes et engendrent d'autres besoins. Besoins nouveaux de plus en plus coûteux, habitudes de plus en plus recherchées, et qui finissent par établir des barrages dont l'impor- tance augmente. Tantôt rejetés en deçà de cette limite, tantôt emportés par-dessus, les individus qui y passent se succèdent avec plus ou moins de rapi- dité ; en dépit de ces accidents personnels, les distances sociales s'allongent sans cesse. Ni aujourd'hui ni jamais, la richese ne suffit à classer un homme : mais, aujourd'liui plus que jamais, la pauvreté le déclasse. Non point seulement s'il est pauvre, mais s'il est de petite fortune et que le parasitisme ou la servitude lui fasse horreur, le mérite intellectuel se voit rejeté et exclu d'un certain cercle de vie. Il n'en doit accuser ni les hommes, ni les idées, ni LA DIFFICULTÉ 59 les sentiments. Aucun préjugé n'est coupable, ni au- cune tradition. C'est la vie générale qui marche d'un tel pas qu^il est absolument hors de ses moyens de la suivre, pour peu qu'il veuille y figurer à son honneur. 11 la visite en étranger, à titre de curieux ou de curio- sité ^ Absent pour l'ordinaire, on le traite en absent : c'est-à-dire que des mœurs qui se fondent sans lui font abstraction de sa personne, de son pouvoir, de sa fonction. On Tignore, et c'est en suite de l'ignorance dans laquelle il a permis de le laisser qu'on en vient à le négliger. De la négligence au dédain, ce n'est qu'une nuance que la facilité et les malignités de la conversation ont fait franchir avant que personne y prenne garde. Au temps où la vie reste simple, la distinction de rintelligence atTranchit et élève même dans Tordre matériel ; mais, quand la vie s'est compliquée, le jeu naturel des complications ôte à ce genre de mérite sa liberté, sa force : il a besoin pour se produire d'autre chose que de lui-même et, justement, de ce qu'il n'a pas. Les intéressés, avertis par les regards et par les 1. C'est la condition des écrivains mariés qui permettrait d'ap- précier avec la rigueur nécessaire le sens de cette distinction. La Bruyère disait, ce qui cessa peut-être d'être absolument vrai dans une courte période, à l'apogée de l'intelligence, et ce qui redevient d'une vérité chaque jour plus claire : « Un homme libre et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins facile k celui qui est engage : il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. » Et, si cela redevient vrai, il faut donc que des ordres tendent à se con- solider ? Tout l'indique. 60 l'avenir de l^intelligence rumeurs, en conviennent parfois entre eux. Mais leur découverte est récente, parce que d^'autres phéno- mènes, plus anciens et tout contraires en apparence, empêchaient de voir celui-ci. Examinons ces apparences qui ne trompent plus. 13. Uindustrie littéraire. Pour les mieux voir, supposons-nous plus jeunes d'un siècle et demi environ. Supposons que,- dans la seconde moitié du xviir siècle, le monde des ducs de Brécé, avec la clientèle à laquelle ils donnaient le ton de la mode, se fût détourné des plaisirs de litté- rature et de philosophie. Cette défaveur se serait tra- duite tout aussitôt par ce que nous appellerions au- jourd'hui une crise de librairie. Constatons que rien de pareil ne s'est produit de nos jours, sauf depuis une dizaine d'années et pour des causes qui n^ont guère à voir avec tout ceci ; dans la seconde moitié du XIX® siècle, les personnes de qualité ont pu renon- cer au livre ou se mettre à lire plus mollement sans que la librairie en fût impressionnée. Ces personnes ne forment donc plus qu'un îlot négligeable dans l'énorme masse qui lit. Et cette masse lit parce qu'elle a besoin de lire, d'abord en vertu des conditions nouvelles de la vie qui l'ont obligée à apprendre à lire. Ayant appris à lire, elle a dû chercher dans cette acquisition nou- velle autre chose que le moyen de satisfaire à la né- cessité immédiate ; elle a demandé à la lecture des 02 l'aVEMR de l'IlNTELLIGENCE émotions, des divertissements, de quoi sortir du cercle de ses travaux, de quoi se passionner et de quoi jouer. Le genre humain joue toujours avec ses outils. Et, du fait de ce jeu, ce qu'on appelle le public s'est donc trouvé soudainement et infiniment étendu. L'instruc- tion primaire, la caserne, le petit journal paraissent des institutions assez solides pour qu'on soit assuré de la consistance et de la perpétuité de ce public nou- veau. 11 s'étendra peut-être encore. Dans tous les cas, aussi longtemps que la civilisation universelle subsis- tera dans les grandes lignes que nous lui voyons aujourd'hui, la lecture ou une occupation analogue est appelée à demeurer l'un de ses organes vitaux. On pourra simplifier et généraliser les modes de lecture, au moyen de graphophones perfectionnés. L'essentiel en demeurera. Il subsistera, d'une part, une foule attentive, ce qui ne veut pas dire crédule ni même croyante, et, d'autre part, des hommes préposés à la renseigner, à la conseiller et à la distraire. Un débouché immense fut ainsi offert à la nation des écrivains. Bien avant le milieu du siècle, ils se sont aperçu qu'on pouvait fonder un commerce, et la littérature dite industrielle s'organisa. On usa de sa plume et de sa pensée, comme de soh blé ou de son vin, de son cuivre ou de son charbon. Vivre en écri- vant devint « la seule devise », observait le clair- voyant Sainte-Beuve *. Le théâtre et le roman surtout 1. Bien qu'un peu polémique de ton, l'arlicle de Sainte-Beuve sur la Littérature industrielle contient des vues de prophète. On le trouvera au deuxième volume des Portraits contemporains (Pa- LA DIFFICULTÉ 63 passèrent pour ouvrir une fructueuse carrière. Mais la poésie elle-même distribua ce qu'on appelle la richesse, puisqu'elle la procura simultanément à La- martine et à Hugo. Ni Alexandre Dumas, ni Zola, ni Ponson du Terrail, dont les profits furent donnés pour fantastiques, n'ont dépassé sur ce point les deux grands poètes. La vraie gloire étant évaluée- en argent, les succès d'argent en reçurent, par une espèce de reflet, les fausses couleurs de la gloire. ris, Calmann-Lévy). « De tout temps, la littérature industrielle a existé. Depuis qu'on imprime surtout, on a écrit pour vivre... En général pourtant, surtout en France, dans le cours du xvii« et du xviW siècle, des idées de liberté et de désintéressement étaient à bon droit attachées aux belles œuvres. » On avait sous la Restau- ration gardé des « habitudes généreuses ou spécieuses », un « fonds de préjugés un peu délicats » ; « mais, depuis, Torganisation pure- ment mercantile a prévalu, surtout dans la presse ». « Ensemble dont l'impression est douloureuse, dont le résultat révolte de plus en plus. » La pensée est « altérée », l'expression en est « dénatu- rée », voilà le sentiment de Sainte-Beuve, dès 1839. 14. Très petite industrie. En tout cas, ces succès permirent à l'homme de lettres de se dire qu'il assurait désormais son indé- pendance, ce qui est théoriquement possible, quoique de pratique assez difficile ; mais, quand il se flattait de maintenir ainsi la prépondérance de sa personne et de sa qualité, il se heurtait à l'impossible. La faveur d'un salon, d'un grand personnage, d'une classe puissante et organisée, constituait jadis une force morale qui n'était pas sans solidité ; cela repré- sentait des pouvoirs définis, un concours énergique, une protection sérieuse. Au contraire, que signifient les cent mille lecteurs de M. Ohnet, sinon la plus diffuse et la plus molle, la plus fugitive et la plus in- colore des popularités ? Un peu de bruit matériel, rien de plus, sinon de l'argent. Comptons-le, cet argent. Nous verrons qu'il est loin de constituer une force qui permette à son pos- sesseur d'accéder à la vie supérieure de la nation, de manière à ne rencontrer, dans sa sphère nouvelle, que des égaux. Il se heurtera constamment à des puis- sances matérielles infiniment plus fortes que la sienne. Les sommes d'argent que représente son gain peuvent LA DIFFICULTÉ G5 être considérables, soit à son point de vue, soit à celui de ses confrères. Mais l'argentier de profession, qui est à la tête de la société moderne, ne peut que les prendre en pitié *. Un moraliste qui se montre pénétrant toutes les fois que, laissant à part ses systèmes, il se place de- vant les choses, M. Georges Fonsegrive^ a remarqué que le plus gros profit de l'industrie littéraire de notre temps est revenu à M. Emile Zola. Mais ce profit, évalué au chiffre de deux ou trois millions, est de beaucoup inférieur à la moyenne des bénéfices réalisés dans le même temps, et à succès égal, par les Zola du sucre, du coton, du chemin de fer. C'est par dizaines de millions que se chiffre en effet la fortune du grand sucrier, ou du grand métallurgiste. En tant qu'affaire pure, la littérature est donc une mau- vaise affaire et les littérateurs sont de très petits fabricants. Il est même certain que, les Zola des den- rées coloniales et de la pharmacie réalisant des béné- fices dix et cent fois supérieurs à ceux des Menier et des Géraudel de la littérature, ces derniers sont condamnés à subir, toujours au point de vue argent, ou le dédain, ou la protection des premiers. La hau- teur à laquelle les parvenus de l'industrie propre- ment dite auront placé leur vie normale dépassera toujours le niveau accessible à la maigre industrie lit- téraire. La médiocrité est le partage des meilleurs mar- 1. La page qu'on va lire a été publiée en 1903 ; j'ai cru devoir n'y rien changer. Maurras. Avenir 5 66 l'avenir de l'intelligence chands de copie. S'ils s'en contentent, ils gagnent de . rester entiers, mais ils se retirent d'un monde où leur fortune ne les soutient plus. Ils s'y laissent donc oublier et perdent leur rang d'autrefois. Ils le perdent encore s'ils se décident à rester, malgré l'infériorité de leurs ressources : ils reviennent à la servitude, au parasitisme, à la déconsidération, bref à tout ce qu'ils se flattaient d'éviter en vivant des produits de leur industrie : mais ils n'y auront plus le rang hono- rable des parents pauvres que l'on aide, ce seront des intrus qu'on subventionne par sottise ou par ter- reur. Et voilà bien, du reste, ce que craignent les plus indépendants ; ils mettent toute leur habileté, toute leur souplesse à s'en défendre. Pendant que Ton en- vie l'autorité mondaine ouïe rang social conquis d'une plume féconde, ces heureux parvenus de la littérature ne songent souvent qu'au problème difficile de conci- lier le souci de leur dignité et le montant de leur fortune avec les exigences d'un milieu social qu'il leur faut parfois traverser. Exercice assez comparable à celui qui consiste à couvrir d'encre noiro les gri- sailles d'un vieux chapeau et qui n'est ni moins labo- rieux ni moins compliqué. Oblique prolongement de la vie de bohème. 15. Le socialisme. On me dit que le socialisme arrangera tout. Lorsque le mineur deviendra propriétaire de la mine, l'homme de lettres recevra la propriété des instruments de publicité qui sont affectés à son indus- trie ; il cessera d'être exploité par son libraire ; son directeur de journal ou son directeur de revue ne s'engraisseront plus du fruit de ses veilles, le produit intégral lui en sera versé. Devant ce rêve, il est permis d'être sceptique ou d'être inquiet. Je suis sceptique, si la division du tra- vail est maintenue : car, de tout temps, les Ordres actifs, ceux qui achètent, vendent, rétribuentet encais- sent, se sont très largement payés des peines qu'ils ont prises pour faire valoir les travaux des pauvres Ordres contemplatifs ; s'il y a des libraires ou des directeurs dans la chiourme socialiste, ils feront ce qu'ont fait leurs confrères de tous les temps : avec justice s'ils sont justes, injustement dans l'autre cas, qui n'est pas le moins naturel. Mais, si l'on m'annonce qu'il n'y aura plus ni li- braires ni directeurs^ c'est pour le coup que je me sentirai inquiet : car qu'est-ce qui va m'arriver ? Est- 68 l'avenir de l'intelligence ce que le socialisme m'obligera à devenir mon propre libraire ? Serai-je en même temps écrivain, directeur de journal, directeur de revue, et, dieux du ciel ! maître-imprimeur? J'honore ces professions. Mais je ne m'y connais ni aptitude, ni talent, ni goût, et je remercie les personnes qui veulent bien tenir ma place dans ces fonctions et s'y faire mes intendants pour l'heureuse décharge que leur activité daigne me pro- curer ; la seule chose que je leur demande, quand traités sont signés et comptes réglés, est de faire au mieux leurs affaires, pour se mêler le moins possible de la mienne qui n'est que de mener à bien ma pensée ou ma rêverie. Ces messieurs ne feraient rien sans nous, assuré- ment I Mais qu'est-ce que nous ferions sans eux ? L'histoire entière montre que, sauf des exceptions aussi merveilleuses que rares, les deux classes, les deux natures d'individus sont tranchées et irréduc- tibles l'une à l'autre. Ne les mêlons pas. Un véritable écrivain doué pour faire sa fortune sera toujours bien distancé par un bon imprimeur ou un bon marchand de papier également doué pour le même destin. Le régime socialiste ne peut pas changer grand'chose à cette loi de la nature : il y a là, non point des quan- tités fixées qui peuvent varier avec les conditions éco- nomiques et politiques, mais un rapport psychologique qui se maintient quand les quantités se déplacent. Qu'espèrent les socialistes de leur système ? Un peu plus de justice, un peu plus d'égalité ? je le veux. Mais, que la justice et l'égalité abondent ou bien LA DIFFICULTÉ 69 qu'elles se raréfient dans la vie d'un Etat, le commer- çant reste commerçant, le poète, poète : pour peu que celui-ci s'absente dans son rêve, il perd un peu du temps que Tautre continue d'utiliser à courir Tor qu'ils cherchent ensemble. L'or socialiste demeure donc aux doigts du commerçant socialiste dont le poète socialiste reste assez démuni. Il faut laisser la conjecture économique, qui ne sau- rait changer les cœurs, en dépit des braves prophéties de Benoît Malon. Il faut revenir au présent. ^ IG. V homme de lettres. Devenue Force industrielle, rintelligence a donc été mise en contact et en concurrence avec les Forces du même ordre mais qui la passent de beaucoup comme force et comme industrie. Les intérêts que représente et syndique l'Intelligence s'évaluant par millions au grand maximum, et les intérêts voisins par dizaines et par centaines de millions, elle apparaît, à cet égard, bien débordée. Ce n^'est point de ce côté-là qu'elle peut tirer avantage, ni seulement égalité. Tout ce que l'on observe de plus favorable en ce sens, c'est que, de nos jours, un écrivain adroit et fertile ne manquera pas de son pain. Gomme on dit chez les ouvriers, l'ouvrage est assuré. Il a la vie à peu près sauve et, s'il n'est pas trop ambitieux de parvenir, de jouir ou de s'enrichir, si, né impulsif, tout pétri de sensations et de sentiment, son cœur- enfant de qui dépend l'efTort cérébral quotidien, est assez fort pour se raidir contre les tentations ou réa- gir contre les dépressions ou contre les défaites, il peut se flatter de rester, sa vie durant, propriétaire de sa plume, maître d'exprimer sa pensée. Jg ne parle que de sa condition présente en 1905. LA DIFFICULTÉ 71 Elle peut devenir beaucoup plus dure avec le temps. Aujourd'hui, elle est telle ; débouchés assez vastes pour assurer sa subsistance, assez variés pour n^être point trop vite entraîné au mensonge et à l'intrigue alimentaires. Aucun grand monopole n'est encore fondé du côté des employeurs ; du côté des employés, aucun syndicat n'a acquis assez de puissance pour imposer une volonté uniforme. Mais gare à demain. ASSERVISSEMENT 17. Conditions de F indépendance , Non contentes, en effet, de vaincre l'Intelligence par la masse supérieure des richesses qu'elles pro- créent, les autres Forces industrielles ont dû songer à l'employer. Cest le fait de toutes les forces. Impos- sible de les rapprocher sans qu'elles cherchent à s'as- servir l'une l'autre. Une sollicitation permanente s'établit donc, comme une garde, aux approches de l'écrivain, en vue de le contraindre à échanger un peu de son franc-parler contre de l'argent. Et l'écrivain ne peut manquer d'y céder en quelque mesure, soit qu'il se borne à grever légèrement Tavenir par des engagements outrés, soit qu'il laisse fléchir son goût, ses opinions devant la puissance financière de son journal, de sa revue ou de sa librairie : mais, qu'il sacrifie les exigences et la fantaisie de son art ou qu'il aliène une parcelle de sa foi, l'orgueilleux qui se proposait de mettre le monde à ses pieds se trouve aussitôt prosterné aux pieds du monde. L'Argent vient de le traiter comme une valeur et de le payer; mais il vicnt^ lui, de négocier comme ASSERVISSEMENT 73 une valeur ce qui ne saurait se chiffrer en valeurs de cette nature; il est donc en train de perdre sa raison d^être, le secret de sa force et de son pouvoir, qui consistent à n'être déterminés que par des considéra- tions du seul ordre intellectuel. Sa pensée cessera d'être le pur miroir du monde et participera de ces simples échanges d'action et de passion, qui forment la vie du vulgaire. La seule liberté qui soit sera donc menacée en lui; en lui, Tesprit humain court un grand risque d'être pris. 11 peut même lui arriver de se faire prendre par un fallacieux espoir de se délivrer : les sommes qu'on lui offre ne sont-elles point le nerf de sa liberté ? Riche, il sera indépendant. Il ne voit pas que ce qu'il nomme la richesse sera toujours senti par lui, en com- paraison avec son milieu, comme étroite indigence et dure pauvreté. Il peut être conduit, par ce procédé, d'aliénation en aliénation nouvelle, à l'entière vente de soi. L'indépendance littéraire n'est bien réalisée, si l'on y réfléchit, que dans le type extrême du grand sei- gneur placé par la naissance ou par un coup de la fortune au-dessus des influences et du besoin (un La Rochefoucauld, un Lavoisier, si l'on veut), et dans le type correspondant du gueux soutenu de pain noir, désaltéré d'eau pure, couchant sur un grabat, chien comme Diogène ou ange comme saint François, mais trop occupé de son rêve, et se répétant trop son luiwn necessarium pour entrevoir qu'il manque des commo- dités de la vie. Pour des raisons diverses, ils sont 74 l'avenir de L'iNTELLIGENCEît libres^ étant sans besoins, tous les deux. Ils pensent pour penser et écrivent pour leur plaisir. Ils ne con- naissent aucune autre joie profonde. Pour ceux-là, les seuls dans le vrai, écrire est peut-être un métier. Ce ne sera jamais une profession. Ces âmes vraiment affranchies comprennent assez mal ce qu'on veut entendre par les mots de traité, de marché ou de convention en littérature. Qu'on échange un livre contre de Tor, la commune mesure qui pré- side à ce troc n'apparaît guère à leur jugement. Elles ont, une fois pour toutes^ distingué de la vie pratique l'existence spéculative, celle-ci à son point parfait. Belles vies, qui sont menacées de plus en plus ! Moins encore par cette faiblesse des caractères qu'on ne saurait être étonné de trouver chez des hommes qui font profession de rêver, que par la souple acti- vité des industriels qui battent leur monnaie avec du talent. Du moment que rintelligence est devenue un capital et qu'on peut l'exploiter avec beaucoup de fruit, des races d'hommes devaient naître pour lui faire la chasse, car on y a le plus magnifique intérêt. 18. Lautre marché. Bien des lettrés ressentent un charme vaniteux à se dire qu'ils sont l'objet d'aussi vives poursuites. Ces profondes coquettes s'imaginent triompher de nos pronostics. — Gomment nierez- vous sans gageure l'importance d'une profession si courue ? Gomment oser parler de la décadence d'un titre qui est « demandé » au plus haut cours ? Gertes nous valons mieux que tous les chiffres alignés ; mais, même de ce point de vue, notre valeur marchande ne laisse pas de nous rassurer con- tre l'avenir. ...Ge qui revient à dire : — Valant très cher, nous sommes à l'abri de la vente; étant fort recherchés, n'étant exposés à nous vendre qu'à des prix fous, nous sommes défendus du soupçon de vénalité... Eh ! c'est cette recherche de la denrée intellectuelle sur un marché économique qui fait le vrai péril de l'Intelligence contemporaine. Péril qui paraît plus pressant quand on observe q\i'elle est aussi demandée de plus en plus et répandue de mieux en mieux sur un autre marché : le marché de la politique. 19. Ane a la ploutocratiœ. En effet, par suite de cent ans de Révolution, la masse décorée du titre de public s'estime revêtue de la souveraineté en France. Le public étant roi de nom, quiconque dirige l'opinion du public est le roi de fait. G^est Torateur, c'est l'écrivain, dira-t-on au premier abord. Partout où les institutions sont devenues dé- mocratiques, une plus-value s*est produite en faveur de ces directeurs de l'opinion. Avant Timprimerie, et dans les Etats d'étendue médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque seuls. Depuis Timprimerie et dans les grands Etats, les orateurs ont partagé leur privi- lège avec les publicistes. Leur opinion privée fait l'opi- nion publique. Mais, cette opinion privée, reste à sa- voir qui la fait. La conviction, la compétence, le patriotisme, répon- dra-t-on, pour un certain nombre de cas. Pour d'au- tres, plus nombreux encore, Pambition personnelle, l'esprit de parti, la discipline du parti. En d'autres enfin, moins nombreux qu'on ne le dit et plus noni' breux qu'on 7ie le croit, la cupidité. Dans tous les cas sans exception, ce dernier facteur est possible, il peut être évoqué ou insinué. Nulle opinion, si éloquente ASSERVISSEMENT 77 et persuasive qu'on la suppose, n'est absolument dé- fendue contre le soupçon de céder, directement ou non, à des influences d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se découvrent conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l'orateur et de l'écrivain comme un reflet des puissances matériel- les. Le désintéressement personnel se préjuge parfois; il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne rendra à rintelligence et, par suite, à l'Opinion Tapparence de liberté et de sincérité qui permettrait à l'une et à l'autre de redevenir les reines du monde. On doute de leur désintéressement, c'est un fait, et, dès lors, l'In- telligence et l'Opinion peuvent ensemble procéder à la contrefaçon des actes royaux : c'en est fait pour tou- jours de leur royauté intellectuelle et morale. Elles seront toujours exposées à paraître ce qu'elles ont été, sont et seront souvent, les organes de l'In- dustrie, du Commerce, de la Finance, dont le concours est exigé de plus en plus pour toute œuvre de publi- cité, de librairie, ou de presse. Plus donc leur influence nominale sera accrue par les progrès de la démocratie, plus elles perdront d'ascendant réel, d'autorité et de respect. Un écrivain, un publiciste donnera de moins en moins son avis, dont personne ne ferait cas : il procédera par insinuation, notation de rumeurs « ten- dancieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On Fécoutera par curiosité. On se laissera persuader ma- chinalement, mais sans lui accorder l'estime. On soup- çonnera trop qu'il n'est pas libre dans son action et qu'elle est « agie » par des ressorts inférieurs. Le 78 l'avenir de l'intelligence représentant de l'Intelligence sera tenu pour serf, et de maîtres infâmes. Un pénétrant critique notait, au milieu du siècle écoulé, que la tète semblait perdre déplus en 'plus le gouvernement des choses. Il dirait aujourd'hui que les hommes sont de plus en plus tirés par leurs pieds. 20. Vénalité ou trahison. Un fanatisme intempéré pose vite ses conclusions. Tout ce qui lui échappe ou lui déplaît s'explique avec limpidité par les présents du roi de Perse. L^étude les faits donne souvent raison à cette formule sim- pliste, qui a le malheur de s'appliquer à tort et à tra- vers. Lors même qu^'elle est juste, cette explication n'est pas toujours suffisante. Deux exemples, choisis dans une même période historique, peuvent éclaircir cette distinction. Il est certain que les campagnes de presse faites en France pour l'unité italienne furent stimulées par de larges distributions d'or anglais ; mais, si caractéristique que soit le fait au point de vue de la politique européenne, il mérite à peine un regard de l'historien philosophe, qui se demandera simplement quelintérêt avait l'An' gleterre à ceci. Tout ce que nous savons de la direc- tion de l'esprit public en France, de 1852 à 1859, et des dispositions personnelles de Napoléon III, montre bien que, même sans or anglais, Topinion nationale se serait agitée en faveur de « la pauvre Italie ». Les germes de l'erreur étaient en suspension dans l'atmos- phère du temps ; le problème, une fois posé, ne pou- vait être résolu que d'une façon par la France du mi- lieu du siècle. On peut aller jusqu'à penser que la 80 l'avenir de l'intelligence finance anglaise faillit commettre un gaspillage : cette distribution accomplie au moment propice, appliquée aux meilleurs endroits, n'eut d'autre effet que de faci- liter leur expression aux idées, aux sentiments, aux passions qui s'offraient de tous les côtés. Peut-être aussi la cavalerie de Saint-Georges servit-elle à mieux étouffer la noble voix des Veuillot et des Proudhon, traités d'ennemis du progrès. L'opinion marchant toute seule, on n'avait qu'à la soutenir. Elle fut bien moins spontanée, lors de la guerre austro-prussienne. Certes, la presse libérale gardait encore de puissants motifs de réserver toute sa faveur à la Prusse, puissance protestante en qui revivaient, disait-on, les principes de Voltaire et de Frédéric. Le germanisme romantique admirait avec complaisance les efforts du développement berlinois. Cependant le mauvais calcul politique commençait d'apparaître : il apparaissait un peu trop. Plusieurs libéraux dissidents, qu'il était difficile de faire appeler visionnaires, sen- taient le péril, le nommaient clairement à la tribune et dans les grands journaux. Ici, le fonds reptilien formé par M. de Bismarck s'épancha. La Prusse eut la paix tant qu'elle pava, et, quand elle voulut la guerre, elle supprima les subsides. Rien n'est mieux établi que cette participation de publicistes français, nombreux et influents, au budget des Affaires étran- gères prussiennes. Fût-ce un crime absolument ? Ne forçons rien et, pour comprendre ce qu'on put allier de sottise à ce crime, souvenons-nous de ce qu'était la Prusse, sur- ASSERVISSEMENT 81 tout de ce qu'elle semblait être, entre 1860 et 1870. Le publiciste français qui en ce moment toucherait (c'est le mot propre) à l'ambassade d'Allemagne ou d'Angleterre se jugerait lui-même un traître. Mais une mensualité portugaise ou hollandaise ou, comme naguère encore, transvaalienne, serait-elle affectée du même caractère dans une conscience qu'ail faut bien établir au niveau moyen de la moralité d'aujourd'hui? Peut-être enfin que recevoir une mensualité du tsar ou du pape lui paraîtrait, je parle toujours suivant la même moyenne, œuvre pie ou patriotique. Et le Japon? Doit-on recevoir du Japon ? Cela pouvait se discuter l'année dernière. La Prusse de 1860 était une sorte de Japon, de Hollande, en voie de grandir. Beaucoup acceptèrent ses présents avec plus de légèreté, d'irré- flexion, de cupidité naturelle que de scélératesse. C'est un fait qu'ils les acceptèrent ; si le moraliste incline à l'excuse, le politique constate avec épouvante que de simples faits de cupidité privée retentirent cruellement sur les destinées nationales. On peut dire : la vénalité de notre presse fut un élément de nos désastres. L'étranger pesa sur l'Opinion fran- çaise par l'intermédiaire de l'Intelligence française. Si cette Opinion ne réagit point avant Sadowa, si, après Sadowa_, elle n'imposa point une politique énergique à l'empereur, c'est à l'Intelligence mue par l'argent, parce qu'elle était sensible à l'argent, qu'en remonte toute la faute. Non seulement Tlntelligence ne fît pas son métier d'éclairer et d'orienter les masses obscures ; elle fit le contraire de son métier, elle les trompa. Maurras. Avenir 6 21. Responsabilités divisées. On se demande seulement jusqu'à quel point l'In- telligence d'un pays est capable de discerner, par elle- même^ en quoi consistent son métier et ses devoirs. On peut déclamer contre la Presse sans Patrie. Mais c'est à la Patrie de se faire une Presse, nullement à la Presse, simple entreprise industrielle, de se vouer au service de la Patrie. On plutôt, Patrie, Presse, tout cela est de la pure mythologie ! 11 n'y a pas de Presse, mais des hommes qui ont de l'influence par la Presse, et nous venons de voir que, étant hommes et simples particuliers, ils sont menés en général par des intérêts privés et immédiats. Beaucoup d'entre eux purent traiter avec les amis de Bismarck, comme ils traiteraient aujourd'hui avec les envoyés du roi de Roumanie ou de la reine de Hollande. L'étourderie, le manque de sens politique suffisait à les retourner presque à leur insu contre leur pays. Si l'on dit que le patriotisme les obligeait à ne pas faire les étourdis et à se garder vigilants, je répondrai que le patriotisme ne se fait pas également sentir à tous les membres d'une même Patrie. Pour quelques-uns, il est le centre même de la vie phy- sique et morale ; pour d'autres, c'en est un accessoire à peine sensible : il faut des maux publics immenses pour en avertir ces derniers. Le devoir patriotique ne s'impose à tous et toujours ASSERVISSEMENT 83 que dans les manuels ; il s'y impose en théorie, et non pas comme sentiment, comme fait. Dès que nous parlons fait, nous touchons à de grands mystères. Une patrie destinée à vivre est organisée de manière que ses obscures nécessités de fait soient senties promptement dans un organe approprié, cet organe étant mis en mesure d^exécuter les actes qu'elles ap- pellent ; si vous enlevez cet organe, les peuples n'ont plus qu'à périr. L'illusion de la politique française est de croire que de bons sentiments puissent se maintenir, se perpé- tuer par eux-mêmes et soutenir ainsi d'une façon constante l'accablant souci de TEtat. Les bons senti- ments, ce sont de bons accidents. Ils ne valent guère que dans le temps qu'ils sont sentis : à moins de pro- céder d'organes et d'institutions, leur source vive qu'il faut alors défendre et maintenir à tout prix, ils sont des fruits d'occasion, ils naissent de circonstances et de conjonctures heureuses. Il faut se hâter de sai- sir conjonctures, circonstances, occasions, pour tâcher d'en tirer quelque chose de plus durable. C'est quand les simples citoyens se sont fait, pour quelques ins- tants, une âme royale^ qu'ils sont bons à faire des rois. L'invasion normande au ix® siècle, l'invasion anglaise au xv' n'auraient rien fait du tout si elles s'étaient bornées à susciter ou à consacrer le senti- ment national en France : leur œuvre utile aura été, pour la première, de susciter et^ pour la seconde, de consacrer la dynastie des rois capétiens. Les revers de l'Allemagne en 1806 lui donnèrent le sentiment de 84 l'avenir de l'intelligence sa vigueur. Ce sentiment n'eût servi de rien sans les deux fortes Maisons qui l'utilisèrent, l'une avec Met- ternich, et l'autre avec Bismarck. Nous ne manquions pas de patriotisme. Il nous manquait un Etat bien constitué. Un véritable Etat trançais aurait su faire la police de sa Presse et lui imprimer une direction convenable; mais, en sa qua- lité d'État plébiscitaire, l'Empire dépendait d'elle à quelque degré. Il ne pouvait ni la surveiller ni la tem- pérer véritablement. Elle était devenue force indus- trielle, machine à gagner de l'argent et à en dévorer, mécanisme sans moralité, sans patrie et sans cœur. Les hommes engagés dans un tel mécanisme sont des salariés, c'est-à-dire des serfs, ou des financiers, c'est- à-dire des cosmopolites. Mais les serfs sont toujours suffisamment habiles pour s^e tromper ou se rassurer en conscience quand l'intérêt leur a parlé; les finan- ciers n'ont pas à discuter sur des scrupules qu'ils n'ont plus. Ce n'est pas moi, c'est M. Bergeret qui en a fait la remarque ;« les traitants de jadis » différaient en un point de ceux d'aujourd'hui ; « ces effrontés pillards dépouillaient leur patrie et leur prince sans du moins être d'intelligence avec les ennemis du royaume » ; « au contraire », leurs successeurs vendent la France à « une puissance étrangère » : « car il est vrai que la Finance est aujourd'hui une puissance et qu'on peut dire d'elle ce qu'on disait autrefois de l'Eglise, qu'elle est parmi les nations une illustre étrangère ^ ». 1. Le Mannequin d'osier, par Anatole France, p. 240. — Anno 897. — (Paris, Gulmann-Lévy). 22. A r Etranger. Force aveugle et flottante, pouvoir indifférent, éga- lement capable de détruire TÉtat et de le servir, vers le milieu du siècle, l'Intelligence nationale pouvait être tournée contre l'Intérêt national, quand For étranger le voulait. Il n^en fut pas tout à fait de même dans les pays où rOpinion publique ne dispose pas d'une autorité sans bornes précises. Ces gouvernements militaires nommés royautés ou empires et renouvelés par la seule hérédité échappent en leur point central aux prises de l'Argent. En Allemagne ou en Angleterre, l'Argent ne peut pas constituer le chef de FEtat, puisque c'est la naissance et non Topinion qui le crée. Quelles que soient les influences financières, voilà un cercle étroit et fort qu'elles ne pénétreront pas. Ce cercle a sa loi propre, irréductible aux forces de l'Argent, inaccessible aux mouvements de l'opinion : la loi na- turelle du Sang. La différence d'origine est radicale. Les pouvoirs ainsi nés fonctionnent parallèlement aux pouvoirs de l'Argent ; ils peuvent traiter et composer avec eux, mais ils peuvent leur résister. Ils peuvent, eux aussi, diriger l'Opinion, s'assurer le concours de 80 l'avenir de l'intelligence l'Intelligence et la disputer aux sollicitations de l'Ar- gent. Changeons ici notre point de vue. Regardons chez nous du dehors, avec des yeux d'Allemand ou d'An- glais : si la France du second empire, gouvernement d'opinion, eut un rôle passif vis-à-vis de l'Argent et se laissa tromper par lui, l'Angleterre et F Allemagne, gouvernements héréditaires, exercèrent sur lui un rôle actif et l'intéressèrent au succès de leur politique. Elles se servirent de lui, elles ne le servirent pas. En le contraignant à peser sur l'Intelligence française, qui pesa à son tour sur l'Opinion française, elles le firent l'avant-garde de leur diplomatie et de leur force militaire. Avant-garde masquée, ne jetant point l'alarme, et d'autant plus à redouter. Même à l'intérieur de l'Allemagne ou de l'Angle- terre, l'argent guidé par la puissance politique héré- ditaire obtint la même heureuse influence sur l'Opi- nion. M. de Bismarck eut ses journalistes, sans lesquels il eût pu douter du succès de ses coups les mieux assé- nés. Le coup de la dépêche d'Ems suppose la com- plicité enthousiaste d'une presse nombreuse et docile : il donna ainsi le modèle de la haute fiction d'Etat jetée au moment favorable, et calculée pour éclater au point sensible du public à soulever. Les journalistes démocrates qui répètent d'un ton vainqueur qu'on n'achète pas l'Opinion, devraient étu- dier chez Bismarck comment on la trompe. 23. L'Etal esclave, mais tyran. Heureux donc les peuples modernes qui sont pour- vus d^une puissance politique distincte de l'Argent et de rOpinion ! Ailleurs, le problème n^est peut-être que d'en retrouver un équivalent. Mais ceci n^est pas très facile en France, et l'on voit bien pourquoi : Avant que notre Etat se fût fait collectif et ano- nyme, sans autres maîtres que l'Opinion et l'Argent, tous deux plus ou moins déguisés aux couleurs de l'Intelligence, il était investi de pouvoirs très étendus sur la masse des citoyens. Or, ces pouvoirs anciens, TEtat nouveau ne les a pas déposés, bien au contraire. Les maîtres invisibles avaient intérêt à étendre et à redoubler des pouvoirs qui ont été étendus et redou- blés en effet. Plus l'Etat s'accroissait aux dépens des particuliers, plus TArgent, maître de l'État, voyait s'étendre ainsi le champ de sa propre influence ;. ce grand mécanisme central lui servait d'intermédiaire : par là, il gouvernait, il dirigeait, il modifiait une mul- titude d'activités dont la liberté ou Fextrême délica- tesse échappent à T Argent, mais n'échappent point à l'Etat. Exemple : une fois maître de l'État, et l'État ayant mis la main sur le personnel et sur le matériel 88 l'avenir de l'intelligence de la religion, l'Argent pouvait agir par des moyens d'État sur la conscience des ministres des cultes et, de là, se débarrasser de redoutables censures. La reli- gion est, en effet, le premier des pouvoirs qui se puisse opposer aux ploutocraties, et surtout une reli- gion aussi fortement organisée que le catholicisme : érigée en fonction d'Etat, elle perd une grande partie de son indépendance et, si l'Argent est maître de l'État, elle y perd son franc-parler contre l'Argent. Le pouvoir matériel triomphe sans contrôle de son principal antagoniste spirituel. Si l'État vient à bout d'une masse de plusieurs cen- taines de milliers de prêtres, moines, religieux et au- tres bataillons ecclésiastiques, que deviendront devant l'Etat les petites congrégations flottantes de la pensée dite libre ou autonome ? Le nombre et l'importance de celles-ci sont d'ailleurs bien diminués, grâce à l'Uni- versité, qui est d'Etat. Avec les moyens dont l'Etat dispose, une obstruction immense se crée dans le do- maine scientifique, philosophique, littéraire. Notre Université entend accaparer la littérature, la philoso- phie, la science. Bons et mauvais, ses produits admi- nistratifs étouffent donc, en fait, tous les autres, mau- vais et bons. Nouveau monopole indirect au profit de l'État. Par ses subventions, l'État régente ou du moins surveille nos différents corps et compagnies littéraires ou artistiques ; il les relie ainsi à son propre maître, l'Argent ; il tient de la même manière plusieurs des mécanismes par lesquels se publie, se distribue et se propage toute pensée. En dernier lieu, ses missions, ASSERVISSEMENT 89 ses honneurs, ses décorations lui permettent de dis- penser également des primes à la parole et au silence, au service rendu et au coup retenu. Les partis oppo- sants, pour peu qu'ils soient sincères, restent seuls en dehors de cet arrosage systématique et continuel. Mais ils sont peu nombreux, ou singulièrement mo- dérés, respectueux, diplomates : ce sont des adver- saires qui ont des raisons de craindre de se nuire à eux-mêmes en causant au pouvoir quelque préjudice trop grave. UEtat français est uniforme et centralisé : sa bureaucratie atteignant jusqu^aux derniers pupi- très d'école du dernier hameau, un tel Etat se trouve parfaitement muni pour empêcher la constitution de tout adversaire sérieux, non seulement contre lui- même, mais contre la ploutocratie dont il est l'ex- pression. L'Etat-Argent administre, dore et décore l'Intelli- gence ; mais il la musèle et l'endort. Il peut, s'il le veut, l'empêcher de connaître une vérité politique et, si elle voit cette vérité, de la dire, et, si elle la dit, d'être écoutée et entendue. Comment un pays connaî- trait-il ses besoins, si ceux qui les connaissent peu- vent être contraints au silence, au mensonge ou à l'isolement ? 24. L esprit révolutionnaire et r Argent. Je sais la réponse des anarchistes : — Eh bien, on le saura, et on le dira ; l'Opinion libre fournira des armes contre l'Opinion achetée. L'In- telligence se ressaisira. Elle va flétrir cet Argent qu'elle vient de subir. Ce n'est pas d'aujourd'hui que la ploutocratie aura tremblé devant les tribuns. Nouvelle illusion d'une qualité bien facile ! Si des hommes d'esprit ne prévoient aucune autre revanche contre l'Argent que la prédication de quel- que Savonarole laïque, les gens d'affaires ont pres- senti Tévénement et Tout prévenu. Il se sont assuré la complicité révolutionnaire. En ouvrant la plupart des feuilles socialistes et anarchistes et en nous infor- mant du nom de leurs bailleurs de fonds \ nous vé- rifions que les plus violentes tirades contre les riches sont soldées par la ploutocratie des deux mondes. A la littérature officielle, marquée des timbres et des contre-seings d'un Etat qui est le prête-nom de TAr- 1. L'IIumanilé, de M. Jean Jaurès ; V Action, de M. Henri Bt'ren- ger, etc. Dans un autre ordre d'idées, qui confine h celui-ci, le « Château du peuple », propriété du groupe « anarchiste » la Coo- pération d'idées, est dû à la générosité d'un riche capitaliste, demi- juif lyonnais, M. V... ASSERVISSEMENT 91 gent, répond une autre littérature, qui n'est qu'offi- cieuse encore et que le même Argent commandite et fait circuler. Il préside ainsi aux attaques et peut les diriger. Il les dirige en effet contre ce genre de ri- chesses qui, étant engagé dans le sol ou dans une industrie définie, garde quelque chose de personnel, de national et n'est point la Finance pure. La pro- priété foncière, le patronat industriel offrent un carac- tère plus visible et plus offensant pour une masse pro- létaire que l'amas invisible de millions et de milliards en papier. Les détenteurs des biens de la dernière sorte en profitent pour détourner contre les premiers les fières impatiences qui tourmentent tant de lettrés. Mais le principal avantage que trouve l'Argent à subventionner ses ennemis déclarés provient de ce que rintelligence révolutionnaire sort merveilleusement avilie de ce marché. Elle j perd sa seule source d'au- torité, son honneur : du même coup, ses vertueuses protestations retombent à plat. La Presse est devenue une dépendance delà finance. Un révolutionnaire, M. Paul Brulat, a parlé récem- ment de sauver V indépendance de la Pensée humaine. Il la voyait donc en danger. « La combinaison finan- cière a tué ridée, la réclame a tué la critique. » Le rédacteur devient un « salarié ». « Son rôle est de divertir le lecteur pour l'amener jusqu'aux annonces delà quatrième page. » « On n'a que faire de ses con- victions. Qu'il se soumette ou se démette. La plupart, dont la plume est l'unique gagne-pain, se résignent, deviennent des valets. » Aussi, partout « le chantage 92 L^ AVENIR DE L^IÎSTELLIGENCE SOUS toutes ses formes, les éloges vendus, le silence acheté.. .Les éditeurs traitent; les théâtres feront bien- tôt de même. La critique dramatique tombera comme la critique littéraire. » M. Paul Brulat ne croit pas à la liberté de la Presse, qui n'existe même point pour les bailleurs de fonds des journaux : « Non, même pour ceux-ci, elle est un leurre. Un journal, n'étant entre leurs mains qu'une affaire, ne saurait avoir d'autre souci que de plaire au public, de retenir l'abonné*. » Sainte-Beuve, en observant, dès 1839, que la littérature industrielle tuerait la critique, commençait à sentir germer en lui le même scepti- cisme que M. Paul Brulat. Une même loi « libérale », disait- il, la loi Martignac, allégea la Presse « à V en- droit de la "police et de la- politique », « accrut la charge industrielle des journaux ». Ce curieux pronostic va plus loin que la pensée de celui qui le formulait. Il explique la triste histoire de la déconsidération de la Presse en ce siècle-ci. En même temps que la liberté politique, chose toute ver- bale, elle a reçu la servitude économique, dure réalité, en vertu de laquelle toute foi dans son indépendance s'efface, ou s'effacera avant peu. Cela à droite comme à gauche. On représentait à un personnage important du monde conservateur que le candidat proposé pour la direction d'un grand journal cumulait la réputation de pédéraste, d'escroc et de maître-chanteur: « Oh 1 » murmura ce personnage en haussant les épaules, « vous savez bien qu'il ne faut pas être trop difficile en fait J.Cet article de M. lirulaL a paru dans V Aiirora du 9 janv. 1903. ASSERVISSEMENT 93 de journalistes ! » L^auteur de ce mot n'est cependant pas duc et pair ! Il peignait la situation. On discuta jadis de la conviction et de Thonorabilité des direc- teurs de journaux. On discute de leur surface, de leur solvabilité et de leur crédit. Une seule réalité éner- gique importe donc en journalisme, TArgent, avec l'ensemble des intérêts brutaux qu'il exprime. Le temps paraît nous revenir où l'homme sera livré à la Force pure, et c'est dans le pays où cette force a été tempérée le plus tôt et le plus longtemps, que se ré- tablit tout d'abord, et le plus rudement, cette domi- nation. 25. Vdge de fer. Une certaine grossièreté passe dans la vie. La situa- tion morale du lettré français en 1905 n'est plus du tout ce qu'elle était en 1850. La réputation de Técri- vain est perdue. Ecrire partout, tout signer, n^assumer que la responsabilité de ce que l'on signe, s'appliquer à donner l'impression qu'on n'est pas l'organe d'un journal mais Forgane de sa propre pensée, cela défend à peine du discrédit commun. Si l'on ne cesse pas d'honorer en particulier quelques personnes, la pro- fession de journaliste est disqualifiée. Journalistes, poètes, romanciers, gens de théâtre font un monde où l'ont vit entre soi ; mais c'est un enfer. Les hautes classes, de beaucoup moins fermées qu'elles ne Tétaient autrefois, beaucoup moins difficiles à tous les égards, ouvertes notamment à l'aventurier et à l'enrichi, se montrent froides envers la supériorité de l'esprit. Tout échappe à une influence dont la sincérité et le sérieux font le sujet d'un doute diffamateur. Mais l'écrivain est plus diffamé par sa condition réelle que par tous les propos dont il est l'objet. Ou trop haut ou trop bas, c'est le plus déclassé des êtres : les meilleurs d'entre nous se demandent si le salut ASSERVISSEMENT 95 ne serait point de ne nous souvenir que de notre ori- gine et de notre rang naturel, sans frayer avec des confrères, ni avoir souci des mondains. L'expédient n'est pas toujours pratique. Renan disait que les fem- mes modernes, « au lieu de demander aux hommes des grandes choses, des entreprises hardies, des tra- vaux héroïques », leur demandent « de la richesse^ afin de satisfaire un luxe vulgaire ». Luxe vulgaire ou bien désir, plus vulgaire encore, de relations. L'ancien préjugé favorable au mandarinat intellec- tuel conserve sa force dans la masse obscure et pro- fonde du public lisant. Il ne peut le garder longtemps. La bourgeoisie, où Tamateur foisonne presque autant que dans l'aristocratie, s'affranchit de toute illusion favorable et de toute vénération préconçue. Son esprit positif, observe qu'il y a bien quatre ou cinq mille artistes ou gens de lettres à battre le pavé de Paris en mourant de faim. Elle calcule que, des deux grandes associations professionnelles de journalistes parisiens_, Tune comptait en 189() plus du quart, et l'autre plus du tiers de ses membres sans occupation \ Elle pré- voit un déchet de deux ou trois mille malheureux voués à l'hospice ou au cabanon. Les beaux enthou- siasmes des lecteurs de Hugo et de Vacquerie pa- raissent donc devoir également fléchir dans la classe moyenne. Ils se perpétuent au-dessous, dans cette partie du gros peuple où la lecture, l'écriture et ce qui y res- 1. J'emprunte cette donnée au livre de M. Henry Bérenger, la Conscience nationale (Paris, Colin). 96 l'avenir de l'intelligence semble, paraît un instrument surnaturel d'élévation et de fortune. Par les moyens scolaires qui lui appar- tiennent, rÉtat s'applique à prolonger une situation qui maintient le crédit de cette Intelligence, derrière laquelle il se dissimule, pour mieux dissimuler cet Argent par lequel il est gouverné. Mais il provoque le déclassement, par cela même qu'il continue à le revê- tir de teintes flatteuses. Encombré de son prolétariat intellectuel, l'Etat démocratique ne peut en arrêter la crue, il est dans la nécessité de la stimuler K Les places manquent, et l'Etat continue à manœuvrer sa vieille pompe élévatoire. Les finances en souffrent quand il veut tenir parole, et le mal financier aboutit aux révolutions. Mais, s'il retire sa parole, c'est encore à des révolutions qu'il est acculé : la société ploutocratique s'est assurée tant bien que mal contre ce malheur ; elle espère le canaliser, le détourner d'elle ; mais l'Etat s'effraie pour lui-même, et ses pre- mières inquiétudes se font sentir, 1. M. Henry Béi'cnger, qui a les doctrines de l'Etat, semble convenir tout à la fois que ce mouvement d'ascension est funeste et que l'on n'a pas le « droit » de le ralentir. 26. Défaite de V Intelligence. Il faut bien se garder de croire que ces turbulences puissent ruiner de fond en comble les intérêts fon- damentaux, les forces organiques de la vie civilisée. La Finance, l'activité qu'elle symbolise, doit vaincre, associant peut-être à son triomphe les meilleurs élé- ments du prolétariat manuel, ces ouvriers d'état qui se forment en véritable aristocratie du travail, sans doute aussi des représentants de Tancienne aristocra- tie, dégradée ou régénérée par cette alliance. Le Sang et rOr seront recombinés dans une proportion incon- nue. Mais rintelligence, elle, sera avilie pour long- temps ; notre monde lettré, qui paraît si haut aujour- d'hui, aura fait la chute complète, et, devant la puissante oligarchie qui syndiquera les énergies de l'ordre matériel, un immense prolétariat intellectuel, une classe de mendiants lettrés, comme en a vu le moyen âge, traînera sur les routes de malheureux lambeaux de ce qu'auront été notre pensée, nos littératures, nos arts. Le peuple en qui Ton met une confiance insensée se sera détaché de tout cela, avec une facilité qu'on ne peut calculer mais qu'il faut prévoir. C'est sur un Maurras. Avenir 7 98 l'avenir de l intelligence bruit qui court que le peuple croit à la vertu de l'in- telligence ; ceux qui ont fait cette opinion ne seront pas en peine de la défaire . Quand on disait aux petites gens qu'un petit homme, simple et d'allures modestes, faisait merveille avec sa plume et obtenait ainsi une gloire immortelle, ce n'était pas toujours compris littéralement, mais le grave son des paroles faisait entendre et concevoir une destinée digne de respect, et ce respect tout instinc- tif, ce sentiment presque religieux étaient accordés volontiers. L'éloge est devenu plus net quand, par littérature, esthétique ou philosophie, on a signifié gagne-pain, hautes positions, influence, fortune. Ce sens clair a été trouvé admirable, et il est encore admiré. Patience, et attendez la fin. Attendez que Menier et Géraudel aient un jour intérêt à faire en- tendre au peuple que leur esprit d'invention passe celui de Victor Hugo, puisqu'ils ont l'art d'en retirer de plus abondants bénéfices ! Le peuple ne manque pas de générosité naturelle. Il n'est pas disposé à tout évaluer en argent. Mais lui a-t-on dit de le faire, il compte et compte bien. Vous verrez comme il saura vous évaluer. Le meilleur, le moins bon, et le pire de nos collègues sera classé exactement selon la cote do rapport. Jusqu'où pourra descendre, pour regagner l'estime de la dernière lie du peuple, ce qu'on veut bien nommer « l'aristocratie littéraire », il est aisé de ■'imaginer. Le lucre conjugué à la basse ambition donnera ses fruits naturels. Littérature deviendra synonyme d'ignominie. On ASSERVISSEMENT 99 eiilendra par là un jeu qui peut être plaisant, mais dénué de gravité, comme de noblesse. Endurci par la tâche, par la vie au grand air et le mélange du tra- vail mécanique et des exercices physiques, Thomme d'action rencontrera dans cette commune bassesse des lettres et des arts de quoi justifier son dédain, né de l'ignorance. S^il a de la vertu, il nommera aisément des dépravations les raffinements du goût et de la pensée. Il conclura à la grossièreté et à Timpolitesse, sous prétexte d'austérité. C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de Téru- dition. Un sot moralisme jugera tout. Le bon parti aura ses Vallès, ses Mirbeau, hypnotisés sur une idée du bien et du mal conçue sans aucune nuance, appli- quée fanatiquement. Des têtes d'iconoclastes à la Tolstoï se dessinent sur cette hypothèse sinistre, plus qu^'à demi réalisée autour de nous... Mais, si Thomme d'action brutale qu'il faut prévoir n^est point ver- tueux, il sera plus grossier encore : l'art, les artistes se plieront à ses divertissements les plus vils, dont la basse littérature des trente ou quarante dernières années, avec ses priapées sans goût ni passion, éveille l'image précise. Cet homme avilira tous les êtres que Tautre n'aura pas abrutis. Le patriciat dans Tordre des faits, mais une barba- rie vraiment démocratique dans la pensée, voilà le partage des temps prochains ; le rêveur, le spécula- tif pourront s'y maintenir au prix de leur dignité ou de leur bien-être; les places, le succès ou la gloire 100 l'avenir de l^intelligence récompenseront la souplesse de l'histrion : plus que jamais, dans une mesure inconnue aux âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront la fierté du héros et du saint : jeûner, les bras croisés au-dessus du banquet, ou, pour ronger les os, se rouler au niveau des chiens. L'AVENTURE A moins que... Je ne voudrais pas terminer ces analyses un peu lentes, mais, autant qu'il me semble, réelles et utiles, par un conte bleu. Cependant il n^est pas impossible de concevoir un autre tour donné aux mouvements de l'histoire future. Il suffirait de supposer qu'une lucide conscience du péril, unie à quelques actes de volonté sérieuse, suggère maintenant à l'Intelligence française, qui, depuis un siècle et demi, a causé beaucoup de désastres, de rendre un service signalé, qui sauverait tout. Elle s'est exilée à l'intérieur, elle s'est pervertie, elle a couru tous les barbares de l'univers : suppo- sez qu'elle essaye de retrouver son ordre, sa patrie, ses dieux naturels. Elle a propagé la Révolution : supposez qu'elle enseigne, au rebours, le Salut public. Imaginez qu'un heureux déploiement de cette ten- dance nouvelle lui regagne les sympathies et l'es- time, non certes officielles, ni universelles, mais qui émaneraient de sphères respectées et encore puis- santes. 102 l'avenir de l'intelligence Imaginez d'ailleurs que rintelligence française com- prenne bien deux vérités : — ni elle n'est, ni elle ne peut être la première des Forces nationales, — et, en rêvant cet impossible, elle se livre pratiquement au plus dur des maîtres, à l'Argent. Veut-elle fuir ce maître, elle doit conclure alliance avec quelque autre élément du pouvoir matériel, avec d'autres Forces, mais celles-ci personnelles, nominatives et respon- sables^ auxquelles les lumières qu'elle a en propre montreraient le moyen de s'affranchir avec elle de la tyrannie de FArgent. Concevez, dis-je, la fédération solide et publique des meilleurs éléments de l'Intelligence avec les élé- ments les plus anciens de la nation ; l'Intelligence s'efforcerait de respecter et d'appuyer nos vieilles traditions philosophiques et religieuses, de servir cer- taines institutions comme le clergé et l'armée, de défendre certaines classes, de renforcer certains inté- rêts agricoles, industriels, même financiers, ceux-là qui se distinguent des intérêts d'Argent proprement dits en ce qu'ils correspondent à des situations défi- nies, à des fonctions morales. Le choix d'un tel parti rendrait à l'Intelligence française une certaine auto- rité. Les ressources afflueraient, avec les dévoue- ments, pour un effort en ce sens. Peut-être qu'une fois de plus la couronne d'or nous serait présentée comme elle le fut à César. Mais il faudrait la repousser. Et aussi, en repous- sant cette dictature, faudrait-il l'exercer provisoire- ment. Non point certes pour relever un empire l'aventure 103 reconnu désormais fictif et dérisoire, mais, selon la vraie fonction de l'Intelligence, pour voir et faire voir quel régime serait le meilleur, pour le choisir d'au- torité et, même, pour orienter les autres Forces de ce côté ; pareil chef-d'œuvre une fois réussi, le rang ultérieurement assigné à l'Intelligence dans la hié- rarchie naturelle de la nation importerait hien peu, car il serait fatalement très élevé dans l'échelle des valeurs morales. L'Intelligence pourrait dire comme Romée dans le Paradis, e ciô g H fece Romeo y persona umile e peregrina « et Romée fit cela, « personne humble et errant pèlerin. » En fait d'ailleurs, et sur de pareils états de servi- ces, le haut rôle consultatif qui lui est propre lui reviendrait fatalement par surcroît. Les difficultés, on les voit. Il faudrait que l'Intel- ligence fît le chef-d'œuvre d'obliger l'Opinion à sen- tir la nullité profonde de ses pouvoirs et à signer l'abdication d'une souveraineté fictive : il faudrait demander un acte de bon sens à ce qui est privé de sens ; mais n'est-il pas toujours possible de trouver des motifs absurdes pour un acte qui ne l'est point ? Il faudrait atteindre et gagner quelques-unes des citadelles de l'Argent et les utiliser contre leur pro- pre gré, mais là encore espérer n'est point ridicule, car l'Argent diviseur et divisible à l'infini peut jouer une fois le premier de ces deux rôles contre lui- même. 104 l'avenir de l intelligence Il faudrait rassembler de puissants organes maté- riels de publicité, pour se faire entendre, écouter, malgré les volontés et les intérêts d^m Etat résolu à ne rien laisser grandir contre lui; mais cet Etat, s'il a un centre, est dépourvu de tête. Son incohé- rence et son étourderie éclatent à chaque instant: c'est lui qui, par sa politique scolaire, a conservé à rintelligence un reste de prestige dans le peuple ; par ses actes de foi dans la raison et dans la science, il nous a coupé quelques-unes des verges dont nous le fouettons. Les difficultés de cette entreprise, fussent-elles plus fortes encore, seraient encore moindres que la diffi- culté de faire subsister notre dignité, notre honneur, sous le règne de la ploutocratie qui s'annonce. Gela, ce n'est pas le difficile; c'est l'impossible. Ainsi exposée à périr sous un nombre victorieux, la qualité intellectuelle ne risque absolument rien à tenter l'ef- fort ; si elle s'aime, si elle aime nos derniers reliquats d'influence et de liberté, si elle a des vues d'avenir et quelque ambition pour la France, il lui appartient de mener la réaction du désespoir. Devant cet horizon sinistre, l'Intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, con- formément aux vieilles lois de l'univers, pour le salut de l'ordre, pour la durée et les progrès d'une civili- sation menacée, toutes les espérances flottent sur le navire d'une Contre-Révolution. AUGUSTE COMTE AUGUSTE COMTE ' 19 JANVIER 1798 — 5 SEPTEMBRE 1857 Quelquefois, au milieu des paisibles nuits de tra- vail, une crise d^incertitude, causée par la fatigue, jette Tesprit dans le trouble et la confusion. La plume échappe, les idées cessent de se suivre régulièrement. On se lève, on secoue l'espèce de torpeur que donna rimmobilité ; mais, ni la promenade, ni le repos phy- sique ne rendrait à Tesprit Tassurance perdue ; il lui faut un secours qui soit spirituel et qui Témeuve avec des images dignes de lui. Ce n'est pas le moment de recourir aux poètes, ni d'ouvrir quelque répertoire de science ; la science toute pure semblerait froide, la poésie paraîtrait d'un vide infini. J'estime heureux les 1. Il existe à Paris deux sources bien distinctes de renseigne- ments sur l'œuvre et la vie d'Auguste Comte, toutes deux pré- cieuses : le célèbre immeuble de la Société positiviste, rue Mon- sieur-le-Prince, 10, et le local de rExccution testamentaire, 41 rue Dauphine. Ce dernier rendez-vous est plus ignoré. C'est de là cependant que part la propagande la plus active. L'Appel aux Conservateurs, le Testament, la Synthèse, un volume de Lettres, ces dernières absolument inédites, ont été publiés rue Dauphine en très peu de temps. En tout cas, il ne faut jamais perdre de vue que tel livre de Comte, épuisé rue Monsieur-le-Prince, abonde parfois rue Dauphine, et réciproquement. 108 AUGUSTE COMTE hommes de ma génération qui, sans être positivistes au sens propre du terme, peuvent, en pareil cas, se souvenir de la morale et de la logique de Comte. S'il est vrai qu'il y ait des maîtres, s'il est faux que le ciel et la terre, et le moyen de les interpréter, ne soient venus au monde que le jour de notre nais- sance, je ne connais aucun nom d'homme qu'il faille prononcer avec un sentiment de reconnaissance plus vive. Son image ne peut être évoquée sans émotion. Ce petit vieillard émacié, aux yeux doux, dont le masque rappelle Baudelaire et Napoléon, a réuni de grandes et précieuses ressources contre nos faiblesses soudaines et les trahisons du destin. Je ne suis pas de ceux qui se récitent quelques-unes des formules de Comte en les accompagnant de signes de cabale et de religion ; mais, familiarisé avec elles depuis longtemps, je ne puis donner à aucune un sens indifférent. Les plus abstraites en apparence me touchent, en passant, d'une magnétique lumière. A demi-voix, dans le silence de la nuit, il me semble que je redis des syllabes sacrées : « Ordre et Progrès. « Famille, Patrie, Humanité. « L'Amour pour principe et l'Ordre pour base ; le Progrès pour but. « Tout est relatif, voilà le seul principe absolu. « Induire pour déduire, afin de construire. « Savoir pour prévoir, afin de pourvoir. « L'esprit doit toujours être le ministre du cœur, et jamais son esclave. AUGUSTE COMTE 109 « Le progrès est le développement de l'ordre. « La soumission est la base du perfectionnement. « Les phénomènes les plus nobles sont partout subordonnés aux plus grossiers. « Les vivants seront toujours et de plus en plus gouvernés nécessairement par les morts. « L'homme doit de plus en plus se subordonner à l'Humanité. » Le poids même de ces sentences, leur austérité, leur rudesse, y ajoutent un charme d'une vigueur naïve. On ne le sent complètement qu'après le temps et le loisir de l'initiation. Mais un habitué de Comte finit par s'étonner d'entendre critiquer l'aridité de son langage philosophique. Il ne peut s'empêcher d'égaler de telles sentences aux plus beaux vers mo- raux et gnomiques d'un Lysis, d'un Virgile, d'un Pierre Corneille. Il les trouve gonflées de consola- tions pénétrantes, et d'encouragements subtils, comme toutes les vérités qui défient le doute. Douceur, ten- dresse, fermeté, certitudes incomparables, c'est tout ce que renferme pour l'élève de Comte ce terrible mot, si peu compris ^, de Positivisme I Nous ne comprendrions rien au maître, si nous ne nous formions d'abord une idée nette de son disciple. C'est par celui-ci qu'il faut commencer. 1. Le positivisme passe, en général, pour n'admettre que ce qui se voit et se touche I I L'ANARCHIE AU XIX- SIÈCLE Dans les derniers jours de l'année 1847 ou les pre- miers de 1848, un jeune homme à peine majeur enten- dait au Collège de France je ne sais qui prononcer du haut d'une chaire ces paroles, peut-être soulignées d^applaudissements ; « Le vainqueur, dans la grande « lutte à laquelle nous assistons encore, c'est le prin- « cipe de Fexamen ; le vaincu, c'est le principe de « l'autorité. Ainsi le Gouvernement de l'avenir sera « le Gouvernement de TExamen. Je ne dis pas que « ce soit un bien, j'en reconnais tous les inconvé- « nients, mais je le constate comme un fait. » Voilà les paroles du siècle. Tous les enfants du siècle der- nier furent plus ou moins asservis à la constatation de ce prétendu fait. Bien qu'il fût né dans cette période de crise, le jeune Charles Jundzill (ainsi se nommait l'auditeur du Collège de France) s'était contraint d'assez bonne heure à donner un sens aux mots dont il se servait. Il s'efforça en vain de trouver une signification quel- conque à ces termes « gouvernement de l'Examen », et nul esprit normal, dans un des âges normaux de l'anarchie au xix® siècle 111 l'humanité, ne trouverait cette signification, qui n'existe pas. Celui qui examine ne gouverne pas encore ; celui qui gouverne n^examine plus. L'acte propre du gou- vernement, l'acte propre de Texamen s'excluent. Un gouvernement peut commencer par s'entourer des lumières de Texamen ; du moment qu'il gouverne, il a pris son parti, l'examen a cessé. De même, l'examen peut aboutir, par hasard, au gouvernement : tant qu'il reste lui-même, Texamen ne gouverne pas. Et, sans doute, Charles Jundzill voyait bien que rhabitude d'examiner était établie dans son siècle et dans sa propre intelligence ; mais il ne voyait pas com- ment tirer de cette habitude une direction, et son expérience lui montrait en effet qu'on en tire tout le contraire. « Etrange gouvernement que celui de l'examen ! » se dit-il. « Etrange situation mentale et sociale que celle qui consiste à examiner toujours, puis à exami- ner encore ! Etranges esprits qui se décernent mutuel- lement, ou qui s'attribuent eux-mêmes, les titres de philosophe et de penseur, et dont la vue est à ce point bornée, qu'ils prennent le moyen pour le but, qu'ils regardent comme le résultat de la crise ce qui n'est que la crise elle-même .^.. » Charles Jundzill tradui- sait ici l'étonnement, le scandale que lui causait cette gageure que son siècle tout entier soutenait en matière politique ; mais il en souffrait à beaucoup d'autres égards. Il en souffrait dans l'organisation de sa vie, car le principe d'examen ne fournit non plus aucun moyen d'ordonner la conduite privée ; il en souffrait 112 AUGUSTE COMTE encore dans la marche de sa pensée : examiner n'ap- prend ni à choisir, ni à classer les idées utiles et les idées vraies. Il en souffrait. J'aurais dû dire qu'il en avait souffert, 1 car le malaise personnel de Charles Jundzill se trou- " vait déjà dissipé, quand il l'exposait à Auguste Comte dans une lettre ^ que je résume et développe d'après les vraisemblances de son état d'esprit. Ce malaise préliminaire, dont la discipline positiviste avait eu raison, était éminemment typique et significatif. Il représente avec beaucoup de netteté le malaise qu'ont éprouvé presque tous les esprits qui, nés dans la tra- dition catholique, sont devenus étrangers à la foi catholique. Charles Jundzill, originaire de Pologne, était de naissance et de formation purement romaines : avant sa dix-neuvième année, il avait constaté jusqu^à l'évidence son inaptitude à la foi, et surtout à la foi en Dieu, principe et fin de l'organisation catholique. Etait-ce la philosophie, était-ce la science qui l'avait réduit à cette impossibilité de croire ? Quelle que fût l'influence subie par le jeune homme, tel était le fait. Il ne croyait plus, et de là venait son souci. On em- ploierait un langage bien inexact si l'on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si Ton peut s'exprimer ainsi, un besoin rigoureux de inanquer de Dieu : aucune interprétation théologi([ue du monde et de l'homme ne lui était plus supportable. Je n^examine 1. Auguste Comte a placé cette lettre eu tète de la Synthèse suh- icclive. l'anarchie au xix' siècle 113 pas s'il avait tort ou raison, ni s'il avançait, ni s^il reculait. Il en était là. ^Seulement, Dieu éliminé, sub- sistaient les besoins intellectuels, moraux et politiques qui sont naturels à tout homme civilisé, et auxquels l'idée catholique de Dieu a longtemps correspondu avec plénitude. Charles Jundzill et ses pareils n'admettent plus de Dieu, mais il leur faut de l'ordre dans leur pensée, de Tordre dans leur vie, de l'ordre dans la société dont ils sont les membres. Cette nécessité est sans doute commune à tous nos semblables ; elle est parti- culièrement vive pour un catholique, accoutumé à recevoir sur le triple sujet les plus larges satisfactions. Un nègre de l'Afrique ne saurait désirer bien vivement cet état de souveraine ordonnance intellectuelle et morale auquel il n'eût jamais accès. Un protestant, fils et petit-fils de protestants, s'est de bonne heure entendu dire que l'examen est le principe de l'action, que la liberté d'examen est de beaucoup plus précieuse que l'ordre de l'esprit et l'unité de l'âme, et cette tra- dition, fortifiée d'un âge à l'autre, a effacé de son esprit le souvenir du splendide tout catholique ; bien que sujet aux mêmes appétits d'unité et d'ordre que les autres pensées humaines, il n'est pas obsédé de l'image d'un paradis perdu : de son désordre même il tire un orgueil très naïf I Mais, chez les catholiques éloignés de la foi, cette espèce de nostalgie peut devenir si consciente, que les apologistes de leur religion en ont formé un argu- ment d'une extrême vivacité. La vie humaine, disent-ils, Maurp.as. Avenir 8 114 AUGUSTE COMTE n'a qu'un axe, faute duquel elle se dissocie et flotte. Sans l'unité divine et ses conséquences de discipline et de dogme, l'unité mentale, l'unité morale, l'unité politique disparaissent en même temps ; elles ne se reforment que si l'on rétablit la première unité. Sans Dieu, plus de vrai ni de faux ; plus de loi, plus de droit. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler sont des actes d'une innocence parfaite ; il n'y a point de crime qui ne devienne indifférent, ni de révolution qui ne soit légitime ; car, sans Dieu, le principe de l'examen subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais qui ne peut fonder rien. Le clergé catholique donne le choix entre son dogme, avec la haute orga- nisation qu'il comporte, et ce manque absolu de me- sure et de règle qui annule ou qui gaspille l'activité. Dieu ou rien, c'est l'alternative proposée aux esprits tentés de douter. Quelques-uns qui l'acceptent choisissent nettement le rien. Plutôt que d'admettre un point de départ auquel leur esprit se refuse, ils se résignent à la dé- chéance des institutions et des mœurs. Tel est le cas des natures les moins heureuses, pour lesquelles l'idée de Dieu apparaissait plutôt un frein et une gêne qu'un principe excitateur et régulateur. Tel est aussi le cas de natures débiles, promptes au désespoir^ chez lesquelles toute ferme habitude, une fois perdue, ne peut plus être remplacée. Charles Jundzill, dont je continue à vous décrire le cas, n'était ni des uns ni des autres. Tout en donnant raison aux prêtres catlio- L'ArsARCIIIE AU XIX' SIÈCLE 115 liques contre les imbéciles et contre les malades qui profitent du doute philosophique pour troubler l'ordre ou pour consentir aux perturbations, il devait néces- sairement se prononcer contre cette troisième et cette quatrième classe d'esprits qui, sans se résigner au néant ni au mal, quittaient le Dieu catholique sans le quitter. C'étaient d'abord ces marg'uilliers de l'Examen qui, ayant usé une fois de la Liberté intellectuelle contre ridée de Dieu, s'entraînaient à penser que cette Li- berté, placée sur le trône de Dieu, leur fournissait un bon modèle de pensée, de moralité et de civilisation : autant espérer de la hache les services de la boussole ou du niveau. C'était ensuite cette dernière catégorie d'anarchistes qui ont bien quitté le dogme catholique, mais qui en ont maintenu subrepticement toutes les déductions et conséquences d'ordre moral. Nous connaissons en France, en Angleterre et en Russie beaucoup d'athées chrétiens qui construisent une morale, mais craignent de la motiver. Ils prescri- vent aux hommes une discipline, et cette discipline est « indépendante » de toute conviction ; un ensem- ble de devoirs, et. ces devoirs ne sont rattachés à au- cune foi ; un système de dépendances humaines, et l'homme n'y dépend d'aucun système du monde. Mais il faudrait pourtant choisir : ou bien chaque homme est souverain, et n'est assujetti qu'à sa volonté propre, ou, s'il est sujet d'une dette, il faut qu'on lui dise pourquoi. La morale libérale refuse énergiquement de justifier ses caprices impérieux. « Impératifs hypothé- 110 AUGUSTE COMTE tiques I » dit-elle avec dédain. Elle croit nous dicter un Impératif catégorique et absolu. Son bâtiment ne dure qu^au moyen de quelques calembours honorables, qui recouvrent tant bien que mal les liens réels et forts par lesquels ces esprits tiennent, sans le savoir, à la doctrine qu'ils se flattaient d'abandonner. Si quel- ques têtes faibles nous ont fourni la preuve de leur mollesse en acceptant le désordre en haine de Dieu, celles-ci manifestent un genre équivalent d'impuis- sance : après avoir rompu avec l'Idée de Dieu, elles n'ont su ni presser ni examiner toutes celles de leurs idées qui s'appuyaient sur cette idée centrale ou qui en dérivaient. Il n'y a point d'accord entre leur néga- tion fondamentale de l'Absolu divin et leur affirmation non moins fondamentale de la Conscience morale absolue, qui n'est elle-même qu'un Dieu anonyme et honteux. Ils quittent le Dieu des théologiens et ne prennent pas garde qu'en acceptant, selon Rousseau et les Allemands, la souveraineté de leur Conscience individuelle, ils ne font que s'adjuger à eux-mêmes .les anciens attributs de Dieu. — Si vous croyez à l'Absolu, soyez franchement catholiques, criait à ces gens-là un Charles Jundzill. « Si vous n^y croyez pas, il faut tenter, comme nous le tentons, de tout reconstruire sans l'Absolu : à moins, toutefois, que le prêtre n'ait raison contre nous, comme il a raison contre vous, et que cette réorganisation ne soit une pure chimère... » II L^ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE Etait-ce une chimère ? Quand Jundzill écrivit à Comte, il y avait exacte- ment vingt-cinq années que le philosophe poursuivait son programme de réorganiser^ en effet, sans Dieu ni roi \ Plus que Jundzill et plus sans doute que personne, le jeune Auguste Comte avait senti les blessures de l'anarchie et les tares qu'elle nous laisse inévitable- ment : rien ne marque mieux la noblesse de cet es- prit et le sang latin de sa race que la vigueur de sa réaction contre un si grand mal. Comme il le dit dans son Testament ^iléidiii né à Montpellier, sous le Peyrou de Louis XIV, « d'une famille éminemment catho- lique et monarchique » ; mais depuis le milieu de son 1. Les mots de royauté et de roi ont chez Comte une acception bien définie : ils veulent dire roi et royauté de droit divin. A pro- prement ])arler, ni Louis XVUI, ni Louis XIV, ni Henri IV, ni Louis XI ne sont pour lui des rois. Il les appelle plusieurs fois des dictateurs, pour marquer qu'il n'y a rien de commun entre leur genre d'autorité et la souveraineté théologique des princes du moyen âge. Les positivistes qui m'ont fait là-dessus une aigre que- relle ont montré qu'ils ne connaissaient pas leur auteur. Voyez VApjjendice n" II. 118 AUGUSTE COMTE adolescence, avant même d'entrer à l'Ecole poly- technique, il avait répudié le théologisme en politique aussi bien qu'en religion. Mais il n'avait pas concédé pour cela aux idées de libre examen ou d'égalité, qui lui avaient servi à atteindre cette négation radicale, les qualités de l'Être divin ni celles du Souverain ab- solu. Ces idées ont bien pu être acceptées comme des « dogmes »,et « dogmes absolus », du temps qu'elles étaient nécessaires à ruiner le théologisme : cette ac- ceptation ne peut être que provisoire ; elles n'ont pas de valeur propre ; elles ne peuvent ni dominer ni ré- gner et, en tant que principes, elles sont condamnées à mort. Par exemple, on ne peut conserver, en politique, une Doctrine « qui représente le Gouvernement comme étant, par sa nature, l'ennemi nécessaire de la société, contre lequel celle-ci doit se constituer soigneusement en état continu de suspicion et de surveillance » (on a reconnu le Libéralisme) ; une Doctrine d'après la- quelle il faut « examiner toujours sans se décider jamais » (on a reconnu le Protestantisme) ; une Doc- trine contredisant ou méconnaissant ce « progrès con- tinu de la civilisation », qui « tend par sa nature à développer extrêmement » les « inégalités intellec- tuelles et morales ^ » (on a reconnu la Démocratie). Cette doctrine morale et politique ne pouvait que pousser au comble une anarchie dont le jeune Auguste Comte, qui en sentait le vif dégoût, voulait s'alfran- chir à tout prix. 1. Cours de philosophie posilive, t. IV. l'ordre positif d'après comte 119 Platon a remarqué que certaines questions poli- tiques nous posent en gros caractères des problèmes écrits en traits menus et fins dans les cas individuels. Auguste Comte aurait peut-être été moins clairvoyant si les événements auxquels il assista *■ n'avaient pas posé devant lui, en des termes politiques et sociaux très pressants, sous une forme révolutionnaire et san- glante, ce qu'il appelle, dans la plus stricte et la plus émouvante de ses formules, l'iiiimense question de l'ordre. Pour trouver Tordre, Tordre intellectuel et Tordre moral autant que Tordre politique, il circonscrivit du mieux qu'il put le domaine de l'anarchie. Un fait originel le frappa. Si Tanarchie tenait : 1° la société presque entière, 2° diverses provinces du cœur, et 3^ plusieurs dépar- tements de l'intelligence, il observa pourtant qu'il existait des régions sereines dans lesquelles cette anar- chie ne régnait pas ou ne régnait plus. On trouve dans un de ses opuscules de 1822 cette remarque digne d'une longue mémoire, car elle inaugure une époque : « Il n'y a point de liberté de conscience en astrono- 1. On trouvei'ait, en dépouillant la correspondance d'Auguste Comte, les traces de rémotion profonde que lui causaient les troubles contemporains. Il en éprouvait un étonnement douloureux, et les victoires de l'ordre lui causaient une admiration plus vive encore. « A voir les attitudes actuelles », écrivait-ii, « on se demande ce « que deviendrait le monde social, si les vivants, malgré leur ré- « voîte moderne, n'étaient pas, et même de plus en plus, gouvernés « par le-nsemble des morts, heureusement impassibles au milieu « de nos vaines paniques de rétrogradation ou d'anarchie » .{Lettres d'Auguste Comte, à divers, t. I, première partie.) 120 AUGUSTE COMTE « mie, en physique, en chimie, en physiologie même, « en ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas « croire de confiance aux principes établis dans ces « sciences par des hommes compétents. S'il en est « autrement en politique, c'est uniquement parce que, « les anciens principes étant tombés et les nouveaux « n'étant point encore formés, il n'y a point encore, « à proprement parler, de principes établis ». Eta- blir des jirincipes politiques nouveaux^ et les établir de manière qu'ils soient inébranlables, c'est-à-dire les fonder sur les mêmes bases qui supportent les sciences inébranlées, voilà le projet que roulait ce cerveau de vingt-quatre ans quand il méditait son « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réor- ganiser la société ». « Pour réorganiser », c'était son idée principale : il se marquait ainsi son but. « Les travaux scientifiques » étaient « nécessaires » : il marquait son moyen et le définissait. Ce mot de scientifique est à prendre dans un sens strict. L'astronomie, la physique, la chimie, la phy- siologie cherchent et trouvent les lois des appa- rences * qu'elles étudient : il faut examiner comment elles s'y prennent pour cela, et, cette étude faite, fonder 1. Comte disait des phénomènes. On a traduit ici le terme grec par son équivalent littéral français, pour faire sentir à quel point cette doctrine, aflirmative et positive comme la science, imite la circonspection de la science, et n'affirme des choses que ce qui en apparaît. l'ordre positif d'après comte 121 de la même manière une science de la vie supérieure de l'homme. Cette science sera, comme les autres, re- lative à des apparences ; mais ces apparences seront, comme les autres, reliées par des lois. Substituer à la recherche des causes et des substances, qui, réelles ou imaginaires, nous demeurent insaisissables, la simple recherche des lois : ce fut la méthode nou- velle. Cette méthode était destinée à fournir la doc- trine nouvelle qui serait le principe d^une nouvelle autorité, destinée elle-même à vaincre l'esprit d'exa- men et à remplacer notre anarchie transitoire par Tordre nouveau. Mais Fesprit d'examen n'est pas le seul fauteur de l'anarchie intellectuelle. Il détermine une absence d'ordre qui est presque aussi pernicieuse que cet es- prit lui-même. Nos notions acquises, et même les mieux établies, sont mal classées entre elles. A l'in- térieur de chaque science, on divise et on subdivise à l'excès. Un esprit cohérent n'y retrouve jamais l'unité dont il garde le modèle et Tamour. Mathématicien de profession, Auguste Comte s'efforça tout d'abord d'organiser chaque embranchement de la science qu'il enseignait. Mais le même ouvrage d'organisation était à construire dans chacune des autres sciences. Dans chacune, en effet, les spécialités luttaient pour la vie, et leurs empires éphémères, succédant à leurs con- j fuses disputations, la balançaient de l'anarchie mor- i telle à la stérile tyrannie. Les spécialistes s'érigent en ! seigneurs et en maîtres dans chaque branche ; le souci du détail qui les intéresse noie la conception de l'en- 122 AUGUSTE COMTE semble, et l'esprit du détail asservit et immobilise l'esprit humain. Mais celui qui s'est élevé jusqu'à désirer que Ten- semble prévale enfin sur le détail est ici contraint de chercher quel est, en général, dans Yordre scienti- fique, le détail et quel est l'ensemble, quelle est la sphère la plus vaste et la sphère subordonnée, quelle est donc la science-reine et quelles sont les sciences servantes : or, ces déterminations du rapport des sciences ou n'existent pas ou n'ont jamais été posées avec rigueur. Au démon de la liberté qui agite et divise chaque science s'est ajouté de Tune à Tautre le démon de l'égalité. Pour le chasser, il faut les examiner successivement, leur assigner le rang et la dignité qui conviennent. Ainsi s'obtient la hiérarchie des sciences. Cette hiérarchie est un des chefs-d'œuvre de l'es- prit humain. Le philosophe a voulu naturellement qu'elle correspondît aux rapports intrinsèques des objets auxquels s'applique chaque science. Mais il exigeait aussi, d'une part, qu'elle aidât au dévelop- pement futur des sciences en stimulant et en dirigeant les esprits, d'autre part, qu'elle reflétât l'ordre histo- rique dans lequel ces sciences ont été successivement inventées par l'esprit de l'homme. Pour satisfaire au premier point et correspondre aux objets de la con- naissance, Auguste Comte a disposé les sciences dans l'ordre de la généralité décroissante ou de la compU- cation croissante : mathématique, astronomie, physi- que, chimie, biologie, sociologie et morale. Chaque L^ORDRE POSITIF d'aPRÈS COMTE 123 science se trouve ainsi déterminée et circonscrite, se- lon son objet propre et ses lois particulières. Mais, c'est un fait d'histoire que les sciences les plus géné- rales et les moins compliquées sont réellement nées les premières : elles étaient et elles restent la condi- tion d'existence des sciences plus compliquées, nées en effet postérieurement à elles. Toutefois, les cadettes ne sont pas inutiles aux aînées, car elles leur tracent une piste, elles leur indiquent la direction dans la- quelle se fait normalement le progrès de l'esprit humain. Comte dit : elles leur fournissent des « des- tinations » précises. Gomme la mathématique est in- dispensable à l'astronomie, l'astronomie à la physique, la physique à la chimie, la chimie à la biologie, la biologie à la sociologie, la sociologie à la morale, ainsi, inversement, la morale explique, perfectionne, dirige la sociologie ; la sociologie, la biologie ; la biologie, la chimie ; la chimie, la physique ; la phy- sique, l'astronomie ; et l'astronomie, la mathéma- tique. Si Ton veut un exemple bien particulier, les rap- ports de l'astronomie et de la mathématique nous le fournissent. On ne peut faire d'astronomie sans calcul, mais les observations de plus en plus délicates des astres obligent à des calculs de plus en plus compli- qués. Le calcul permet donc à l'astronomie de se cons- tituer, mais les progrès de Tastronomie obligent le calcul à se perfectionner. Le même jeu d'influences d'avant en arrière et d'ar- rière en avant se reproduit nécessairement à Fautre 124 AUGUSTE COMTE bout de la chaîne. La morale, cette politique suprême, cette espèce de religion à laquelle il faudra bien que riiomme donne sa foi quand il sentira qu'une telle foi, lui étant démontrée, demeure toujours démon- trable, la morale n'existe point à l'état de science, tant que la sociologie n'est point avancée ; mais, à son tour, pour avancer, la sociologie a besoin de la mo- rale, qui pose les cas à résoudre, les questions à élu- cider, les fins précises à atteindre. Enfin, toutes les deux, la sociologie et la morale, ne peuvent être con- çues convenablement sans le secours de toutes les sciences antécédentes, la mathématique comprise ; mais la plus éloignée, la première, la plus ancienne mathématique elle-même est aussi attirée et comme aspirée par le développement de la sociologie, qui seule, d'après Comte, peut la régénérer, la systéma- tiser et Tutiliser. La mathématique fournit à la socio- logie les conditions d'existence ; elle en reçoit les règles de ses derniers mouvements. Par cette vue belle et profonde, qu'il n'a cessé de préciser et de développer jusqu'à sa mort. Comte introduit dans les sciences un élément nouveau, qui leur semblerait étranger. Subordonner la mathéma- tique à la science des sociétés, n'est-ce pas subordon- ner la science elle-même à son utilité pratique et re- tomber ainsi sous la critique de l'utilitarisme, telle qu'Auguste Comte l'avait lui-même formulée ? Il avait écrit en 1830 : « Les applications les plus importantes dérivent « constamment des théories formées dans une simple l'ordre positif d'après comte 123 « intention scientifique et qui souvent ont été culti- « vées pendant plusieurs siècles sans produire aucun « résultat pratique. On peut en citer un exemple bien « remarquable dans les belles spéculations des géo- « mètres grecs sur les sections coniques, qui, après « une longue suite de générations, ont servi, en dé- « terminant la rénovation de Tastronomie, à conduire « finalement l'art de la navigation au degré qu'il a « atteint dans ces derniers temps et auquel il ne serait « jamais parvenu sans les travaux si purement théo- « riques d'Archimède et d'Apollonius ; tellement que « Gondorcet a pu dire avec raison à cet égard : « Le « matelot quune exacte observation de la longitude « préserve du naufrage doit la vie à une théorie con- « eue, deux mille ans auparavant^ par des hommes « de génie qui avaient en vue de simples spécula- it tions géométriques, » Cette difficulté qu'Auguste Comte s'était ainsi opposée à lui-même peut se résoudre par une observa- tion bien simple. La situation des géomètres grecs était bien différente de celle des mathématiciens mo- dernes. De leur temps, la science des sociétés était réduite à un empirisme assez vague, et l'utilité sociale dont on pouvait s'aviser alors était très bornée : la Science des sociétés est fondée aujourd'hui ; aux lois statiques découvertes par Aristote se sont ajoutées d'autres lois statiques, et les lois dynamiques, com- plètement inconnues autrefois, viennent d'être saisies. Toutes ces découvertes dont Auguste Comte est l'au- teur changent la face du problème : la sociologie est 12G AUGUSTE COMTE constituée, elle avance. Une science parvenue à son degré d'organisation est devenue digne de son objet. Quand on se subordonne à elle, on ne sort pas de la sphère scientifique, on ne fait pas de Tempirisme utili- taire, on subit la loi générale des connaissances hu- maines, qui est la soumission de l'analyse à la synthèse et du détail à l'ensemble : la synthèse, l'ensemble étant l'explicateur unique et Tunique révélateur. Mais classer véritablement les sciences, c'est auss classer les objets de la science. Si toutes les sciences convergent à la science des sociétés, c'est que Thomme en société représente le corps entier de la nature. Il le résume et le couronne. Nombre mathématique, membre du système solaire, élément physique, élément chimique, être vivant, l'homme est, de plus, un être sociable : c'est par cette dernière qualité qu'il est homme ; le meilleur type de l'homme, celui qui sera le plus normal et le plus humain, sera donc le plus éminemment sociable. Ce sera l'homme chez lequel la sociabilité s'imposera et régnera. Dans le plexus de nos instincts, cette prééminence de l'instinct social établit un nouveau principe de classement, grâce auquel l'anarchie morale peut être éliminée, comme l'anarchie mentale l'a été grâce à la classification des sciences. La sociabilité, instinct des instincts, joue le même rôle que la sociologie, science des sciences : elle se subordonne complètement le reste. Comme nous savons l'ordre dans lequel l'homme doit penser, nous atteignons ici à l'ordre selon lequel il doit sentir. l'ordre positif d'après comte 127 Peut-il sentir comme il le doit ? Un être comme riiomme, qui est éminemment social, c'est à- dire qui tire presque tout ce qu'il est de la société, sa substance et son milieu, un être qui ne vit que d'autrui et par autrui, peut-il vivre aussi en autrui et pour autrui ? Peut-il vivre de plus en plus hors de lui-même ? On ne saurait nier qu'il y prenne souvent plaisir et que le désintéressement, le dévouement et le sacrifice appar- tiennent au genre humain. Les pouvoirs naturels de l'homme vont certainement jusque-là. Il y eut de tout temps, partout, sous toutes les disciplines de morale ou de religion, des esprits et des cœurs, dont le na- turel atteignit au sublime quand ils se renonçaient eux-mêmes et préféraient autrui. Mais, comme dit Comte, « le saint problème humain » consiste à « ins- tituer » d'une manière continue et permanente, d'une manière « habituelle », cette « prépondérance », ordi- nairement temporaire et accidentelle ou fort excep- tionnelle « de la sociabilité sur la personnalité ». Il s'agit de subordonner constamment « Phomme à l'hu- manité », de perfectionner Phomme en le rendant plus digne de lui, plus humain. Comment faire ? C'est là un problème nouveau. La sociologie a fait saisir sur le fait la nature émi- nemment sociable de Phomme ; la morale vient de préciser quelle est la règle qui doit prévaloir pour dé- velopper le meilleur élément, Télément sociable de la nature humaine. Grâce à ces deux sciences, nous con- naissons ce qu'il faut faire. Reste à fonder la prati- que. Reste à découvrir les moyens d'assurer l'avantage 128 AUGUSTE COMTE au meilleur type humain ; ces moyens trouvés, reste encore à trouver la force qui les mette en usage. Auguste Comte est un des rares moralistes qui n'aient pas confondu ces deux ou trois points de vue très distincts. Dès 1826, il écrivait ; « Ni Findividu, ni Tespèce ne sont destinés à consumer leur vie dans une activité stérilement raisonneuse en dissertant con- tinuellement .si/r la conduite qu'ils doivent te7iir. C'est à Tactivité qu'est appelée essentiellement la masse des hommes. » Or, de bons sentiments ne suffisent pas à diriger l'activité. « Les meilleures impulsions sont habituellement insuffisantes pour diriger la conduite privée ou publique, quand elle reste toujours dépour- vue des convictions destinées à prévenir ou à corri- ger ces déviations ^ » Il faut des convictions, c'est-à- dire une foi, c'est-à-dire un dogme. La « règle volon- taire » doit toujours reposer sur « une discipline invo- lontaire », et cette discipline doit être « chérie ». « Toute consistance est interdite aux sentiments qui ne sont point assistés par des convictions \ » En d'au- tres termes, il faut un dogme : un dogme aimé. Et, pour être présentées aux imaginations, pour retentir dans les cœurs, ces convictions exigent un ensemble de pratiques habituelles. Le dogme appelle un culte. A cette condition seulement la religion sera complète, et la religion est indispensable à toute morale qui veut être pratiquée et vécue. Sans religion, point de morale efficace et vivante : or, il nous faut une morale pour 1. Synthèse subjective, 1856. 2. Appel aux Conservateurs, 1855. l'ordre positif d'après comte 129 mettre fin à l'anarchie des sentiments, comme il a fallu une classification des sciences pour mettre fin à l'anar- chie des esprits. Auguste Comte institua donc une religion. Si la tentative prête à sourire, je sais bien, par expérience, qu'on n'en sourit que faute d'en avoir pénétré bien profondément les raisons. Le dogme catholique met à son centre l'être le plus grand qui puisse être pensé, id quo majus cogitari non potest ^, l'être par excellence, l'être des êtres et celui qui dit ; sum qui sum. Le dogme positiviste établit à son centre le plus grand être qui puisse être connu, mais connu « positivement », c'est-à-dire en dehors de tout procédé théologique ou métaphysique • Cet être, les sciences positives l'ont saisi et nommé au dernier terme de leur enchaînement, quand elles ont traité de la société humaine : c'est le même être que propose à tout homme, comme son objet naturel, l'instinctive révélation de l'amour dans la silencieuse ' solitude d'un cœur, qui ne cherche jamais que lui : être semblable et différent, extérieur à nous et présent au fond de nos âmes, proche et lointain, mystérieux et manifeste, tout à la fois le plus concret de tous les Etres, la plus haute des abstractions, nécessaire comme le pain et misérablement ignoré de ce qui n'a la vie que par lui I Ce que dit la synthèse, ce que la sympa- thie murmure, une synergie religieuse, de tous nos 1. Saint Thomas, résumant saint Augustin et saint Anselme {Sum. théoL, prima primae, q. II, art. I, 2). Maurras. Avenir ' 9 130 AUGUSTE COMTE A pouvoirs naturels le répétera : le Grand-Etre est THu- manité. Gomme le fait très justement remarquer Tun des meilleurs disciples de Gomte, M. Antoine Baumann, humanité ne veut aucunement dire ici Tensemble des hommes répandus de notre vivant sur cette planète, ni le simple total des vivants et des morts. G^est seu- lement Fensemble des hommes qui ont coopéré au grand ouvrage humain, ceux qui se prolongent en nous, que nous continuons, ceux dont nous sommes les débiteurs véritables, les autres n'étant parfois que des « parasites » ou des « producteurs de fumier ». Gette nombreuse élite humaine n'est pas une image vaine. Elle forme ce qu'il y a de plus réel en nous. Nous la sentons dès que nous descendons au secret de notre nature. Sujets des faits mathématiques et astro- nomiques, sujets des faits physiques, des faits chimi- ques et des faits de la vie, nous sommes plus sujets encore des faits spéciaux à la famille humaine. Nous dépendons de nos contemporains. Nous dépendons bien plus de nos prédécesseurs. Ge qui pense en nous, avant nous, c'est le langage humain, qui est, non notre œuvre personnelle, mais Toeuvre de l'humanité; c'est aussi la raison husnaine, qui nous a précédés, qui nous entoure et nous devance ; c'est la civilisation humaine, dans laquelle un apport personnel, si puis- sant qu'il soit, n'est jamais qu'une molécule d'une énergie infime dans la goutte d'eau ajoutée par nos contemporains au courant de ce vaste fleuve. Actions, pensées ou sentiments, ce sont produits de l'Ame hu- L ORDRE POSITIF D APRÈS COMTE 131 maine : notre âme personnelle n"*}^ est presque pour rien. Le vrai positiviste répète à peu près comme saint Paul ; in eâ vivùnus, ?novemur et sumus, et, s'il a mis son cœur en harmonie avec sa science et sa foi, il ne peut qu'ajouter, en un acte d'adoration, la parole un peu modifiée du Psalmiste : — Non nobis^ Bominay non nobis, sed numini tuo da gloriam ! Assurément la religion ainsi conçue nV.st bonne que pour nous : elle n'a de rapport Qu'avec la race hu- maine et le monde où vit cette race. L'infini et Tab- solu lui échappent, mais il faut observer ici que cette condition ne s'impose pas moins à la science la plus rigoureuse. « Rien n'empêche, dit Comte *, d'imaginer, hors de notre système solaire, des mondes toujours livrés à une agitation inorganique entièrement désor- donnée, qui ne comporterait pas seulement une loi générale de la pesanteur. » Cette imagination du dé- sordre sert d'ailleurs à nous faire apprécier mieux et même chérir (le mot revient souvent) les bienfaits de l'ordre physique qui règne autour de nous * et dont nous sommes l'expression la plus complète. Ce point bien médité, inutile de s'arrêter aux cu- riosités spéculatives. La logique humaine, ou philoso- phie, n'est que « l'ensemble des moyens propres à nous révéler les vérités qui nous conviennent ^». Les vérités qui nous conviennent. Non les autres. Qu'en 1. « L'homme est tellement disposé à l'affection qu'il Tétend « sans effort aux objets inanimés, et même aux simples règles « abstraites, pourvu qu'il leur reconnaisse un lien quelconque avec « sa propre existence. » {Système de politique positive, t. II). 2. Système de politique positive, t. II. 13,2 AUGUSTE COMTE ferions-nous ? Comte ne cessa de formuler son indif- férence * à l'égard de ces dernières, en même temps que d'élargir et de préciser la sphère de « ce qui nous convient ». Mais, en s'élargissant ainsi, sa philosophie approchait des confins de la religion qu'elle ne tar- dait pas à rejoindre. La définition que Y on vient de lire est de 1851. Il la corrigea cinq ans plus tard *. La vraie logique ne lui parut plus bornée à « dévoiler les vérités » qui nous conviennent : elle embrassa le domaine de l'action. Elle le systématisa et le régla ; « car nous devons autant systématiser nos conjectures que nos démonstrations, les unes et les autres devant être mises au service de la sociabilité, seide source de la véritable unité ». La vraie logique se définit donc « le concours normal des sentiments, des images et des signes pour nous inspirer » (au lieu de dévoiler) « les conceptions » (au lieu de vérités) « qui convien- nent à nos besoins moraux, intellectuels et physiques ». Cette philosophie, cette logique veut envelopper et soulever toute Fâme. Donc, sachant les besoins humains, nous leur four- nirons, en vue de les satisfaire, tout ce que nous aurons : vérité, quand nous posséderons une vérité ; fables, lorsque les vérités feront défaut ; Tesprit humai n ni l'âme humaine n'attendent point. Celui qui meut le soleil et les autres étoiles dans le Cantique de Dante, 1. Au reproche d'utilitarisme, même réponse que ci-dessus. Comte dirait que la sphère de ce qui nous convient est, grâce à lui, organisée : la morale est une science. 2. Synthèse siihjeclivc. L ORDRE POSITIF D APRÈS COMTE 133 Famour, qu'Auguste Comte appelle « le moteur » de toute activité, cet amour, ce désir nous jette en avant. Prenons garde de rien mépriser qui nous appartienne. La poésie est « plus large » et « non moins vraie » que la philosophie. Ce que le philosophe peut exiger de la poésie, c'est seulement de ne pas contredire ce que la science révèle de certain sur la nature humaine. Sous cette condition, que la poésie ait champ libre ! Elle ne pourra qu'ajouter par ses ornements à la ma- gnificence de la religion. Veut- elle attribuer aux corps des qualités imaginaires? Il suffit qu'elles ne soient point « en opposition avec les qualités constatées >. Veut-elle concevoir des êtres absolument fictifs ? Il suffira qu'ils servent le Grand-Etre et contribuent à rendre la synthèse aussi émouvante que vraie. Auguste Comte en a donné l'exemple. Puisque le Grand-Etre nous manifeste, aussi réellement que pos- sible, « l'entière plénitude du type humain, où Tintel- ligence assiste le sentiment pour diriger l'activité », pourquoi ne pas associer aux hommages rendus au Grand-Etre cette Planète, avec le système entier qui lui sert de demeure ? Pourquoi s'arrêter là et ne point ajouter à ce couple de dieux l'Espace qui enveloppe notre système ? Que la Terre et que les planètes se meuvent, rien n'empêche d'y voir un acte de volonté. Que TEspace se laisse franchir, rien n'empêche d'ex- pliquer que ce libre parcours ait été laissé au chœur de nos astres par l'acte continu de sympathies im- menses. Rien n'empêche non plus de rêver que, si l'Espace fut, c'est pour que la Terre, son satellite, ses 134 ' AUGUSTE COMTE compagnes et son soleil y puissent fleurir ; il n'est pas difficile non plus d'imaginer supplémentairement que la Terre, qui était indispensable à « la suprême exis- tence », ait voulu concourir en effet au Grand-Etre. Le poète a le droit de ne pas tenir la concordance pour fortuite. Gomme le savant explique les hommes par la loi de T Humanité, l'attrait de ce Grand-Etre rendra compte au poète de la subtile bienveillance des innombrables flots de TEspace éthéré \ et du courage que la Terre (et aussi le soleil et la lune « que nous devons spécialement honorer ») a déployé et déploiera pour le commun service de l'Humanité triomphante. Ici, le philosophe, peut-être soucieux à l'excès de sa philosophie de Thistoire, et voulant, comme il dit, incorporer le fétichisme en même temps qu'un certain degré de polythéisme à sa religion de Thumanité, eut le tort déplorable de gâter, en leur donnant un nom malheureux, ces rêveries qui sont fort belles. Mais, avant de rire du Grand-Fétiche, — c'est le norp qu'il osa décerner à la Terre-mère, — j'aimerais que Ton consultât, moins sur le mot que sur la chose, les es- prits compétents, et je veux dire les poètes. Je ne le demanderai pas à M. Sully-Prudhomme, qui n'a pres- que rien d'un positiviste ". Mais M. Gharles de Po- mairols, qui a parlé de la Terre avec des inflexions . d'une grâce pieuse, sait fort bien le sens des termes dont il s'est servi, car il fut très bon philosophe et comtiste aussi orthodoxe que poète élégant et pur. 1. Ou Grand Milieu. 2. Le poète de la Justice procède évidemment de Kant. l'ordre positif d'après comte 135 Le Grand-Fétiche anime la cadence de ces beaux vers ; ... J'ignorais tout de toi, vierge, ô blanche voisine ! Mais notre pays même avec grâce et douceur M*a conduit vers le bien qui manquait à mon cœur^ Et, m'étant approché du parfum des prairies, Invité par l'éclat des pelouses fleuries, Un jour, il m'a suffi, le plus doux de mes jours. De faire sous mes pas plier leur fin velours. De suivre à l'abandon le ruisseau qui serpente, De me laisser aller, comme lui, sur la pente, D^ entendre d'un esprit docile le conseil Que la forme du 50/, sous Véternel soleil^ Avait déposé là, dès Vorigine ancienne^ Vierge ! et je Vai trouvée et je Vai faite mienne! Les poètes de tous les temps ont dû reconnaître à Gybèle un corps vivant, un esprit, une volonté, des désirs. Mais cette attribution, ordinairement due au soufïïe de l'instinct, est chez M. de Pomairols systé- matique *, et telle que Fesprit de Comte Teût sou- haitée. Prenons bien garde au caractère principal de ce sys- tème, qui est le naturel : Fauteur de la Synthèse sub- jective ne se flattait pas de créer ses matériaux. A peine eût-il osé dire comme Pascal : « L^'ordre est de moi. » L^ordre, en effet, était lui-même inscrit dans la nature des choses. Comte s'est borné à Ty décou- vrir, et il a composé dans une suite rigoureuse des sentiments, des idées et des habitudes qui, avant lui, 1. Gh. de Pomairols, Regards intimes (Lemerre, éditeur). 136 AUGUSTE COMTE avaient toujours plus ou moins existé à l'état flottant. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier si Ton veut connaî- tre, comprendre, apprécier ce que cet homme, qui passe pour orgueilleux et qui fut si humble, avait dans la pensée quand il fondait sa religion. Le dogme en est si peu arbitraire que l'Olympe de Comte a toujours fait l'objet du culte des sensibilités délicates et des imaginations exaltées, à quelque genre de religion qu'elles appartinssent. Il a pareillement classé, nommé, qualifié toutes les autres vénérations instinctives. Il a organisé et pour ainsi dire, ajusté en moraliste, mais aussi en mathé- maticien, avec précision et finesse, les plus nobles res- sorts de rhomme moderne : honneur, gloire^ pudeur, enthousiasme, dignité, intégrité. Il ne s'est jamais flatté de les inventer. Les formules de ce système et de cet ordre peuvent être trouvées surprenantes ou choquantes. Avant de les railler ou de les censurer, il faut voir si elles ne correspondent pas à des faits reconnus. C'est un fait que, dans beaucoup d'esprits, la vie religieuse est devenue affaire de tradition plus que de foi, de point d'honneur personnel ou domestique plus que de certitude individuelle. C'est un fait que le culte des morts se développe dans les grandes villes du monde occidental. C'est un autre fait que les jugements de la posté- rité, les visions de l'avenir impressionnent et déter- minent les grandes âmes. Avant que Comte eût pu parler d'immortalité subjective, le fier Danton avait l'ordre positif d'après comte 137 lancé au Tribunal révolutionnaire sa réponse : '< Ma « demeure ? Demain dans le néant^ et mon nom au « Panthéon de l' histoire ' ! » Comte observe ce qui nous émeut et ce qui nous règle : il le médite, l'ana- lyse, le généralise et le codifie. Le culte qu'il ajoute au dogme et à la morale de sa religion n'est que le développement du culte catholi- que, et c'est sans doute ce qui en fait, au premier abord, la bizarrerie. Ces invocations, ces confessions, ces effusions, ces neuf sacrements, ce calendrier dans lequel les jours et les mois de l'année sont consacrés aux « grands types de l'humanité », prennent tantôt l'aspect d'un décalque tout pur et tantôt celui d'une charge. De même, les anges gardiens (la mère, la fille, l'épouse, qui sont aussi nommées déesses domestiques), l'utopie de la Vierge-Mère, le sacerdoce, le temple de l'Humanité. De même, l'établissement du pouvoir spirituel présidé par un grand-prêtre de l'Humanité, pape de l'avenir. Eh 1 le rituel du catholicisme ne doit- il pas aussi au rituel des religions qui l'ont précédé ? Toutes les institutions religieuses qui ont vécu ont tiré leur substance de devanciers immédiats. Celui qui regarde de près les rêves d'Auguste Comte saisit promptement les raisons de chaque rite ou de chaque observance. Ici, la critique se borne à cette observa- tion qu'il n'y a guère exemple d'un culte ainsi orga- nisé d'un jet dans une seule tête ; encore y a-t-il réponse à cela: les prémisses de Comte une fois posées, 1. Emile Antoine, Revue occidentale du V mars 1893. 138 AUGUSTE COMTE on ne peut s'écarter beaucoup des conséquences qu'il a déduites. Le culte rendu à THumanité sert proprement d'excitateur continuel et régulier aux puissances d'en- thousiasme et d'énergie accumulées dans le dogme. Ou l'Humanité ne sera qu'un terme vague, général et sans efficacité, ou nous devrons préciser rigoureuse- ment ce qu'il faut vénérer en elle : moment, lieu et personnes. Il faudra nommer les grands hommes, leur consacrer des jours, des semaines, des mois. Il faudra vous montrer l'élément religieux, la poussière d'Hu- manité qui flotte autour de vous et, comme toujours, la classer et l'organiser. Vous la verrez dans la fa- mille : vous lui élèverez l'autel domestique. Vous la verrez dans la patrie, et le patriotisme en aura ses rites particuliers. La femme que vous aimerez vous sera aussi, de toute nécessité, une image sensible, vive et puissante, de la flamme d'amour qui chasse l'homme de lui-même et lui révèle qu'il est fait pour d'autres que lui. Mais, si le fondateur de votre culte aima avant vous, pourrez-vous refuser à son élue le rang de patronne et de bienheureuse ? Elle figurera la Femme dans l'Humanité. Avec une exactitude qui touchera même vos sens, elle signifiera le règne du cœur ', mais d'un cœur assisté de toutes les clartés 1. 11 faut s'enlendrc, en eirct, quand on écrit que la morale de Comte établit le règne du sentiment. Avec quel dédain il écrit d'une personne qui lui déplaît : « Emanée d'un père stupide et anarcliique, cette jeune dame croit et dit que la vie n'a jamais l)e- soiu d'être systémaLiquemcnt réjçlce, et (juc le sentiment suffit pour nous conduire ». (DO* lettre au D'' AudilTrcnd, 26 Aristote, 69). l'ordre positif d'après comte 139 de l'intelligence, d'un cœur réorganisé et régénéré : elle épanouira le triomphe de Tâme arrivée à sa plé- nitude sur une raison sèche et nue. — Rien d^'inorga- nique, rien d'impersonnel, ni rien de confus ne peut être souffert dans les prescriptions du positivisme. C'est une philosophie extrêmement vivante, figurée avec la dernière précision. La couleur et la vie qui lui sont naturelles sont avivées encore par cette force et cette clarté du dessin. Tous les détails minutieux auxquels Comte descend s'expliquent de même. Ou la religion, la morale, la politique, la poésie se donneront la main ; ou la syn- thèse positive formée dans les esprits n'agira point sur la conduite. Un positiviste peut s'abstenir, par aridité naturelle, de répéter les célèbres formules éta- blies par Auguste Comte avec les fragments des poè- tes qu'il préférait : Vergine Madré, figlia ciel liio figlio, Quella cK emparadisa, la mia mente Ogni basso pensier dal cor m^aviilse ! etc. Mais ce positiviste est exactement dans le même cas que le catholique dénué de mysticité. Leur culte n'est pas complet, précisément parce que leur type est inachevé. Pure infirmité personnelle, qui ne peut arrê- ter notre jugement. Les différentes parties du positi- visme de Comte concourent à tirer de l'anarchie l'es- prit ou le cœur qu'elle fait souffrir ; mais l'œuvre en- tière ou quelque œuvre conçue sur un plan aussi 10 AUGUSTE COMTE méral que celle-ci sera seule capable d'organiser •mplètement, définitivement, tête et cœur, personne Etat. L^influence de cette œuvre peut être infinie : j n'est pas vainement que, dans un langage digne de la plus haute algèbre, d'une poésie sans égale, Auguste Comte se flatta de rendre l'homme «plus régulier que le ciel ^ ». Régulier, nullement esclave. Du jour où s'établit cette Religion Positive, l'ordre, devenu la condition du progrès, impose le respect spontané de la tradi- tion, bien mieux, « Tamour » de ce « noble joug du passé », et, d'une façon plus générale, le sentiment de la supériorité de l'obéissance et de la soumission sur la révolte. Tout le monde subit la loi, le sage la con- naît, mais l'homme pieux raffectionne. Si donc le A culte du Grand-Etre humain se propageait et s'impo- sait, les relations de dépendance universelle et d'uni- verselle hiérarchie seraient précisément l'objet de ces exaltations, de ces enthousiasmes et de toutes les agi- tations sensitives qui s'exercent aujourd'hui en sens opposé : ce grand facteur révolutionnaire, l'humeur in- dividuelle, le sentiment, l'Amour serait l'auxiliaire de la paix générale. Qui a de grands devoirs doit disposer de grands pou- voirs, même matériels, même pécuniaires ; on ne chi- cane plus aux Gouvernements ni aux autres forces sociales, qui sont chargées de plus lourdes responsa- bilités, les capitaux matériels et moraux qui leur sont 1. Syslètne de politique positive, tome IV. L^ORDRE POSITIF d'aPRÈS COMTE 141 nécessaires pour en porter la charge. Le régime élec- tif est remplacé, en sociocratie positive, par une sorte d'adoption qui donne aux « dignes chefs » le droit de désigner leurs successeurs. Les forts se dévouent aux faibles, les faibles vénèrent les forts. Un puissant pa- triciat s'est constitué ; les prolétaires se groupent au- tour de lui, toute « source envieuse des répugnances démocratiques » étant bien tarie: maîtres et serviteurs se savent tous formés les uns en vue des autres. Les dirigeants se règlent sur les avis du sacerdoce, pou- voir spirituel qui se garde bien d'usurper, sachant que sa fonction n'est que de conseiller^ non d'assumer en aucun cas le commandement *. La discussion stérile est finie à jamais, Tintelligence humaine songe à être féconde, c'est-à-dire à dévelop- per les conséquences au lieu de discuter les principes. Les dissidences sont de peu. Les conquêtes de Tordre éliminent nécessairement les derniers partisans des idées de la Révolution, qui forment « le plus nuisible et le plus arriéré des partis^ ». Tous les bons éléments du parti révolutionnaire abjurent le principe du libre examen, de la souveraineté du peuple, de Tégalitè et du communisme socialiste : « dogmes révolutionnaires que toute doctrine vraiment organique doit préalable- ment exclure », et pour lesquels on voudrait imposer « aujourd'hui matériellement un respect légal ». Ces dogmes subversifs vont mourir de faiblesse. Les bons 1. Si cette usurpation pouvait se produire, on aurait, selon Comte, la pédantocralie, ou le plus affreux des régimes. 2. Appel aux Conservateurs. ; AUGUSTE COMTE éléments du parti rétrograde abjurent, tout au moins en politique, la théologie et le droit divin. Les posi- tivistes font avec les premiers une alliance politique, avec les seconds Talliance religieuse. Car les premiers ont de l'ardeur et de la vie, semences ignées du pro- grès, et les seconds possèdent une discipline du plus grand prix. « Sans devoir devenir pleinement positi- vistes, les vrais conservateurs peuvent en faire sage- ment des applications *. » L^homme abdique ses pré- tendus droits, mais il remplit des devoirs qui le perfectionnent. L'esprit d'anarchie se dissout, l'ordre ancien se confond peu à peu avec Fordre nouveau. Au catholicisme, que Comte ose appeler « le poly- théisme du moyen âge », se substitue sans secousse le culte de FHumanité, au moyen de la transition ménagée par la Vierge-Mère, cette « déesse des Croi- sés », « véritable déesse des cœurs méridionaux », « suave devancière spontanée de T Humanité " ». Le conflit entre l'enthousiasme poétique et Fesprit scien- tifique est pacifié *. Paix dans les âmes. Paix au monde. La violence aura disparu avec la fraude. Avec la guerre civile, la guerre étrangère s'apaisera sous le drapeau vert d'une République occidentale, présidée par Paris, étendue autour du « peuple central » (la France), à Fltalie, à l'Espagne, à l'Angleterre et à A FAllemagne. Le Grand-Etre, qui n est pas encore, 1. Appel aux Conservateurs. 2. Passim : Siistème de politique positive, t. lll \A.ppel aux Con- servateurs et Synthèse subjective. 3. Synthèse subjective. l'ordre positif d'après comte 143 Comte l'avoue \ le Grand-Etre sera enfin : les hommes baigneront dans la délicieuse unité des cœurs, des esprits, des nations. 1, Système de politique positive, t. II. III VALEUR DE L^ORDRE POSITIF M. Pierre Laffitte, qui a dirigé le positivisme depuis la mort de son maître jusqu'à ces derniers temps \ eut coutume de dire que Comte s'est trompé sur la vitesse des transformations prévues par son génie. Une critique exacte des méprises de Comte n'a pas été faite encore et les proportions de son encyclopédie la rendent difficile. On peut douter de certains points très importants. La sociologie est-elle aussi avancée que le soutient Comte* ? La loi de dynamique sociale, sa chère loi d'après laquelle l'humanité passe néces- sairement par les trois états d'affirmation théologique, de critique métaphysique et de science ou de religion positive, doit-elle être tenue pour démontrée 3? Enfin, 1. 11 est mort en janvier 1903. M. Charles Jeannolle lui a suc- cédé. 2. « La biologie n'est pas faite », lui objecte très justement M. Anatole France, dans le Jardin d'Ëpicure. 3. II faudrait un livre entier pour l'examiner convenablement. M. Michel Salomon va trop loin, quand il déclare cette grande loi « arbitrairement affirmée ». Les clTorLs des métaphysiciens, MM. Boutroux, Liard, Uavaisson, pour la rattacher à la métaphy- sique ne sont pas décisifs non plus. VALEUR DE l'oRDRE POSITIF 145 la division des instincts en altruistes et en égoïstes a-t-elle l'évidence que Ton souhaiterait ? Quelque graves que soient ces doutes, ils n'attei- gnent pas la doctrine, dont les grands traits subsistent. — L^histoire de TEurope contemporaine, celle qui va des environs de 1854 à 1904, donne également un démenti aux rêveries pacifiques de la religion de l'Hu- manité ; mais ce démenti de détail communique au système total une vigueur, un intérêt que Ton peut nommer actuels : le positivisme paraît d'autant plus vrai et d'autant plus utile que ses meilleures espé- rances sont déjouées ^ C'est qu'il est, par-dessus tout, une discipline. Pas plus qu'il ne diminuait la famille au profit de la patrie, Comte n'affaiblissait la patrie au profit de rhumanité : la constitution de l'unité italienne et de l'unité allemande, Textension de Tempire britannique et de l'empire américain, nos défaites de 1870 auraient probablement inspiré à Comte, s'il eût atteint, sui- vant son rêve, à la longévité de Fontenelle, des retouches très sérieuses, mais très faciles, et que plu- sieurs de ses disciples n'ont pas craint d'accomplir, sur l'article de la Défense française et du renforce- ment de notre nationalité ^ Jusqu'à nouvel ordre, pour fort longtemps peut-être, la patrie représentera le l. Notons bien que c'étaient des espérances conditionnelles. 2.11 serait aisé de trouver dans la Revue occidentale de M. Pierre Laffitte des traces expresses de ces retouches nécessaires. De son côté, M. Antoine Baumann, qui n'appartient pas à Tobédience de M. Laffitte, a (plus profondément) accusé les mêmes tendances. Maurras. Avenir 10 146 AUGUSTE COMTE genre humain pour chaque groupe d'hommes donné, et cet«égoïsme national ne laissera pas de les dispo- ser à l'amour universel ^ », Auguste Comte l'a ob- servé de lui-même. Sous ces réserves et moyennant ces compléments, les uns et les autres bien secondaires en un sujet qui tient à Tensemble même des choses, la critique doit avouer qu'Auguste Comte a résolu, quant à l'essentiel^ le problème de la réorganisation positive. S^il n'a pas réglé le présent « d'après r avenir déduit du passé ' », on peut dire qu'il a, comme il s'en vante, convenable- ment et « pleinement systématisé le bon sens * ». Il l'a fait avec un bon sens incomparable. Les uto- pies que Ton rencontre dans son œuvre y sont appe- lées en toutes lettres des utopies, les fictions des fic- tions, les théories des théories ; encore se défie-t-il des théories pures, jeux d'esprit qu'il renvoie aux académiciens. « La dégénération académique », dit- il *. Ce qu'il théorise, c'est la pratique \ Et, chose admirable, chose unique peut-être dans la succession des grands hommes de sa famille, ce théoricien de l'altruisme et qui a désiré le bien si passionnément, n'a pas été un optimiste, il n'a pas cru que ce qu'il 1. Système de politique positive, t. II. .2. Système de politique positive, l. III. 3. Cours de philosophie positive, t. VI. 4. Système de politique positive, t. lll. 5. 11 a le sens du détail et de rexceplion, lui qui ne cesse de soumellre le détail à rensemble. Par exemple, adversaire acharné du divorce, il n'hésite pas h l'admettre en certains cas. 11 l'admet pour le cas de Glotilde de Vaux. Il ne l'admet pas pour lui-même. VALEUR DE L^'ORDRE POSITIF 147 proposait OU conseillait se trouvât dès lors accompli ; il a sans cesse, comme il dit, appelé « les impulsions personnelles au secours des affections sociales ^ », se gardant ainsi de dénaturer le mécanisme de Thomme pour l'améliorer en imagination. Trait non moins rare et sur lequel il est aussi sans rival, Maistre et Bonald ne lui ayant que montré la voie, il a senti profondément ce qu'il y avait d'anar- chique et de « subversif » à concentrer « la sociabi- lité sur les existences simultanées », c'est-à-dire à croire que nous ne formons de société qu'avec nos contemporains, à méconnaître « Tempire nécessaire des générations antérieures ^ », et enfin à faire préva- loir la solidarité dans Tespace sur la continuité, qui est la solidarité dans le temps : en renversant un rap- port ^i défectueux, en rendant aux hommes morts et aux hommes à naître la première place dans la ré- flexion des meilleurs, il a fondé vraiment sa philoso- phie et sa gloire. 1. Système de politique positive, t. IL ' 2. Système de politique positive, t. II. IV LE FONDATEUR DU POSITIVISME Ce bon sens était donc la faculté maîtresse de Comte. Elle a réglé souverainement ses autres puis- sances, si Ton excepte une période d'un an (1826-1827). La crise d'aliénation qui alla jusqu'à la folie furieuse pourrait témoigner elle-même de l'extraordinaire violence de l'imagination et de la sensibilité aux- quelles cet esprit eut la charge de présider. La per- sistance des images était chez lui si forte, sa mémoire était si parfaite qu'il avait coutume de composer de tête, phrase par phrase, les sept ou huit cents pages de ses traités. La méditation ainsi conduite jusqu'au dernier mot du dernier feuillet, il la rédigeait tout d'un trait, presque sans rature ; ses imprimeurs ne pouvaient le suivre dans la rapidité de sa rédaction. Claire et forte dans ses opuscules de jeunesse, on trouvera l'expression diffuse et longue dans les livres de sa maturité ; mais les derniers, principalement le Système de politique positive^ accusent un progrès immense. La phrase, raccourcie et grave, chante les saintes lois. Il s'était imposé, dans la composition LE FONDATEUR DU POSITIVISME 149 pour la rédiger, une sorte de rythme ; il aggrava ce .rythme de nouveaux artifices mathématiques, dont l'explication tiendrait trop de place, quand il écrivit la Synthèse subjective. Ce régime austère qu'il eût voulu imposer à la poésie de son temps, comme à son art particulier, tendait, dit-il, « à concentrer la com- position, esthétique ou théorique, chez les âmes ca- pables d'en apprécier V efficacité sans en redouter la rigueur ». Les cadres immuables de ce régime « ne conviennent d'ailleurs qu'aux grandes intelligences fortement préparées où ces formes secondent la con- vergence et la concision ». Il se rendait justice en se classant parmi les grandes intelligences : ainsi Dante se met entre les grands poètes. Si la mémoire lui fournissait un nombre infini de matériaux de tout ordre, puisés dans la science, l'histoire, la poésie, les langues ou même dans l'ex- périence de chaque jour, ce trésor était employé par une raison critique et une puissance de systématisa- tion qui n'y étaient pas inégales. Mais le travail se fit d'autant plus énergiquement qu'il était activé par une âme plus véhémente. Peu de sensibilités seraient dignes d'être comparées à celle de Comte. Elle ne cessa de sentir l'aiguillon des médiocrités de la vie. Mais les forts ne souffrent pas inutilement. Auguste Comte débuta comme la plupart des jeunes gens. Il se complut longtemps dans les erreurs de la jeunesse. Pareil au grand poète qu'il préférait à tous les autres et que j'aime à citer à propos de lui, Comte aurait pu avouer que, « presque au commencement de la mon- 150 AUGUSTE COMTE tée de sa vie », la panthère au corps souple bondis- sait devant lui : Temp'era. dal principio del matlino E'I sol montava.., « C'était l'heure du commencement du matin, et le soleil montait. » La fougue ardente de son sang méridional l'attachait au bel animal bigarré qui sym- bolise la luxure de la jeunesse. Les lettres adressées plus tard à Glotilde de Vaux nous renseignent sur l'aventureuse existence qui se juxtaposait à tant de labeurs*. Cherchant l'amour, trouvant la débauche, le mariage lui parut concilier Fun et l'autre de ces deux biens avec le soin de sa tranquillité. C'est ainsi que sa jeune maîtresse, Caroline Massin, devint M™^ Comte. Il en a trop gémi, il l'a trop flétrie par la suite, la voix de ses disciples a trop accompagné la sienne pour qu'il soit indiscret de dire aujourd'hui la vérité. Ce mariage, contracté en des circonstances affreuses, l'unit à son mauvais démon. Sans manquer d'esprit, Caroline fut une sotte. Aussi longtemps que l'âge le permit, elle eut, au su de son mari, la tenue d'une fille publique : Bovary parisienne qui, lorsqu'elle n'était pas dominée par d'autres ardeurs, ne pouvait songer qu'à transformer son époux en «machine académique, « lui gagnant de l'argent, des titres et des places * >. Ignorante d'ailleurs de la valeur intellectuelle de 1. Quelques pages de Volupté de Sainte-Beuve pourraient donner une idée juste de cette vie. / 2. Teslament. i LE FONDATEUR DU POSITIVISME 151 Comte, au point de lui déclarer un jour devant témoins qu'elle plaçait Armand Marrast bien au-dessus de lui \ ses sottises et ses folies durent contribuer à la crise mentale de 1826. Quatre fois, pour des périodes fort longues, elle quitta le toit domestique ^ Comte jugeait « que l'homme doit nourrir la femme » : il ne fut jamais complètement délivré de sa compagne, lors même qu'il se sépara d'elle, après dix-sept ans de mariage, en 1842. En 1870, la mégère, secondée par Littré ou le secondant, s'attachait encore à poursuivre la cendre de cet infortuné philosophe et mari. Pour lui, bien avant de mourir, il avait trouvé une paix sur laquelle Littré ni M"' Comte ne pouvaient rien. C'est en 1845, au mois d'avril, comme dans les sonnets des poètes de la Renaissance, qu'Auguste Comte rencontra celle qu'il devait « appeler sa véri- « table épouse », « sa sainte compagne », « la mère de sa seconde vie », « la vierge positiviste », « sa patronne », « son ange », et enfin « la médiatrice » entre l'Humanité et lui. Ce langage de mythe ne nous abuse pas. Le pauvre Comte commença par être épris le plus terrestrement du monde. Clotilde de Vaux su- rexcita une nature dont il ne laissait pas d'avouer la faiblesse et les vivacités. Mélancolique et pauvre amour d'un homme de quarante-sept ans pour une jeune femme de trente ! Celle-ci, brisée par une aventure extraordinaire % avait aimé, était peut-être disposée à 1. Testament. 2. Ibid. 3. Son mari avait été condamné à la prison perpétuelle peu de temps après leur mariage. 152 AUGUSTE COMTE aimer encore ; mais enfin elle n'aimait point et n'était pas femme à se donner sans amour. Son intelligence était digne du philosophe. Comte s'exagérait la valeur des compositions littéraires, prose ou vers, qu'elle lui avait communiquées, mais nous pouvons citer des maximes touchantes tombées des lèvres ou de la plume de Glotilde, celle-ci notamment fort belle : « // est indigne des grands cœurs de ré- pandre le trouble qiCils ressentent. » Elle avait éprouvé l'influence comtiste et le montrait, en écrivant, par exemple, de la société : « Ses institutions sont respec- tables, comme le labeur des temps. » Mais une influence aussi pure ne contentait pas le philosophe, dévoré, brûlé d'autres feux. Sa disgrâce, qui serait plaisante au théâtre, fait songer dans le livre aux gémissements les plus pathétiques. On oublie le lai d'Aristote ; l'on ose même rêver de la Vie nouvelle. Le P.Gruber, dans son excellente biographie de Comte, plaisante le pau- vre docteur : « Il est malheureux lorsqu'une lettre éprouve un léger retard à la poste. Il numérote toutes les lettres ; il les conserve comme des reliques ; il les relit sans cesse pour mieux goûter ce qu'elles renfer- ment. » Le R. P. Gruber en parle à son aise. Comte n'est pas si ridicule ! La rigueur même des formules qu'il emploie pour se définir à lui-même ses épreuves ne peut éveiller qu'un sourire compatissant, lorsque, par exemple, il rassure M""" de Vaux sur les senti- ments qu'il lui a voués : « A vingt ans, dit-il, je vous eusse respectée comme une sœur... Pourquoi serais-je aujourd'hui moins délicat, puisque je suis au fond LE FONDATEUR DU POSITIVISME 153 plus pur qiC alors ^ et même ,pliis tendre^ sans être moins ardent * ? » La pauvre femme se défendit, puis finit par céder l'ombre d'une promesse. Elle était mourante. Dans son agonie elle regretta, nous dit Comte % de « n'avoir pas accordé » à Tamour « un gage ineffable ». «^ Ce regret spontané », ajoute le phi- losophe que Tamour avait transformé en prêtre et en poète, « me laissera toujours un souvenir plus pré- cieux que n'aurait pu Têtre désormais la mémoire trop fugitive d'une pleine réalisation ^ » Le 5 avril 1846, après un an d'intimité, Clotilde de Vaux s'éteignit. Elle ne mourut pas. Elle entra dans « Timmortalité subjective ». Vivant toujours et vivant mieux dans la mémoire d'Auguste Comte, elle s'incor- pora par lui au Grand-Etre, qui ne doit jamais 1 ou- blier. Un tel oubli n'est pas possible. L'Humanité ne sau- rait oublier que, par cette femme, le philosophe qui formula le positivisme prit une conscience entière de ses aspirations et des aspirations du genre humain. Quelque exagéré que paraisse un tel langage, qui ré- sume celui de Comte, il est de fait que l'amour de Clotilde alluma chez Je philosophe de nouvelles lumiè- res et qui grandirent chaque jour. Le système gagna en étendue, en cohérence, en profondeur. Le sentiment y aviva le discernement, et cette dernière faculté de- vint ainsi plus prompte à saisir dans toutes les choses 1. Testament. Lettre du 5 décembre 1845. 2. Testament. Confession annuelle de 1847. Z.Tbid. 154 AUGUSTE COMTE les étincelles d'un foyer universel ; Tadoration quoti- dienne de Glotilde inspira ce progrès constant. Je ne pense pas que, sans elle, Comte eût écrit tant de re- marques où la délicate pénétration le dispute à la magnifique netteté, celle-ci par exemple, dont on ferait honneur à Pascal ou à Vauvenargues : Les moindres études mathématiques peuvent ainsi ins- pirer un véritable attrait moral aux âmes bien nées qui les cultivent dignement. Il résulte de l'intime satisfaction que nous procure la pleine conviction d'une incontestable réalité, qui, surmontant notre personnalité, même men- tale, nous subordonne librement à l'ordre extérieur. Ce sentiment est souvent dénaturé, surtout aujourd'hui, par l'orgueil qu'excite la découverte ou la possession de telle vérité. Mais il peut exister avec une entière pureté, même de nos jours. Tous ceux qui, à quelques égards, sont sortis de la fluctuation métaphysique, ont certainement éprouvé combien cette sincère soumission affecte doucement le cœur. Il peut ainsi sortir un véritable amour, peu exalté, mais très stable, pour les lois générales qui dissipent alors l'hésitation naturelle de nos appréciations ^ Car V homme 1. Jusque dans ses dernières années, Comte paraît avoir été in- sensible au mauvais effet de ces finales en tion. Elles lui ont gâté de bien belles phrases. D'une manière générale, le style de Comte éloigne par l'étrangeté, la difficulté. « Tu lis Auff liste Comte, ce qui n'est pas drôle », dit M. Jules Lemaître à son célèbre ami. Taine,qui lisait Hegel en allemand, ne pouvait pas souffrir le fran- çais de Comte. Ce français a souvent la couleur d\m autre idiome : couleur qui n'est point due seulement au ton abstrait, commun à tous les philosophes ; il faut tenir compte d'un recours presque constant au langage spécial des mathématiciens, tant pour les lo- cutions que pour les images. M.Faguet déclare que ce langage n'a de nom dans aucune langue. M. Aulard estime qu'il suffit d'ôter les adverbes pour donner de la légèreté à la phrase. Je propose de couper les jambes à M. Aulard pour inculquer de la gravité à son pas. — La critique attentive observera chez Comte une curieuse LE FONDATEUR DU POSITIVISME 155 est tellement disposé à V affection qu'il V étend sans effort aux objets inanimés, et même aux simples règles abstrai- tes, pourvu qu'il leur reconnaisse une liaison quelconque avec sa propre existence. Cette page est tirée d'un volume du Système de politique positive paru en 1852. Il nen avait point écrit de pareille dans les six in-octavo de la Philoso- jihie positive, et je crois fermement que, sans Tidée de Glotilde, cette page aurait toujours dormi dans son cœur. Cette douce Béatrice, dont un culte trop détaillé ne pourra détruire le charme, éveilla chez Comte la « grande âme »,« l'âme d'élite »,qui s'ignorait d'abord en lui. La naïveté du philosophe put s'en accroître, avec cet orgueil, fait de confiance naturelle, sans lequel il n'eût jamais tenté ses travaux ; il y gagna ainsi de la véritable noblesse, dirai-je de la sainteté?... « Il « me rappelait une de ces peintures du moyen âge qui « représentent saint François uni à la Pauvreté. Il y « avait dans ses traits une tendresse qu'on aurait pu « appeler idéale plutôt qu'humaine. A travers ses « yeux à demi fermés, éclatait une telle bonté d'âme « qu'on était tenté de se demander si elle ne surpas- particularité. Les mots dont il se sert ont toujours de la propriété, en ce sens qu'ils pourraient fort bien être les mots convenables : mais ce ne sont pas ceux que l'usage a élus. Ainsi dit-il sans cesse le Pont-Nouveau. Or, on dit le Pont-Neuf. Il ne semble pas s'en douter. Ce grand homme, qui a inventé une forte partie de sa lan- gue et qui atteint ainsi à la plus étrange éloquence, ne s'est peut- être donné tant de mal qu'en raison de ce qu'il naquit à Montpellier dans une famille de condition modeste, où le dialecte languedocien devait être le seul d'usage courant. & 156 AUGUSTE COMTE « sait pas encore son intelligence. » Ainsi parle quel- qu'un qui le visita sur la fin. Lorsque, deux ans avant sa mort, il écrivit son Testament, le travail se prolongea pendant trois se- maines ; mais, comme il faisait à ses disciples et à ses amis l'abandon et la distribution de ses propriétés matérielles, il nota ce que lui inspirait cet effort de détachement en esprit: c'était le sentiment parfait de la mort à soi-même. « Volontairement dépouillé de tout », son œil, refroidi par la mort intérieure, heur- tait sans cesse des objets dont il ne se sentait que le gardien et le dépositaire, car ils avaient « reçu des possesseurs déterminés » par les clauses de son écrit. « Son éternelle amie » lui était purement « subjec- tive » depuis neuf ans entiers : à son tour il fut ou se crut, pendant deux années, « subjectif » à lui- même. — « Habitant une tombe anticipée, je puis « désormais tenir aux vivants un langage posthume, « qui se sera mieux affranchi des vieux préjugés, sur- « tout théoriques, dont nos descendants se trouveront « privés. » C'est en exécution de cette pensée que la Synthèse subjective est supposée écrite en 1927, en pleine « réorganisation occidentale », et coopérer à l'application du système de ce temps-là. Le 5 septembre 1857 lui retrancha son reste de vie. ... J'ai écrit : sainteté ; j'aurais pu écrire magna- nimité. J'entends de douces voix me conseiller plu- tôt : folie pure, folie raisonnante. Mais non. Presque autant que le manque de cohérence, l'excès de l'ordre dans le rêve, dans le sentiment, dans la vie, joue quelquefois Taliénation. Un point nous est bien assuré. Le jugement d'Auguste Comte, tel qu'il se montre dans ses lettres, garda toujours la vivacité, la clair- voyance, la nuance même. Rien ne justifie donc les calomnies de Littré. Seulement, tout les autorise. Peu d'esprits voudront suivre sans un effroi sacré une opération comme celle de Comte, qui réduit en systèmes, en systèmes qui lui commandaient de grands actes, les impulsions les plus spontanées delà vie du cœur... De tels prodiges sont plus faciles à concevoir dans le reculé de Thistoire que près de nous, dans un cerveau contemporain. Les grands fondateurs et ré- formateurs religieux ont bien vécu ainsi leur foi ; je voudrais oser dire qu'ils ont su mourir ainsi en elle. Dès lors l'étonnement de Comte fut de n'avoir pas inspiré ces dévouements complets qui ne manquèrent point, disait-il, à saint Paul et à Mahomet. Mais la stupeur qu'inspirent quelques-unes de ses paroles 158 AUGUSTE COMTE résulte au fond de la difficulté qu'il y a toujours à se représenter la fulgurante intersection d'une pensée par un sentiment, d'une pure formule théorique par une action. Auguste Comte n'était pas fou, et plus il étonna, en avançant en âge, les hommes de son temps, plus il se rapprochait de la raison même. Cette ap- proche vertigineuse est peut-être la plus poétique des sensations que donnent ses livres et qu'un livre puisse donner. Rappelez-vous ces extraordinaires dessins de Léo- nard de Vinci, dans lesquels la courbe vivante, chef- d'œuvre d'un art souverain, effleure et tente par endroit la courbe régulière, mais tout autrement régu- lière, qui est propre aux dessins de géométrie. Les formes circonscrites sont déjà des idées, et leur concret touche à l'abstrait, en sorte que nous nous deman- dons, avec un peu d'angoisse, si la vierge ou la nym- phe ne vont pas éclater en un schématisme éternel. Auguste Comte éveille la même impression, mais en sens inverse : c'est la pensée méthodique, sévère et dure, qui tend à la vie ; elle y aspire; elle en approche, comme approche de l'infini le plus ambitieux et plus agile des nombres ou, du cercle, le plus emporté des myriagones. Quelque chose manque toujours à ces deux efforts héroïques. Mais, pour tonifier la vertu, pour donner au courage l'aile de la Victoire, rien n'égale le spectacle d'un tel effort. Nous ne serions plus des Français, ni du peuple qui, après Rome, plus que Rome, incorpora la règle à l'instinct, l'art à la nature, la pensée à la vie, si la LE FONDATEUR DU POSITIVISME 159 philosophie, éminemment française, classique ^ et ro- mane, d'Auguste Comte n'était propre qu'à nous ins- pirer quelques doutes sur la santé de ce grand homme. Il a rouvert pour nous, qui vivons après lui dans le vaste sem du Grand-Etre, de hautes sources de sagesse, de fierté et d'enthousiasme. Quelques-uns d'entre nous étaient une anarchie vivante. Il leur a rendu l'ordre ou, ce qui équivaut, l'espérance de l'ordre. Il leur a montré le beau visage de l'Unité, souriant dans un ciel qui ne paraît pas trop lointain. Ne le laissons pas sans prières. Ne nous abstenons pas du bienfait de sa communion. 1. Il est bien singulier, à moins qu'il ne soit peut-être bien natu- rel, que de grands évolutionnisLes, de fameux historiens de la transformation des genres littéraires et philosophiques aient passé dix ou douze années de leur vie à nous parler d'Auguste Comte sans avoir pris garde que le positivisme, réorganisant toute chose relativement et subjectivement au type de Thomme, représente révolution dernière et le dernier perfectionnement de V « huma- nisme » de la Renaissance. Il est vrai que d'autres professeurs sont venus confondre la religion de l'Humanité avec l'humanita- risme 1 LE ROMANTISME FÉMININ ALLÉGORIE DU SENTIMENT DÉSORDONNÉ Maurras. Avenir n LE ROMANTISME FÉMININ ALLÉGORIE DU SENTIMENT DÉSORDONNÉ L'émeute des femmes. Auguste Comte. Petites âmes, esclaves fré- missantes de la sensation. Maurice Barrés. RENEE VIVIEN Vers la fin de 1900 ou le commencement de 1901, quelques critiques trouvèrent dans leur courrier un volume de vers, Etudes et Préludes^ signé R. Vivien. La carte de « René Vivien » y était jointe. Cendres et Poussières, qui parut un an plus tard, en même temps qu'un recueil de poèmes en prose. Brumes de Fjord, portait la même signature ; mais la carte, légèrement modifiée, disait « Renée Vivien ». Enfin_, des deux volumes qui suivirent, Évocation et Sapho *, le dernier arbora sur sa feuille bleuâtre le prénom entier de l'aède, e féminin compris. Les scoliastes futurs risquent d'échafauder beaucoup 1. Sapho a été suivie de plusieurs volumes : roman, nouvelles ou poèmes, Du vert au violet, La Vénus des Aveutfles, Une femme m' apparut, La dame à la Louve, Les Kiiharèdes (Paris, Lemerre). 164 LE ROMANTISME FÉMININ d'erreurs sur ce prénom lentement dévoilé. Il faut les avertir que Renée Vivien n'est qu^un pseudonyme, qui n'a d^ailleurs rien de très secret, paraît-il. De nom- breux Parisiens ont vu le jeune auteur de Ceiidres et Poussières et, remarquant sa taille souple, sa dé- marche ondoyante, les indiscrets assurent qu'elle a composé les plus beaux vers devant son miroir. Ce Narcisse en cornette n'aurait adressé qu'à lui-même V Invocation : ... Ton visage est pareil A des roses d'hiver recouvertes de cendres... On lui rapporte également la Dédicace : ... Ondoiement incertain, Plus souple que la vague et plus frais que l'écume... Erreur d'optique ou confusion, je ne dis que ce que l'on dit. On ajoute que Renée Vivien est une étran- gère, pétrie de races différentes, née de climats aussi divers que le Sud et le Nord. La moitié de ses Brumes est « traduite du norvégien ». Elle cite Swinburne, mais ne paraît pas moins familière avec le latin de Catulle et le grec de Sapho, qu'elle traduit et para- phrase à tout instant. Le français dont elle use est, prose ou vers, d'une fluidité remarquable. Ni impro- priété dans les mots ni méprises dans l'euphonie. Elle connaît que Ve muet fait le charme de notre langue. Elle joue avec ce vers de onze syllabes, que Verlaine tenait pour le plus savant de tous ; Douceur de mes chants, allons vers Mitylène... RENÉE VIVIEN 165 Voilà tout ce qu'il est permis de recueillir ou de redire sur la personne de cette muse étrangère. Ou- vrons ses livres ; ils nous enseignent qu'elle a appris à lire dans nos poètes du xix'* siècle. On lui prête cette devise : Emotion moderne^ pureté parnassienne, yiBi?, elle a du Parnasse beaucoup plus que la correction. Elle place les mots essentiels à la rime, comme tout lecteur bien appris de M. de Banville, et telle petite chanson révèle son affinité avec tous les maîtres de cette école ; Gomment oublier le pli lourd De tes belles hanches sereines. L'ivoire de ta chair où court Un frémissement bleu de veines ? Cependant, deux poètes régnèrent bientôt sur Tart de Renée Vivien. Elle les imita, mais d'une imitation trop ardente, trop passionnée, trop proche du modèle pour n'être pas trouvée aussi originale que lui. Qui fera le départ de l'acquis et du naturel dans Tâge heureux où toute idée devient sentiment ; tout senti- ment, action, accélération de la vie ? Ces deux poètes favoris évoquant des figures qu'elle revoyait dans des songes plus réels que toute réalité, Renée Vivien en est venue à écrire le plus naturelle- ment du monde des œuvres qu'ils se seraient peut- être honorés de signer. L'un, Paul Verlaine, qui inti- tula lui-même une suite de petites pièces : A la manière de plusieurs^ avouait qu'un certain degré de souplesse et d'imitation féminine entrait dans la for- mule de son talent. De plus, il se savait très facile- 166 LE ROMANTISME FÉMININ ment imitable. Mais quelques vers de Renée Vivien font mieux que de répéter Verlaine, ils le renouvellent. M. Gaston Deschamps, qui prit du Gregh pour du Verlaine, serait excusable de faire la même confusion ici : n'est-ce pas l'auteur de Jadis et Naguère qui murmure de cette voix éteinte où brûle un feu cou- vert : Sa chair de volupté, de lang^ueur, de faiblesse... J'ai trouvé ce vers dans Cendres et Poussières. Le vieux faune sentimental des Fêtes galantes et de Pa- rallèlement reconnaîtrait chez Renée Vivien beaucoup plus qu'une élève, certainement une des Sœurs, une de ces Amies terribles qu'il a chantées. Quant à Baudelaire, il lui dirait : « Ma fille », aux premiers regards échangés. Baudelairisme profond, central, générateur. Il serait inutile de nous en tenir à des remarques de détail et de noter par exemple que L'art délicat du vice occupe tes loisirs est un vers qui semble tiré d'une édition infernale des Fleurs du Mal, revue et augmentée sur la berge du Styx, si les poètes continuent d'y faire leurs toiles. Même appareil verbal. Même tour. Mêmes tics. Mais le pastiche peut y atteindre. Ce que l'on ne pastiche pas, c'est la manière de penser. Un poème en prose, que l'on trouvera à la fin de Brumes de Fjord et qui n'a rien qui soit brumeux, résume en perfection de quel esprit général est ani- RENÉE VIVIEN 167 mée la poésie de Renée Vivien. Quand on a parcouru ce petit poème, on sait ce que Tauteur pense en reli- gion, en morale, en histoire, en littérature ; on sait d'où vient cette pensée ; on peut même assez exacte- ment calculer où elle ira, quels sentiments et, par conséquent, quelles œuvres une pensée ainsi orien- tée lui inspirera. « Au Commencement », « en prin- cipe », Baudelaire l'a pénétrée, et tout dérive de cette impression première. On verra, par quelques versets de son poème, la Genèse profane^ que personne, de- puis M. Jean Richepin, n'a baudelairisé aussi exacte- ment. L'auteur de BlaspJièmes j mettait-il lui-même autant de conviction ? Oubliait-il aussi parfaitement ce qu'il devait au souffle de son Père et Seigneur ? I. Avant la naissance de l'Univers existaient deux principes éternels, Jéhovali et Satan. II. Jéhovah incarnait la force, Satan la ruse. III. Or, les deux grands principes e haïssaient d'une haine profonde. IV. En ce temps-là régnait le chaos. V. Jéhovah dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. VI. Et Satan créa le mystère de la nuit. VII. Jéhovah souffla sur l'immensité, et son haleine fît éclore le ciel. VIII. Satan couvrit l'implacable azur de la* grâce fuyante des nuages On voit bien la donnée : dans un style précis et froid, qui par degrés s'anime, les oppositions se dé- roulent. Jéhovah crée le printemps ; Satan, « la mélan- 168 LE ROMANTISME FÉMININ colie de l'automne ». Jéhovah crée les animaux, « formes robustes ou sveltes » ; « sous le furtif sou- rire de Satan jaillirent les fleurs ». Jéhovah tira l'homme de Targile ; de la quintessence de l'homme, la femme fleurit, « œuvre de Satan ». Jéhovah leur envoya Tétreinte ; Satan, la caresse. Jéhovah inspire un poète héroïque, qui est Homère ; Satan lui répond en favorisant l'éclosion de la merveilleuse « Psap- phâ ». (Les longueurs de voyelles_, les répétitions de consonnes, qui trament par deux fois sur les lèvres voluptueuses, font ici préférer la forme dorienne de « Psapphâ x» au nom coutumier de Sapho.) Pendant que le fils de Jéhovah, Homère, dit la vie et la mort des braves, voici ce que chante Psapphâ : ... Les formes fugitives de l'amour, les pâleurs et les extases, le déroulement magnifique des chevelures, le troublant parfum des roses, l'arc-en-ciel de l'Aphroditâ, l'amertume et la douceur de rErôs,les danses sacrées des femmes de la Crète autour de l'autel illuminé d'étoiles, le sommeil solitaire tandis que sombrent dans la nuit la lune et les Pléiades, l'immortel orgueil qui méprise la douleur et sourit dans la mort, et le charme des baisers féminins rythmés par le flux assourdi de la mer expirant sous les murs voluptueux de Mitylène. Ces lignes ne sont peut-être pas le meilleur exemple du style de Renée Vivien. Contre l'habitude, ce cen- ton formé d'un grand nombre de fragments de Sapho est un peu surchargé, parce que le poète a voulu tout nous dire et fournir l'argument complet de sa poésie ; il aurait pu se contenter de transcrire en épigraphe RENÉE VIVIEN 169 de ses plus beaux vers les Bienfaits de la lune de son père spirituel : « Tu subiras éternellement l'influence « de mon baiser... Tu aimeras ce que j'aime et ce « qui m'aime ; Teau, les nuages, le silence, la nuit, « la mer immense et verte, l'eau informe et multi- « forme, le lieu où tu ne seras pas,... les fleurs mons- « trueuses, les parfums qui troublent la volonté, les « chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent « comme des femmes d'une voix rauque et douce... » A part les chats et les pianos, c'est l'univers de Bau- delaire qu'on retrouvera au complet dans ces poèmes nouveau-nés. Quant à Sapho, ce n'est ici qu'une matière, La poé- tesse grecque du vu" siècle avant notre ère n'est étu- diée, aperçue et traduite qu'à travers une opaque va- peur baudelairienne. La Lesbos de Renée Vivien est la « terre des nuits chaudes et langoureuses » battue par le flot romantique, sur lequel s'en alla « le ca- davre adoré ». Elle a conçu la porteuse de lyre selon l'esprit de 1857. Cette déformation de l'Antique vaut la peine d'être observée : elle est très personnelle, car elle est faite de bon cœur; elle n'était pas nouvelle chez Baudelaire. La Sapho de Renée Vivien diffère d'un recueil de simples traductions comme en ont tenté, de nos jours, M. André Lebey et M. Pierre Louys ; et ce n'est pas non plus une adapitation libre comme s'en est permis la poésie de tous les temps. Sapho avait dit : « Telle « une douce pomme rougit à l'extrémité de la branche, « à l'extrémité lointaine; les cueilleurs des fruits l'ont « oubliée, ou plutôt ils ne l'ont pas oubliée, mais ils « n'ont pu l'atteindre ». Que Fauteur de Miréio ait rencontré ce fragment perdu, le souci de le transpor- ter textuellement dans sa langue ne lui vient certes pas, mais, comme une pousse de vigne engendre un autre cep, comme l'ébranlement donné par un poète ébranle une autre imagination poétique, de nouvelles RENÉE VIVIEN 171 images naissent, et Frédéric Mistral écrit les admi> râbles strophes de la branco dis aucèu : « Toi, Seigneur, Dieu de ma patrie, qui naquis au mi- lieu des pâtres, enflamme mes paroles et donne-moi du souffle. Tu le sais, parmi la verdure, au soleil et aux ro- sées, quand les fig-ues mûrissent, vient l'homme avide comme un loup, dépouiller entièrement l'arbre de ses fruits. « Mais sur l'arbre dont il brise les rameaux, toi, tou- jours tu élèves quelque branche où l'homme insatiable ne puisse porter la main : belle pousse hâtive, et odorante, et virginale, beau fruit mûr à la Madeleine, où vient l'oi- seau de l'air apaiser sa faim. « Moi, je la vois, cette petite branche, et sa fraîcheur provoque mes désirs! Moi, je vois, au soufïle des brises, s'agiter dans le ciel son feuillage et ses fruits immortels. Dieu beau, Dieu ami, sur les ailes de notre langue proven- çale, fais que je puisse aveindre la branche des oiseaux ! » Voilà qui nous emporte loin de la pensée de Sapho. Appuyés sur Sapho ou, si l'on veut, nés de Sapho, ces vers nous la font oublier. Ils ne respirent plus que le cœur et que le génie de Mistral. Ce n^est point là du tout ce qu^'a voulu faire Renée Vivien. Son dessein est mixte. Elle ne s'oublie pas devant son auteur. Mais non plus elle ne veut pas Toublier. Sa piété voudrait évoquer la personne historique, Tâme mystérieuse de Sapho, mais à condition de Tin- terpréter à son goût. Elle restitue donc le fragment qu'elle nous traduit, elle se l'interprète, elle en sup- plée pour elle-même les lacunes. Imaginez un beau marbre antique restauré avec passion par un artiste 172 LE ROMANTISME FÉMININ qui se croirait fils d'Hellas. Renée Vivien soutient qu^elle réincarne la grande lesbienne : ses chants ne' sauraient donc être sans concordance avec les vrais chants de Sapho. Le fragment de la « douce pomme » est restitué suivant ce principe, dans un rythme fort souple, avec une inévitable surabondance d'inventions destinées à compléter Toriginal : Ainsi qu'une pomme aux chairs d or se balance Parmi la verdure et les eaux du verger A l'extrémité de l'arbre où se cadence Un frisson léger, Ainsi qu'une pomme, au gré changeant des brises Se balance et rit dans les soirs frémissants, Tu t'épanouis, raillant les convoitises Vaines des passants. La savante ardeur de l'automne recèle Dans ta nudité les ambres et les ors ; Tu gardes, ô vierge inaccessible et belle, Le fruit de ton corps. Et le sens proposé pourra nous paraître plausible. Ce genre de traduction personnelle se renouvelle ainsi pour de nombreuses pièces. Nous sommes en présence d'un travail audacieux qui ne mutile d'ailleurs rien, l'œuvre authentique restant intacte, les vers grecs n'étant point anéantis, mais traduits et développés, et le style de cette transposition française ne manque pas de finesse, ni même de pureté. Que manque -t-il donc? La patrie. On aura défini fce défaut, en disant que ce sont des bords de Médi- RENÉE VIVIEN 173 terranés vus et rendus par une fille de TOcéan. Dans une lettre datée de Rome, un philosophe féminin aussi adroit, aussi pénétrant dans son art que Renée Vivien dans le sien, a outré cette différence des deux climats et des deux sensibilités, mais les formules excessives sont quelquefois utiles : « Ici la lucidité de l'atmos- phère ne laisse aucun moyen à l'illusion. On voit ce qui est comme cela est. La pensée ne se déséquilibre pas aux contrastes chaotiques ; un goût irrésistible et absolu a dirigé la nature et mené l'homme. La forêt du nord enchevêtrée, obscure, ou ses villes entassées, sont propres à nourrir Tangoisse du vieux Faust, à dilater la turbulence verbale de Manfred, — Rome et ses paysages sont faits pour l'épopée qui surhausse l'être humain, mais le laissent dans l'humanité : on a devant eux des cœurs passionnés et sages ^ » Je crois bien que Rome et Mitylène connaissent aussi l'illu- sion et rincertitude. La lumière a des mystères qui transfigurent. Mais il n'est pas moins vrai que les cœurs passionnés y demeurent sages; lucides, les yeux enflammés. Les émotions senties y sont connues, clas- sées, et, sans doute grâce à la maturité du langage et de la pensée, le trouble intérieur n'est pas incompa- tible avec la clairvoyance. Cette clarté exclut une multitude de monstres, dont je ne veux nier ni la douceur ni l'agrément; j'en nie la beauté, la beauté vraie, celle qu'on nomme grecque. Non, l'impression démesurée, le sens indéfini, le rêve trop flottant, la 1. Fœmina, Lettres romaines {Figaro du 31*mars 1903). 174 LE ROMANTISME FÉMININ parole trop vague ne sont pas choses grecques, ni belles. Renée Vivien resserre en un français incisif et déterminé le corps de ses nuées immenses; mais, ce corps indécis, le poète lesbien ne l'aurait point conçu, et la Sapho moderne l'introduit de sa seule grâce. Par exemple, un fragment de Sapho conservé par Libanius demande, en une énergique prière, que « la nuit soit doublée pour elle ». Ces six mots deviennent le thème de quatre strophes éloquentes, où Ton peut lire : , Et le vin des fleurs, et le vin des étoiles M'accablent d'amour, Je vois la clarté sous mes paupières closes Etreig-nant en vain la douceur qui me fuit, Déesse à qui plaît la ruine des roses, Prolonge la nuit ! La vraie Sapho aurait peut-être aimé à la folie cette petite fille dont la paupière laisse passer le jour à tra- vers son tendre tissu ; la douceur qui la fuit, la vaine étreinte de ce bien lui paraîtraient aussi des locutions pleines de charme ; mais elle ferait des objections à la « ruine des roses », eu égard au génie de notre idiome : une rose ne fait pas figure de vieille tour ; et, quant au vin des fleurs, c'est une chose, et le vin des étoiles en est une autre, fort éloignée. Nous sommes contraints de supposer que Sapho eut Poeil juste. Elle décrit avec trop de vérité stricte pour s'embarquer dans les images de sept lieues. Ecoutez ; bien mieux, regardez. Je cite encore la ver- RENÉE VIVIEN 175 sion en prose de Renée Vivien, document qui montre que le poète romantique se double heureusement d'un traducteur exact : « Les femmes de la Crète dansent en rythme, de leurs pieds délicats, autour du glorieux autel, foulant la fine et tendre fleur de l'herbe. » Voilà ce que disait Sapho. Telle est la verge droite, et pure à laquelle Tenfant de Baudelaire enlace les ban- delettes, le feuillage et les fleurs maléfîcieuses : De leurs tendres pieds les femmes de la Crète Ont pressé la fleur de l'herbe du printemps. Je les vis livrer à la brise inquiète Leurs cheveux flottants^ Leur robes avaient l'ondoiement des marées; Elles ont mêlé leurs chants de clairs appels En rythmant le rire et les danses sacrées Autour des autels. Chapelain, qui faisait remarquer au jeune Racine que l'on ne pêche point de tritons dans la Seine, ob- serverait ici que les bords de la Crète et les bords les- biens ne connurent pas les marées. Cependant la pein- ture est vivante. Elle a couleur et âme. Mais combien l'on regrette « la fine et tendre fleur de l'herbe » ! Sapho dit : « Au-dessus (de la tombe) du pêcheur « Pélagon, son père Méniskos plaça la nasse et la « rame, en souvenir d'une vie infortunée. » Renée Vivien a écrit là-dessus quelques strophes élégiaques où la vie du marin, tout d'abord déplorée, se trouve ensuite exaltée et magnifiée : en effet, Pélagon aura gonflé sa poitrine du « vent du large » ; il aura « bu 176 LE ROMANTISME FÉMININ Todeur et la couleur des vagues » et vu flotter, « on- doyantes et vagues », « les brumes du Nord » ! Toute cette Scandinavie peut encore se défendre ; mais pour- quoi appeler Tinfortuné pêcheur fils errant des étoiles Et fils du Destin? Ce Pélagon ressemble comme un frère au voyageur du dernier poème des Fleurs du Mal. Je connais bien au Louvre une figurine de Tanagra dont les vêtements et la pose ne rappellent point mal le vicomte de Cha- teaubriand et pourraient servir à illustrer ses Martijrs ; mais il subsiste des différences entre les deux arts. Un dernier exemple les fera saisir. On a conservé ce distique mélancolique et charmant : « 0 soir, tu ramènes tout ce que le lumineux matin « a dispersé, tu ramènes la brebis, tu ramènes la « chèvre, tu ramènes l'enfant à sa mère » Le mor- ceau est arrêté là, et tout indique dans l'intention du poète un retour sur lui-même, triste plus que joyeux. Mais quelle pouvait être la tonalité de cette tristesse? Métaphysique ! répond, d'instinct. Renée Vivien : métaphysique et surnaturelle! A peine a-t-elle écrit que le repos, l'oubli divin redescendent avec le soir sur les corps fatigués, son imagination retourne aux Enfers : aucun jour ne finit ni ne recommence, dit- elle, pour les âmes des morts, prisonnières d*un cré- puscule invariable. Ce voyage aux Enfers se double même et se surcharge d'un symbole psychologique. Le poète nous insinue que notre ûme est dans un enfer. RENÉE VIVIEN 177 que cet enfer partout la suit, qu'elle ne repose jamais et qu'elle s'agite sans cesse. Nulle étoile du soir ne vient lui dispenser la consolation de la paix. Chose curieuse : dans cette rêverie aussi anti-grecque qu'il est possible, notre baudelairienne passe tout à côté de ce que j'appellerai la vérité saphique. Elle écrit une strophe entière pour évoquer la voix d'Eranna, les yeux de Gurinnô, les lèvres d'Atthis,le sein de Gorgô, ses délices! Mais le sujet vrai à peine effleuré, un démon la ravit en pleine Asie mystique, dans la reli- gion de Psyché : Autour du foyer et de l'essor des flammes, Le soir a versé le repos comme un vin. Ah ! que ne peut-il, apaisant et divin, Réunir les âmes. Que de souvenirs à la chute du jour! Song-eant aux sanglots assoupis vers l'aurore, Gomment ai-je su garder vivant encore L'amour de Famour! Que de souvenirs à la chute du jour! Aucun lec- teur n'aura la folie de bouder à ce grand soupir. Mais il serait plus beau tout seul. Il serait meilleur, exhalé de la maison de Renée Vivien, de l'angle d'un foyer moderne, loin des rythmes impérieux et des graves leçons de la beauté classique. Cette beauté proteste contre le voisinage et le rapprochement. Elle réprouve tant de langueur, de mollesse, de trouble et inquiet mouvement. Non, ce n'est pas ainsi que la lesbienne à chevelure d'hyacinthe avait pu conclure sa plainte du soir. Celle-ci se reconstitue et se complète tout seule : MAunnAS. Avenir 12 178 LE R03IANTISiME FÉMININ « 0 soir, toi qui ramènes tout ce que le lumineux « matin a dispersé, tu ramènes la brebis, tu ramènes « la chèvre, tu ramènes Tenfant à sa mère » Ou bien Sapho n*ajoutait rien, Télégie suspendue, comme un commencement de reproche réfréné par l'orgueil et par la pudeur, ou bien c'était un trait déterminé et net, ressemblant un peu à ceci : « Tu ne ramènes plus mon Atthis [ou ma Gurinnô]. » Un soupir aussi, certes ! mais pour des misères prochaines et dont le sens général, humain et philosophe n'en était que plus apparent. Soupir plus vrai aussi, peut-être ! Le seul humain et pur. Aimer, ce n^est qu'aimer quelqu'un et toujours un peu malgré soi, mais, de quelque façon qu'on tortille l'analyse du cœur humain, aimer ne fut jamais, d'aucune manière, cultiver « l'amour de Tamour ». L'amour de l'amour tue l'amour. Mais n'en réservons pas le reproche à Renée Vivien. L'amour de l'amour est un des fléaux endémiqu-es du romantisme. L'amour du péché^ en tant que péché, en est un autre, aussi fameux. Il se retrouve dans telle curieuse déformation de T Antique. Une « faunesse » a « ra- vagé » et « saccagé » ses victimes, c'est-à-dire ses amants ou ses amantes. Notre peintre-poète la fla- gelle avec complaisance et délectation. Une « saty*- resse » est flétrie dans le même sentiment d'horreur et d'amour que Baudelaire avait conçu pour ses Femmes damnées ; Sa fauve chevelure est semblable aux crinières El son pas est le pas nocturne des lions... RENÉE VIVIEN 179 (ne faisons pas les insensibles à tant de rudesse et de fougue). ... Les fronts et les yeux purs Qa^elle aime et qii^elle immole à Vexcès de sa joie y Qu'elle imprègne à jamais de ses désirs obscurs... Voilà le ton secret de certaines églogues. Et c'est l'accent d'une conscience très religieuse méthodique- ment pervertie, mais qui garde la notion du mal moral. Cette lectrice de Sapho arrange en pécheresse la prê- tresse de Mitylène. Elle est meilleure chrétienne que vous et moi. Laissons donc s'entr'ouvrir le péplum, tomber la chlamyde ; une femme moderne paraît, toute vêtue, pourvue des notions de la vie et des idées du monde que les vieux romantiques lui ont élaborées. Ses meil- leurs vers sont ceux où notre contemporaine, déser- tant Lesbos et Psapphâ, ne traduit qu'elle-même. Son premier mouvement trahit les grandes lignes de ce christianisme anglo-saxon ''qui exalte le mal afin d'en ressentir l'agréable piti^!'« La ténuité morbide », « le regret », « Tavorté », « Tinachevé », « le vague », voilà les beaux noms qui la charment. Ils la font crier de bonheur. Elle en joint les mains, elle prie. Quel Dieu ? C'est le Dieu douloureux ; pis encore, le Dieu qui a fait la douleur, qui, en l'infligeant, la subit. C'est un Dieu féminin, en l'honneur de qui la fameuse théorie de la décadence est remise à neuf : Déesse du couchant, des ruines, du soir! Et la pièce d'où je tire cette invocation célèbre, avec une éloquence dont on est pénétré, la beauté de tous les déclins : L'odeur des lys fanés et des branches pourries S'exhale de ta robe aux plis lassés : tes yeux Suivent avec langueur les pâles rêveries! Dans ta voix pleure encor le sanglot des adieux. ^ RENÉE VIVIEN 181 2u ressembles à tout ce qui penche et décline. Passive, et comprimant la douleur sans appel Dont ton corps a g-ardé l'attitude divine... ... Au fond de l'angoisse infinie Tu savoures le goût et l'odeur de la mort. Mais voici Tadmirable : où Baudelaire avait produit rimpression d'un mystificateur éloquent, cette jeune fille nous touche par l'accent de sincérité. Elle est pourtant bon virtuose. Mais il est impossible de se borner à dire qu'elle utilisa le calice modelé par son maître en y versant un liquide plus chaleureux. Car elle ajoute encore aux habiletés, aux finesses, aux ruses innombrables de Fart baudelairien. Je ne parle pas seulement des molles inflexions, des promptes transitions qui lui sont familières et dont on sait que Baudelaire fut de beaucoup plus incapable que Des- préaux lui même. Je ne parle pas des poèmes pareils à cette Ofidine, maligne et douce, où les mots sont si bien jetés, les syllabes si pures ! Comparée à la fameuse pièce du maître : Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, elle l'emporterait par le tour facile, le ton libre et heureux : Ton rire est clair, ta caresse est profonde ; Tes froids baisers aiment le mal qu'ils font... Ta forme fuit, ta démarche est fluide Et tes cheveux sont de légers réseaux, Ta voix ruisselle ainsi qu'un flot perfide, Tes souples bras sont pareils aux roseaux^ 182 LE ROMANTISME FÉMININ Aux longs roseaux du fleuve dont Tétreinte Enlace, étouffe, étrangle savamment... Le génie parcimonieux de Baudelaire se reconnaît dans la manière de compter et de distiller le mot propre. Peut-être j aurait-il lieu d'admirer encore Tapplication nouvelle d'un principe inventé par lui. Gautier qui le félicitait d'avoir annexé au royaume de la poésie le département des parfums et qui citait avec enthousiasme les vers de ta Chevelure : Gomme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum, Gautier louerait Renée Vivien d'avoir accompli une annexion nouvelle en rendant poétiques et belles les complexes impressions du sens du toucher. Les vers di'Ondine ne sont-ils pas liquides, onctueux et charnels jusqu'au point de faire sentir les sinuosi- tés d'un corps tiède et lascif? Les mots s'impriment à l'épiderme de l'âme, ils semblent y laisser une trace vibrante. La pièce étant du premier recueil du poète, je ne sais s'il se rendit compte, en ce temps-là, de ce caractère matériel de son art. Le deuxième volume témoigne que la conscience formelle lui en est venue. Il fait la théorie de son « frisson nouveau » : L'art du toucher complexe et curieux égale Le rêve des parfums, le miracle des sons. Et, tandis qu'il traduit les suggestions nouvelles d'un sens presque méprisé des poètes, il perfectionne, RENÉE VIVIEN 183 d'autre part, les recherches habituelles des décadents sur « les couleurs de la nuit », ou sur le symbolisme des nuances qui lui sont chères, et qui vont du « vert au violet ». Ces rêveries renouvelées de M. des Esseintes vont nous rajeunir de vingt ans. Encore une fois, distinguons. M. des Esseintes, dans le roman de J.-K. Huysmans, comme chez le poète des Chauves-souris et des Hortensias, n'est qu'un plaisant sinistre et froid. Renée Vivien ne badine jamais. Elle n'est jamais froide, elle ne laisse pas le lecteur indif- férent, c'est un Floressas convaincu et même furieux. Elle croit. Le vain jouet des artisans de la littérature devient entre ses mains instrument de joie et de peine, d'où s'élancent des élégies sincères, ou des tragédies déchirantes. Le style a pu vieillir ; les cris et les pleurs d'une enfant lui ont restitué l'intérêt pathéti- que et le charme invaincu du vrai. Une âme le remplit, l' Aphrodita puissante aux colères divines, celle qui ne souffle point de paroles vaines. Elle inspire le sentiment, compose les idées, choisit les sujets et leur forme. Des « rêves singu- liers » que nous communique sans pudeur le poète, pas un qui ne semble éprouvé ! Si donc l'on se sou- vient inévitablement des romantiques, on vérifie que leurs pires absurdités, trouvant ici leur place, ne sont plus absurdes du tout. Qu'un Vigny ou qu'un Baudelaire vienne nous assu- rer que le génie les fait solitaires et que la solitude issue de leur génie les voue mathématiquement au malheur, nous savons que c'est là sophisme de fats. 184 LE ROMANTISME FÉMININ Mais que Renée Vivien, passant en revue toutes les plus fameuses beautés de Thistoire ancienne et mo- derne, leur fasse confesser successivement qu'ayant été marquées de « l'astre fatal » qui allume Tamour, aucune d'entre elles ne put se dire « heureuse » ; la conclusion, le rapprochement, la conception même de ce poème, sans cesser d'être déraisonnable, ne choquent point dans Tesprit d'une jeune fille, où l'enfantillage apparaît plus convenable que la raison. Nous n'atten- dons point de Renée Vivien des idées philosophique- ment vraies, mais des émotions justes, quelle qu'en soit la cause, folle ou sage, pourvu qu'elle soit puis- sante et profonde. — Ces belles femmes n'ont pas été très heureuses. Cette beauté^ce bien que l'on désire jmr- dessus tout, ne fera donc pas le bonheur ? Elle détermine donc le malheur ? Ces enchaînements de rêveries ne se jugent point en eux-mêmes. Il ne faut point dire qu'ils sont faux. Ils sont femmes. La nature a voulu que les femmes fussent portées à concevoir à peu près tout ce qui les touche dans une connexion étroite avec les idées vagues du bonheur, de la chance, de la fatalité, du desti^ L'avenir est dans leur obsession naturelle.,/^ C'est en vain que le sage Horace les prévient que les choses futures ne sont pas aussi régulièrement arrê- tées. Elles se sentent les providences de l'être. Toute femme écoute magnifiquement résonner jusqu'au fond des entrailles les moindres conjectures sur le rapport de ce qui est ou fut avec ce qui sera. Un instinct RENÉE VIVIEN 183 maternel construit leur univers en forme de berceau, tout n'y doit conspirer qu'à recevoir leurs fruits. Superstition, sans doute ! La superstition les com- plète. Une femme sans superstitions n'est qu'un monstre. On observe, non sans plaisir, que, entre toutes ses diableries, Renée Vivien n'a pas songé à se faire esprit fort. Un saint homme murmure : — Voilà ce qui la sauvera... C'est, du moins, l'élément le plus naturel de cet art si profondément féminin. De s'être dit : Qui sait ? elle frissonne et nous frissonnons avec elle. Elle a fait son devoir, et nous faisons le nôtre, qui est de recevoir, par les sens de la femme, l'impression de l'inconnu et de l'inexpliqué. Où Vigny et Baudelaire nous condamnaient à rire d'eux, avec tous les respects qui se doivent à de grands noms, nous sommes bien contraints de subir et de reconnaître ici de rudes parfums de nature. Nous dé- couvrons de nouveaux cieux. Sans les pénétrer fort avant, nous ne pouvons plus les nier. Elargissez un peu le thème ; qu'il devienne plus général, tout en demeurant essentiel au cœur de la femme ; l'auteur de Cendres et poussières menacera d'éclipser ses meilleurs modèles, en raison de la nu- dité de la plainte et de la révolte. Baudelaire avait indiqué en termes abstraits la « peur de vieillir », mais son frémissement apparaît un simple exercice de rhétorique en comparaison de Renée Vivien, quand elle imagine la fin de beautés qui font son bonheur. Rien d'échevelé. Un trait net. Mais c'est le chœur des regrets, des effrois et des désespoirs féminins. Jamais, 186 LE ROMANTISME FÉMININ à mon avis, n'ont été rendues plus sensibles, par la magie du chant, certaines cruautés pénétrantes et définitives du sort, exactement reflétées en certaines âmes. Ecoutez cette amante dessécher, flétrir à l'avance, les charmes dont elle est encore enivrée. De femme à femme c^est Tessence du diabolique et de l'exquis ! Les yeux attachés sur ton fin sourire, T admire son art et sa cruauté^ Mais la vision des ans me déchire Et, prophétiquement, je pleure ta beauté. Puisque telle est la loi lamentable et stupide^ lu te flétriras un jour, ah ! mon lys! ... Tes pas oublieront le rythme de Tonde, Ta chair sans désirs, tes membres perclus Ne frémiront plus dans Tardeur profonde, L'amour désenchanté ne te connaîtra plus. De pareils vers pourraient suffire à ITionneur d'un poète. L'Anthologie éternelle les sauvera. Je ne sais pas beaucoup d'accents plus directs et plus sûrs. Tu te flétriras un Jour, ah ! mon lys ! Cette image et ce rythme, pour un tel cri, c'est la passion pure, dans la plus intelligente perversité. II / MADAME DE RÉGNIER « La mère de Gillette était créole... Gillette, ber- « cée sur les genoux de la vieille négresse Gœlina « qui avait suivi sa mère en France, gardait un sou- « venir brumeux des choses qu^elle lui avait con- « tées... Ces récits abrégés ou augmentés par la fan- « taisie de la négresse influencèrent son jeune esprit. « Elle s^habitua toute petite à considérer Finvraisem- « blable comme possible, les dénouements les plus « funestes comme des conséquences quelconques... « Les contes de Gœlina tinrent éveillés en elle Fata- « visme de sa race aventureuse, romanesque et sen- « suelle. » L'auteur de V Inconstante ^ un sieur Gérard d^Hou- ville, n'avait pas encore fourni ces curieuses notes d^'allure autobiographique, qui ne sont pas sans rap- port à notre sujet, lorsque les premiers vers de M'"" de Régnier firent leur apparition dans la Revue des Deux Mondes. Elle n'eut pas à les signer de son nom de jeune fille. Trois étoiles ont servi jusqu'à ces derniers temps. Je ne sais ce qu'il en sera quand le Souhait, r Automne, le Sommeil et V Ombre seront réunis en 188 LE ROMANTISME FÉMININ volume. Cependant, la dernière « table » de la Revue porte en toutes lettres un état civil très complet. Il serait dès lors impardonnable d'écrire un seul mot de M"' de Régnier sans parler de son père et de son mari. Tout le monde salue en M. de Heredia le chef de chœur de la poésie parnassienne ; on n'a pas besoin de définir le solide éclat de sa poésie, elle-même se définit couleur et son. M. Henri de Régnier n^'est guère connu que pour ses romans' qui sont spirituels, et sa qualité de poète, de noble poète, ainsi qu'on écrit volontiers. Ce noble poète fut un des jeunes gens que grou- paient, il y a vingt ans, Mallarmé et Verlaine, et qui s'efforçaient de continuer le romantisme par un sys- tème de poésie auquel le nom immérité de symbolisme restera. Ils s'efforçaient de jouer des airs moins mono- tones, moins bruyants que ceux des Trophées et dis- solvaient l'alexandrin au lieu de le glacer. Quant au rythme, de peur de le marquer, ils l'oubliaient. Ver- laine et Raimbaud avaient fait des vers « délicieuse- ment faux exprès ».M. de Régnier et son groupe firent peut-être exprès de faire des vers faux, mais abomi- nables, résultat qu'ils ne cherchaient point. Cherchant l'abandon et la grâce, ils négligèrent la syntaxe, lâchèrent le style et s'exprimèrent par allusions à peine indiquées. Ainsi, originaire des Antilles espagnoles, née dans l'un des centres de la déformation imposée au langage, au style et à la poésie, la jeune fille ne changea point MADAME DE RÉGNIER 189 de milieu quand elle changea de foyer. Ce qu'elle trouvait chez son mari pouvait être appelé le contraire de ce qu'on lui avait enseigné chez son père, et ce contraire, au fond, c'était la même chose. Son exo- tisme de naissance s'unissait à un exotisme qu'on pourrait nommer d'élection ; car M. Henri de Régnier, alors même qu'il sembla se mettre, comme en ces derniers temps, à l'école d'André Chénier, de Ronsard et des autres maîtres français, n'a jamais quitté cette pente des imitations germaniques sur laquelle notre XIX® siècle a glissé. Un mauvais petit élément latin, renouvelé de Victor Hugo, l'antithèse et la symétrie dans le discours, n'en accuse que mieux son vrai fonds, tiré des rêveries shakespeariennes. Donc, l'action romantique et l'action parnassienne s'accordaient et se confirmaient. Le romantisme de 1830 ne cesse pas en 1868; il se transforme et se ren- force, comme au Consulat la Révolution. Gomme le Consulat a été la Révolution « dessouillée », le Par- nasse est un art romantique ébranché, nettoyé et mis dans une espèce d'ordre qui fait illusion au vulgaire... On dit : C'est du classique ! — C'est du classique faux* C'est le contraire du classique. Un peu plus tard, les habitudes du romantisme furent troublées lorsque symbolistes et décadents vinrent liquéfier la fragile reconstruction de Victor Hugo et de Banville. On cria à la barbarie. H y avait soixante ans que la barbarie sévissait. Avec leurs airs dévastateurs, les nouveaux venus obéissaient à tous les principes de leurs aînés ; ils n'y ajoutaient qu'un peu de brutalité. Ils ne repré- ■^ 190 LE ROMANTISME FÉMININ sentaient, en définitive, que le troisième état d'un seul et même mal, le mal romantique, comme les Parnas- siens en montraient le deuxième état. M*"' de Régnier avait ouï recommander autour de son berceau les bonnes et loyales compositions qui détachent le vers et gonflent la rime. Sous le toit con- jugal, elle apprit comment, à son tour, le mot peut être libéré. Elle lut les poèmes de M. Mallarmé où c'est rharmonie propre des premiers mots venus qui détermine le choix ou plutôt la venue des autres. L'imagination du poète, tentée par im vocable, remet à ce vocable la souveraineté absolue, Tautorité illimi- tée; le sens lui-même perd son droit de direction et de composition : il ne subsiste qu'une orientation indécise, fondée sur des ressemblances de syllabes et des analogies de son, qui permet d'entrevoir sous l'apparat des matériaux plus ou moins agréables, les fumées d'une insaisissable rêverie. Sorte de tachisme littéraire, tantôt visant à des effets de pure euphonie et tantôt animé d'une obscure philosophie. Si M. Henri de Régnier s'est toujours gardé de donner toute sa confiance à cet art, il lui a témoigné de l'inclination et de la sympathie. Un de ses confrères, M. Retté l'appela un opportuniste du symbolisme. C'était bien définir l'ambiguïté de cette attitude repoussée et char- mée tour à tour. De quelque façon qu'il s'y prît, qu'il inclinât vers le Parnasse ou qu'il se tournât vers M. Mallarmé, son art conspirait également à la des- truction de l'art français par le maintien du désordre intellectuel. MADAME DE RÉGNIER 191 Si donc M"'® de Régnier eût été douée d'une intel- ligence dociie, la nature et l'histoire la vouaient à quelqu'un des Irois états du romantisme, sauf à en découvrir, pour son compte, un quatrième. Mais le monde et la vie ont plus de fantaisie imprévue ou plus d^ironique sagesse que ne leur en prêta l'esprit de système. On subit quelquefois son milieu et ses ascen- dants : il arrive aussi de les contredire. Rien ne dut être plus amusant à considérer que la rébellion secrète de cet esprit contre les deux autorités les plus dignes de sa tendresse et de son respect. La conséquence en fut piquante ; car ses premiers vers enthousiasmèrent précisément les esprits aux- quels une strophe des Poèmes anciens et romanes- que s, mu i^Qvl vers des Trophées ondes Conquistadors causaient depuis longtemps une espèce d^'horreur ner- veuse. Des ennemis intimes de Régnier et d'Heredia passèrent leur hiver à se répéter le distique qu'ils avaient lu : Le rameur qui m'a pris robole du passage Et qui jamais ne parle aux ombres qu'il conduit, Quand ils l'avaient bien répété, ils ajoutaient l'ex- pression inlassable de leur surprise : — Quoi î dans la maison du vieux peintre coloriste des lignes d'un dessin si fier î Quoi ! chez le détesta- ble tourneur de petits vers libres et mous, un rythme, un ton si vigoureux ! Chez des hommes qui n'eurent jamais que des mots, sonores ou coloriée, dans Tesprit, on sait donc inscrire une idée ! Cette idée du Garon 192 LE ROMANTISME FÉMININ pourrait être admirée dans un carton de Michel-Ange I Ils ont cultivé Pépithète : il n'y en a pas une ici. Ils ont fait la chasse au vocable rare ; nul mot voyant dans ce distique ; sauf ohole (et encore !) on pourrait tous les entendre chez la fruitière. Mais quelle no- blesse d'agencement 1 Quelle simplicité ! D'où nous vient ce génie-enfant qui a su concevoir l'abstrait au milieu d'écrivains qui se noyaient dans le flot du par- ticulier ? Engendrée par un romantique, épousée par un romantique, quel est ce classique naissant? Ah 1 petit philosophe, petit sculpteur, ah ! grand poète, que d'espérances au creux des repos de ces deux grands vers ! ...On trouverait dans les revues et les journaux du temps des témoignages plus précis de cette admiration d'un très petit nombre de têtes attentives. En durant, en se motivant, cet enthousiasme a perdu de la surprise première. Le curieux accident arrivé à M"" de Régnier ne s'expliquait point mal par le poids réuni de l'influence, de l'éducation et de la tradition qu'on reçoit dans ce pays-ci. L'histoire universelle ne cite pas de trésor intellectuel et moral qui puisse être égalé à l'ensemble des faits acquis et des forces ten- dues représenté par la civilisation de la France. La masse énorme des souvenirs, le nombre infini des leçons de raison et de goût, l'essence de la politesse incorporée au langage, le sentiment dilTus des perfec- tions les plus délicates, cela nous est presque insensi- ble, à peu près comme l'air dans lequel respire et va notre corps. Nous ne saurions nous en rendre compte. MADAME DE RÉGNIER 193 Cependant nul être vivant, nulle réalité précise ne vaut Tactivité et le pouvoir latent de la volonté collec-- tive de nos ancêtres. La puissance plastique en fut sans doute autrement vive du temps où^ s'exerçant presque seule en Europe, elle francisait un Hamilton, un prince de Ligne. Mais on ne peut pas dire qu'elle est éteinte, car elle conserve ses grands moyens assi- milateurs, elle agit, avec lenteur et sûreté, par un in- visible ferment. Si la négresse Gœlina, si Fauteur des Trophées, si Fauteur d'Aréthuse appuyaient en un même sens sur la pensée de M°" de Régnier, dans le sens opposé s'exerçait une multitude mystérieuse d'es- prits, de corps partout présents. La forme d'un palais, le dessin d'un beau meuble, le son d'un mot furtif, ce jardin solitaire où la verdure, l'eau, la disposition/ des balustres parlent au cœur, en faut-il davantage/ pour insinuer, à travers tout ce qui la voile, l'idée supérieure de l'art et du style français ? Idées rapides, vues sommaires qui se formulent en éclairs. Mais, pour former un style ou le régénérer, ces impressions soudaines, nouvelles, fulgurantes, veulent être organisées avec soin et conservées en quelque centre bien défendu qui commande la vie de l'âme et qui la soumette à une règle constante. Point de style sans fidélité. Point de fidélité sans discipline héréditaire ou volontaire. Il la fallait volontaire ici. Le distique de VOmbre dut être écrit en 1896. Je doute que les années suivantes aient fourni à M™* de Régnier des occasions fréquentes ou propices d'aigui- ser ce sens du classique, qui lui était venu comme un Maurras. Avenir 13 194 LE ROMANTISME FÉMININ paradoxe très naturel. La nature sans culture, comme un élan sans ordre, ne saurait persévérer dans ce chef- d'œuvre et ce miracle : dans le bien. Un goût natif f est peu de chose sans les habitudes qui Tentretiennenf/ et l'affinent. Or, il n'existe plus de compagnie litté- raire où soient cultivées des habitudes de cette qualité. Les applaudissements que reçut le distique de M°" de Régnier avaient été très vifs, mais perdus dans quel- que périodique obscur ou dans Tarrière-salle d'un café du pays latin. 11 leur manqua l'autorité, celle qui vient d'une haute influence personnelle, ou celle qui dé- coule de l'assentiment collectif. Ni le murmure du public ni la voix d'un maître ne vinrent dire' à cette enfant ce que chantent les Muses dans la strophe de Théognis ; « Ce qui est beau, nous l'aimons, et ce qui n'est pas beau, nous ne Taimons pas ^ » Le public était corrompu. Le maître était absent, méconnu ou distrait. Il n'y a pas un seul de nos critiques littérai- res qui mérite d'être appelé un juge. Celui qui ten- terait de faire voir le beau et le laid dans les vers serait montré au doigt. Quant aux poètes à la mode, avant de rien juger, ils devraient commencer par aller cacher leurs volumes. Les vers magnifiques de V Ombre : Le rameur qui m'a pris robole du passage Et qui jamais ne parle aux ombres qu'il conduit n'étaient pas les seules promesses de ce poème. Des 1. M. Jean Moréas a placé cette strophe en épigraphe de son beau poème à la mémoire de Paul Verlaint, MADAME DE RÉGNIER 195 beautés presque aussi fermes et plus touchantes y fai- saient figure d'agréables faiblesses. On lisait par exemple : Mon front encor fleuri par ma mort printanière Sur rimmobile flot se pencha triste et doux, Mais nulle forme pâle, image coutumière. Ne trouhla l'eau sans plis... Et sans doute tout n'était pas de cette qualité. Des lectures mêlées, une facilité redoutable s^annonçaient en même temps qu'un don supérieur. Ceux qui admi- raient, qui louaient, qui savaient pourquoi, deman- daient avec inquiétude quel était Télément destiné à prédominer. Ce qui devait être a été. Pendant que M. de Ré- gnier faisait dans Arétliuse et dans les Médailles d'ar- gile une régression parnassienne du plus médiocre intérêt, le poète de F Ombre arrêtait, mais sans trem- blement, ni hésitation, ni reprise, le premier mouve- ment qui nous avait émerveillés. On pourra relire par exemple les vers qu^'elle a donnés à la Revue du 15 jan- vier 1903. Le don paraît le même. L'imagination mythologique n'a point faibli, ni la faculté de tracer de hautes images. Gomme en témoigne la fin de la pièce dite V Automne ^ le désir du sublime, de Tabsolu du pur, la tient éveillée. Mais c'est le monde qui s'est trouvé le plus fort. Je dis le monde au sens des pré- dicateurs : Tair ambiant, le goût du dehors, le courant trivial du commun des petits lettrés. N'oublions tou- jours pas que cet esprit classique était logé dans une femme. L'héroïne de rhiconstante, le petit conte imper- tinent que Ton attribue à M°" de Régnier, nous est proposée pour le portrait de l'Eve éternelle. Nous voyons Gillette sourire « sans attention » à un pas- sant par cette raison qu'elle n'a rien de mieux à faire. Du tempérament par bouffées, de la tendresse par surprise, « un cœur triste et changeant », un esprit de « voyou candide ». Prendre de son moi féminin une idée si modeste établit clairement qu'on y est MADAME DE RÉGNIER 197 très supérieure. Dès lors, chez les femmes d'élite, que l'on sent de rudes combats I Une femme capable d'atteindre à certain style héroïque, au langage même des dieux, sera toujours exposée à redescendre vers le romantisme natal. Heu- reuse si elle réussit à le tempérer par quelques élé- ments qui lui sont personnels : de l'esprit, et féroce, l'observation, le goût, et le bon sens. A la différence de son père^ elle préférera la vie des choses à la sonorité des mots. A la différence de son mari, elle cherchera dans la vie des points d'appui solides, dessinés, définis, des idées plutôt que des songes, des mots et des phrases plutôt que des airs de musique. Son imagination pourra bien élever les réalités à la hauteur d'une allégorie, d'un petit sym- bole : on verra, au travers, le jeu, la ruse, la fiction. Des Stances agréables en peuvent témoigner, et d'autant plus posées de ton que leur coupe rappelle inévitablement une modulation de M""' Desbordes- Valmore. L'ardente Marceline s'étonnerait d'une ten- dresse si correcte et qui ne s'applique guère à autrui : Qu'êtes-vous devenue, enfant songeuse et triste Aux sombres yeux ? Vous dont plus rien en moi maintenant ne persiste. Rêves ou jeux ? Qu'êtes-vous devenue, enfant paisible et tendre, Au cœur pensif ? Dans quel étroit tombeau repose votre cendre, Corps grêle et vif ? 198 LE R0MAiSTIS3IE FÉMININ Vous êtes morle au fond de moi, vous êtes morte, Petite enfant ! C'est moi qui vous abrite et moi qui vous emporte Tout en vivant. Ah 1 vous aviez si peur de cette ombre lointaine Que fait la mort Et ré'cartiez déjà d'une main incertaine Tremblant très fort. Vous étiez douce et caressante, et souvent sage, Je vous revois, Mais les yeux clos, car je n^ai plus votre visage, Xi votre voix. Ainsi je vais mourir tout le long de ma vie Jusqu'à ce jour Où, de Tespoir qu'on rêve au regret qu'on oublie, Tristesse, amour. Je ne serai plus rien, dans la nuit sûre et noire Qu'un poids léger Et pourrai sans reflet, sans ombre et sans mémoire, Ne plus changer. Oui, Fauteur de ces vers ingénieux semble un peu trop lucide pour faire une bonne romantique. S'en croira-t-il et pourra-t-il être dupe quand il faudra ? Son petit roman témoigne çà et là d'un cynisme tendre et de ce vrai poétique et brutal qu'approuverait M. Anatole France. La jeune Gillette Vernoy, qui arrive en retard pour dîner, répond « véridiquement à monsieur son mari : « — Mon amant ne voulait pas me MADAME DE RÉGNIER 199 laisser partir... » Et son mari considéra toujours cette excuse comme une plaisanterie de mauvais goût, » Go|;ime elle a trompé cet amant et comme elle confie à son amie Marion le vertueux projet de faire Taveu de sa faute, la même Gillette prononce ces mots, qui lui valent une bonne réponse : « Quant à l'aveu que je veux faire à Valentin, ne supposes-tu pas que je souffrirai autant à le faire que lui à l 'entendre ? — Non, dit Marion nettement : je te connais, » A la bonne heure I Cette connaissance parfaite, dont on aime la saveur et la drôlerie, n'exclurait ni la pas- sion sincère ni les sincères folies qui en dérivent. Ce qu'elle exclut, c'est la bonne foi dans Tabsurdité et dans l'enfantillage ; c'est le degré de niaiserie dont la poésie romantique ne peut plus se passer. Qui persifle dans la manière d'Anatole France, qui est celle de Jean Racine et de Voltaire, est profondément incapa- ble de recommencer des complaintes à la mode des continuateurs de Victor Hugo. Un effort décisif aurait dû affranchir M"* de Régnier de la mécanique hugo- lienne. Cet effort n^'a pas été fait, et sa personne litté- raire en gardera quelque chose de composite. Ses idées de la vie et son entente même de Tamour- passion dérivent sans contredit de cette source roman- tique, colorée et vivifiée par les contes de sa négresse. Mais elle a puisé dans Tair de France d'autres instincts. Le charme du livre de prose tient à ce qu'elle y narre sans déclamer. L'auteur y a ressuscité et rajeuni cet amour-goût, qui a été le délice de Tavant-dernier siècle. Et le faible du livre, le défaut de cette œuvre 200 LE ROMANTISME FÉMININ de gaminerie et de gentillesse, tient à la conclusion sérieuse que Ton y a cousue. Je sens bien que ce dénouement plein de sensibilité, ce ton exalté et jureur, ces airs penchés, ces men- songes de la tendresse sont prescrits par nos modes sentimentales. Mais je ne traite pas de Texactitude historique de la peinture ou de sa ressemblance avec les mœurs du temps. Il s'agit de savoir le mérite d'une œuvre d'art. Le Daphnis et la Ghloé de M""' Henri de Régnier n'en sont certes pas à ce point où le caprice et le jeu d'amour se transforment subitement en pas- sion ardente et profonde ; mais ils ont lu Tolstoï, qui leur a enseigné qu'il fallait être bon. Les pauvrets s'y appliquent : faute de mots justes pour exprimer avec simplicité une minute d'attendrissement fugitif, ils en arrivent à pervertir un sentiment vrai et les deux beaux enfants en restent déformés et estropiés ! A la der- nière page, leur petite paire de larmes inutiles nous est plus désagréable que la tache de sang. Jamais les nobles larmes n'ont souffert l'affectation, l'artifice, la volonté. L'hypocrisie contemporaine ayant obligé notre auteur au métier de pleureuse, il s'en est mal tiré. Telle est son étoile, bonne ou cruelle. Et voilà les fadaises que M""' de Régnier n'écrira jamais de bon cœur. Elle fera habilement la version ou le thème imposé par les convenances, elle n'y mettra ni conviction ni amour ; trop clairvoyante pour divaguer dans le ton des con- temporaines, trop incertaine pour les quitter et se re- trouver. La critique devrait élever des poteaux revêtus d'ins- MADAME DE RÉGNIER 201 criptions dans Tépaisse forêt où courent ces âmes obscures. La critique n'existe plus *. 1. Le dernier livre de Gérard d'Houville, Esclave, nous donne- rait à regretter plus vivement encore ce malheur des temps et des circonstances. Une pensée vraie, forte et triste, établit un fond magnifique; l'aventure presque tragique détermine un beau drame; le style, souple, s'anime parfois jusqu'à l'éloquence. Mais l'action est trop lente, le tableau trop fourni, les détails pittores- ques abondants jusqu'à l'inutile. Il aurait fallu dessiner, abstraire, condenser. Grand art, le plus noble de tous, et dont M"»* de Régnier eut la révélation, tout au moins une fois, le jour du distique. III MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS Tout poète sincère, fût-il né Shakespeare ou Vir- gile, confesse Tinfluence des lectures qu^'il a faites dans sa jeunesse : elles ont eu la même importance pour la direction de sa vie que la terre natale ou le sang paternel. Si le rêve consiste à émigrer de soi, il faut des excitants qui donnent l'idée du voyage et tracent le contour des rivages à visiter : l'imagination des hommes d'autrefois s'enflammait dans les contes de nourrices, sur les récits des voyageurs et des marins, surTancien fonds desmythologies religieuses. Aujourd'hui les livres nous concentrent toutes ces sources. Qu'ils soient sacrés, qu'ils soient profanes^ collectifs ou étroitement personnels, nos premiers rêves sortent des livres. Il y a plus de sot orgueil à le contester que de modestie à en convenir simple- ment. On ne peut donc exagérer le poids d'une lecture sur l'imagination solitaire d'une enfant vierge que le rayon de la poésie a touchée. Cette action, si elle s'exerce de bonne heure, ne s'arrêtera pas seulement aux thèmes, aux sujets de la rêverie^ elle descendra MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 203 jusqu'*au plus intime, et le mode de la pensée, le Pen- ser lui-même, dans la façon de se construire et de s'agencer, se trouvera atteint et modifié. Comme la feuille de chaque arbre témoigne d'un ordre d'inser- tion gravé à l'infini dans le germe de chaque germe, les esprits ont un 6t(jle qui préexiste à l'expression et au langage ; mais ce style n'est pas aussi arrêté et définitif que celui de l'innervation végétale : pendant les années de croissance, il est sujet aux plus curieu- ses métamorphoses, et Ton voit la race, l'énergie du climat ou celle de l'éducation alternativement contra- riées ou renforcées par la sorcellerie d'un poète for- tuif venu de l'autre bout du monde, qui se sera fait écouter. Née dans la grasse et verte Normandie, M''* Lucie Delarue n'a retenu des paysages de sa province que la brume noire et la pluie, dont se désolait son com- patriote Jules Tellier : « Je suis né, ô bien-aimée, un « vendredi treizième jour d'un mois d'hiver, dans un « pays brumeux, sur le bord d'une mer septentrio- « nale. » Ce qu'elle voyait à l'horizon de la mer natale c'étaient les promontoires confondus et les rives indiscernables de la pâle Thulé, ennemie des navi- gateurs. Si l'on voulait porter sur ses lectures de ce temps-là un diagnostic précis, générique, il faudrait dire qu'elle tenait à son chevet tous ceux de nos poètes que M. Léon Daudet a nommés, au juste, des Kamchatka. Elle se penchait avec préférence sur les plus abstraits et les plus abscons d'entre les derniers romantiques français ou belges, norvégiens ou russes. 204 LE ROMANTISME FÉMININ mais surtout, semble -t-il, Rimbaud, Laforgue, Maeter- linck, Verlaine,Kahn et Mallarmé. 11 est d'ailleurs pos- sible qu'elle n'eût jamais ouvert aucun de ces différents écrivains jusqu'à telle ou telle date précise à laquelle son art se trouvait déjà au complet. Mais celane signi- fie rien. 11 y a du Rimbaud, du Laforgue, du Mallarmé et du Maeterlinck, quoique latent et en puissance, tant chez Victor Hugo que chez François Coppée. 11 y adu Laforgue, du Rimbaud, du Kahn et du Verlaine, dif- fus et dilué, parfois accentué, dans les poèmes régu- liers d'Albert Samain, de Rodenbach, de M. Jean Lorrain, de M. André Gide et de quantité d'autres versificateurs ou poètes contemporains, qui se ren- contrent au hasard du journal ou de la revue. Quand on s'oublie à prononcer les noms de ces « artistes lit- téraires ^ », à propos des lectures du très jeune auteur d'Occident, on doit entendre que cette âme curieuse et cet esprit hâtif se pénétraient avec une ardeur particulière de tout ce qui flottait de mallarméen et de rimbaldique, de maeterlinkiste et de laforguien. Elle croissait dans ce tourbillon de fumées un peu lentes, veillant sur ses complications, attentive à ne rien exprimer que d'énigmatique et de personnel, en un mot cultivant l'idiosyncrasie comme un pot de fleurs. Mais, née imaginative, beaucoup plus imagina- tive que sensible et que passionnée, son goût du bizarre ne s'exerçait, en définitive, que sur les formes qu'elle trouvait dans son esprit : les mots, les ima- 1. L'expression est de M. Maurice Spronck, les Artistes litté- raires (Paris, Calmann-Lévy, 1890). MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 205 ges, le rythme, le style, matériel antique assemblé par la tradition, vieux capital civilisateur, qu'elle pre- nait plaisir à gâcher et puis à refaire de toute l'ardeur de ses sauvages petites mains. Quand on songe qu'elle aurait pu gâter aussi son cœur et compliquer irrépara- blement une fraîche nature, on est tenté de se féliciter des autres ravages, comme de la bénédiction du meil- leur des sorts. Les pires déformations qu'elle se soit permises sont relatives à quelques types verbaux qui ne dépendaient guère d'elle et qui n'en recevaient qu'un dommage très relatif, puisqu'ils subsistaient bien intacts dans la multitude des autres esprits. La joie de M"' Lucie Delarue était d'accommoder ses impressions à des sauces un peu bizarres, propres à la retrancher du commun. Hanter est déjà un bon verbe. Mais que direz-vous, grands-parents, de hmi- leur et de hanteiise ? Héler ne manque pas de sin- gularité. C'est une locution propre au métier des matelots. Mais je vais m^en servir comme si j'étais matelotte. Il existe des tours de langage un peu tri- viaux qui ont l'air de rouler les choses et les gens dans un tourbillon de poussière ou de cendre. 0 res- pectables grands- arents, vous m'en donnerez des nouvelles : Je suis la hanteuse des mers fatales Où s'échevèlent les couchers sanglants... Ma solitude orageuse s'y mêle Au désert du sable vierge de pas Et où, sans craindre d'oreille, je hèle Je ne sais quel être qui ne vient pas. Oh ! la mer ! la mer ! Toi qui es mon âme. Sois bonne à celte triste au manteau noir, Et de toute ta voix qui s'enflamme et clame, Hurle ta berceuse à son désespoir. Ellipse claire, ellipse obscure ; hiatus doux et hiatus dur ; fines condescendances, ordes vulgarités : les MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 207 tons fondus et les tons tranchés, ou voyants, se heurtent dans le même vers. La beauté de l'un est faite d'une allusion presque inextricable, la beauté de l'autre d'une vieille paire d'images très brusquement désaccordées, la laideur d'un troisième d'une image trop neuve, ou d'un couple contradictoire forgé sur une enclume sourde qui ne connaît point la pitié. Tous ces éléments dont l'auteur qualifierait la ren- contre de « spontanée » semblent, au contraire, as- semblés par le plus volontaire des jeux, pour le plus agressif des défis, dans le plus fantasque des rêves : caprices d'une petite fille, au surplus fort originale, plus encore désireuse de le paraître. Et cela revient, en somme, à Tétat d'esprit de Pe- trus Borel aux premières heures du romantisme, mais recommencé et revécu de bonne foi. On veut étonner le bourgeois, car il faut que le bourgeois soit saisi d'horreur. Il le faut, si l'on tient au véritable objet de la poésie, qui est l'exposition complète, l'ex- pression totale d'une âme : non de l'âme humaine dans son étendue et sa profondeur, mais bien de l'âme de cette jeune demoiselle dans ses différences et ses particularités. Il ne s'agit pas d'être le plus humain possible, mais d'être jusqu'au bout Lucie Delarue : et non point parce qu'elle est charmante, mais parce qu'elle est elle. Il s'agit donc d'être Elle, dans son elle au superlatif. — Ce langage m'exprime et m'exprime seul tout à fait, telle que je me sais, en ma personnalité fonda- mentale. Moi, je parle bizarre, comme d'autres parlent 208 LE ROMANTISME FÉMININ français. Le bizarre peut bien avoir Timpertinence de ne pas être beau : il est 7noi ; que puis-je désirer de plus ! Je serai de plus en plus mienne. Je trouverai, de mieux en mieux, en mon jargon privé, les doubles et les analogues de ma nature. Rien autre au monde ne m'amuse que de rencontrer soit dans les mots, les tons et les rythmes existants, soit dans ceux qui n'existent pas encore, les correspondances exactes de ceiiniique élément qui m'est personnel. Je me fabrique des reflets minutieux. Voilà mon principe et ma mé- thode. Voilà mon art. Le fait est que la jeune fille trouva souvent de ces ingénieuses images qui faisaient une projection vrai- ment pittoresque de son monde secret, de manière à causer au lecteur un degré à peu près pareil de plaisir et d'agacement : Grand ange désailé qui rôde dans ma vie, Ame, mon Ame ! Violon sans archet, triste barque sans rame. Ame, ô mon Ame inassouvie ! Toi qui voudrais aller autre part qu'où te mène Mon impuissante chair humaine, 0 mon Ame, âme trouille, âme en peine ! Mais un jour ceci paraît fade. Le bourgeois ne s'est pas fâché suffisamment. Le philistin ne bondit pas. Les grands-parents, hélas ! menacent même de com- prendre. Il faut approfondir les fossés en abîmes, éle- ver des murailles, les hérisser de tours et les denteler d'échauguettes contre ce vulgaire public, et c'est à MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 209 quoi l'on jugera être parvenue, en multipliant, dans quelques strophes bien senties, les échappées naïves de prosaïsme baudelairien, comme en ces Litanies féminines ou Madame la Vierge est prise à témoin de tous les péchés ; 0 dame ! regardez celles qui tournent mal, Les épouses en qui la chair ne peut se taire... Ou l'on invoquera devant le masque de la lune des imaginations très compliquées^, dans un vocabulaire très biscornu : Tu ris dans ta pâleur de cap guillotiné, Grimaçante d'horreur à l'œil halluciné, et l'on rira sous cape des lecteurs ignorants de l'éty- mologie qui se demanderont en quoi la lune ressem- ble à un cap ou comment un cap peut être guillotiné. Mise en verve par le succès, on recommencera, en re- doublant. On écrira le macabre Poème de la vie et de la mort : Quelle épouvante 1 Où fuir ! J'ai peur ! J'ai peur ! J'ai peur I On se souviendra de ce que Ton a lu sur les tentatives humaines « pour s'enfuir n'importe où hors du monde >, et l'on récapitulera, sur tous les airs connus, le Voyage, la Villégiature-à-la-campagne, la Morphine, TAlcool, la Dévotion, l'Amour, pour conclure avec une magni- fique bravoure : , Maurras. Avenir 14 210 LE ROMANTISME FÉMININ Ah ! qui me donnerait l'abrutissement 1 Qui me donnera l'abrutissement ? » Il faut savoir que ce sont là de simples « gaietés romantiques comme il n'a cessé d'en ruisseler sur les lettres françaises, de l'année des Ballades de Vic- tor Hugo à l'année des Blasphèmes de M. Richepin. Et le même scandale d'un habitant de la bonne pro- vince de Normandie aura sans doute suggéré (de plus en plus fort !) les strophes amusantes de ce Sommeil : Comme une que berça la viole d'amour, La belle toute en pâleur s'endort, Les volets joints avec, dessus, des rideaux lourds Pour empêcher sur sa tranquillité de mort Que ne vienne jouer l'estival clair de lune. Mais des gouttes de lune ont chu une par une... (Combien Tauteur a dû être ravie de ces vers-là 1 Ils laissent en effet loin derrière eux tous les vers ana- logues de ce M. Stuart Merril, jusque-là prince régnant de TAUitération, roi de l'Assonnance et empereur de la Gonsonnance bien redoublée.) Mais des gouttes de lune ont chu une par une... Aux fentes de ces volets joints... Et sur ses seins quiets où se croisent les paumes, Sur ses pieds sages réunis. Sur tout le luxe prude et raffiné du lit Où elle se coucha sans bagues et sans baumes, Ce corps sans robe d'or et sans huppe à la tête... MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 211 Les pieds sages, le luxe prude , dans cet aimable méli-mélo de couleurs, feront la joie de gens qui savent lire, comme le jeune auteur, en son extravagance, savait voir et interpréter. Il est presque agréable de trouver une note juste si follement placée. Folies pures, excentricités offraient ici le caractère d'être tempérées çà et là par un goût naturel, supérieur aux partis pris, par ce petit instinct de la pureté et de l'ordre, qui est toujours vivant dans les cœurs déli- cats et qui doit correspondre chez une écolière-poète à Finstinct de propreté chez la ménagère. Ce goût, cet instinct, ce bon ange élevait M'^" Lucie Delarue au- dessus de bien des embrouillamini ; au-dessus des neieres et des brumes, elle s'approchait du ciel clair par la pointe de ses rameaux. Un jour, enfin, le poète de rOccident épousa ce fils du soleil, le D' Mardrus, né au Caire d^une famille orientale. Ce n'est pas le lieu de détailler quelle gra- titude ont vouée les lettres françaises au traducteur des Mille et Une Nuits. Mais je pense qu'avant de l'ex- pédier à son imprimeur il a lu à sa femme cette ver- sion belle et nouvelle. Il n'existe pas beaucoup de lec- tures aussi fraîches, aussi brillantes, aussi riches en toutes sortes de plaisirs de l'esprit et des sens. Ce vaste recueil de contes arabes, traduits, dit- on, pres- que mot à mot, nous mène quelquefois à ce que les bonnes gens du désert appellerxt sous la tente, d'un langage mathématique, la limite de la satisfaction. Gœthe écrit je ne sais où : « Veux-tu les fleurs du printemps et les fruits de l'automne ? Veux-tu ce qui charme et ravit ? Veux-tu ce qui nourrit et satisfait ? Veux-tu dans un seul nom embrasser le ciel et la terre ? Je te nomme Sacountala et j'ai tout dit. » 11 ne faut qu'enlever un peu de verdure indienne, ajouter aux palmes et aux grenades des oasis le chœur des jeunes filles belles comme la lune, et la louange gœthienne peut s'appliquer aux Mille et Une Nuits. Mais elle paraîtra singulièrement incomplète à qui aura goûté comme il convient la joie des poèmes arabes qui y sont insérés. Ces poèmes tout grâce, tout fougue, MADAME LUCIE DELAllUE-MARDRUS 213 tout jeunesse, montrent une vivacité, une souplesse dont on ne se lasse point. Je laisse aux Orientalistes le soin de discuter le procédé du traducteur Mardrus. Un fait reste éclatant : le bon Galland nous avait laissé ignorer une douce forêt, un jardin de délices, ces vers improvisés des Mille et Une Nuits : Mardrus nous les a fait connaître, et cela dit tout. Il est notre éver- gète, et nous sommes ses obligés. Voilà pour le D' Mardrus. Il aura été Tévergète et docteur de M"* Mardrus. Une des pièces caractéristiques du deuxième recueil de la jeune muse, Ferveur, porte un petit hommage de gratitude très précise, qu'il convient d'isoler et de placer sur le socle, bien en lumière, si l'on veut avan- cer dans la connaissance de notre auteur. L'Occiden- tale écrit à répoux méditerrané : Toute ma sourde intimité D'ombre, de deuil et de mystère, D'horreur et de complexité A fui, pour quelque étrange et douloureuse sphère. Ton incompatible âme claire ; Mais toute ma bonne santé Se trempe au bain de ta clarté Comme un corps vigoureux se trempe dans l'eau claire. A parler franchement, je ne crois pas grand'chose de cette sourde intimité d'ombre et d'horreur. Quand le poète alléguait, dans le premier livre, Notre cœur gros d'angoisse et de mauvais secrets^ 214 LE ROMANTISME FÉMININ OU, dans Ferveur, quand on lui voit esquisser encore, d'un geste félin, son voyage à la découverte de cer- tains mauvais coins naturels, le « coin gâté » dont traijte M. Marcel Prévost, * Certain intime fond dont on ne parle pas, prenons garde que c'est, tout bonnement, la Poétique du romantisme qui dévide ses conséquences ; à force de creuser Tétrange, il faut bien en venir tôt ou tard jusqu'à la notion de ce que la rude antiquité nomma sagement Tlnfamie. Ce n'était pas de l'infamie (ni de la vertu) que s'occupait, en réalité, le génie pittores- que de M"" Mardrus. Elle n'eut le souci de « Fâme > que pour le plaisir d'en tirer un effet d'art. Ce qu'elle poursuit, c'est l'image coloriée, propre à traduire sensiblement ce qu'elle a senti : ce n'est donc pas la joie de s'éprouver, de s'affiner, de s'exal- ter, de jouer avec elle-même au moyen de sensations neuves provoquées par aucune curiosité. Son goût, sa passion me semblent d'une artiste ou d'une praticienne : elle songe à trouver des images qui soient l'exacte et subtile figuration de son sentiment ; quant à traîner, à peser sur ce sentiment, simple objet, simple thème, elle n'y songe presque pas. Cest son art qui est per- verti ; nullement sa nature ; la tête, non le cœur. Et cet art corrompu est bien ingénieux. Avez-vous observé combien les petits vers Toute ma sourde in- /zmi^^... montrent de netteté, comme ils disent préci- sément ce qu'ils veulent dire ? C'est un menu tableau MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 215 conjugal, dont l'intention allégorique transparaît à chaque touche. L^image, inattendue, définit, enclôt, circonscrit, plus encore qu^elle ne chante. Ce n^'est pas un petit bonheur : il n'est pas rare ici. Par la force et la vérité de ses colloques avec son seigneur et doc- teur, cet esprit autrefois obscur, ennuagé, précise ses moindres concepts. Il ne savait que peindre. Le voilà qui dessine de légers tableautins dans la manière de Verlaine et de M. Goppée [Du bout de ses tuyaux gris Dans le ciel fume Paris. Le jardin se ramifie Sur cette lithographie. Tout le long d'un rameau sec Les moineaux se font le bec.) On laisse de côté les outrances ; on en conserve juste de quoi donner du corps, de la couleur, un léger montant aux images. On dira par exemple ; ... Rien n'est plus nécessaire Que d'aimer toute chose avec des cœurs charnels. On s'écriera, dans un raccourci vif : Genève^, teints proprets et prunelles contentes... On diluera le pittoresque dans un peu d'éloquence ; on corrigera l'éloquence par un rude éclat de couleur : Va î tends tes bras à tout pour que tout soit ton bien, Hante, après la campagne aux heures parfumées, La Ville trépidante et ses nuits allumées. Que ton cœur soit solaire et soit saturnien ! On s'exaltera, fort paisiblement : 216 LE ROMANTISME FÉMININ Femme, amphore profonde et douce où dort la joie, Toi que l'amour renverse et meurtrit, blanche proie, OEuf douloureux où gît notre pérennité, ... Humanité sans force, endurante moitié Du monde, ô camarade éternelle, d moi-même! On s'appliquera aux douceurs de la compassion sur soi, aux violences de la révolte humanitaire ; on criera même un peu à l'idée de devenir mère, on gémira sur l'avenir et sur le passé. Pour le présent, on se retour- nera vers qui de droit. Cher ! cher ! presse-moi bien contre ton âme claire, Que je n'écoute pas, que je n'entende pas !... - « Le doigt levé », un « sage doigt levé », on mé- ditera sur les choses au lieu d'y rêver en tumulte comme au bon vieux temps ; on se livrera aux dé- bauches de la Pensée : Nous serons sur le banc que nous aimons le mieux, Et, levant un index grave qui certifie, Ta petite fera de la philosophie. Mais, par-dessus tout, on assurera son progrès dans le métier. On se perfectionnera dans Tart d'imaginer et de rimer. On en viendra à dévider une métaphore aussi congrùment et continûment que le père Hugo ; J'aime à songer aux mains de mon Ame, filant A l'aveugle...^ \ \ . MADAME LUCIE DELARUR-MARDRUS 217 Il y a douze vers sur les mains de l'Ame qui filent avec des tours et des détours d'une sûreté inouïe. Le romantisme, ici, tourne au Parnasse, heureusement sans trop de froid. Mais on garde, comme un souve- nir de temps héroïques, la religion de 1830. On s'at- tendrit, comme Verlaine, plus que Verlaine, sur l'orgue de Barbarie qui viendra moudre de tendres rengaines entre-croisées, Marguerite Gautier, Emma Bovary, Lamartine ; Si tu meurs aux trois temps d'une valse lointaine,.. Ces stances sont des plus caractéristiques. Elles révèlent une ironie indulgente, du regret, de la nostalgie et, tout au fond, le sentiment que le roman- tisme n'est jamais mort, qu'il existe peut-être un ro- mantisme éternel. Mais la petite pièce l'Orage à la fenêtre fait encore mieux sentir à quel point en est arrivée M'^'Mardrus. Selon son habitude, elle ne paraît point toute seule. Elle serre la main de son mari et lui parle bas : Contente simplement d'être à côté de toi, Encor que défaillante et la sueur aux tempes... Car, hors la dureté moderne^ nous étions — A la fenêtre avec de candides frissons — Un couple d'autrefois un peu mélancolique Qui regarde noircir V orage romantique. Quelques saisons plus tôt, le poète se fût mêlé à ce noir orage. Que dis-je ? Il nous l'eût barbouillé plus orageux que nature. Bien que le D' Mardrus (les dédi- caces de son grand livre en font foi) ne soit pas le moins mallarmiste des deux époux, il a dû mettre à 218 LE ROMANTISME FÉMININ la porte de son ménage quelques fantômes de détes- tables inspirateurs ; il a jeté dans le jardin les plus mauvais livres. Aussi la romantique est-elle en voie de s'apaiser et de s'épurer. S'éclaircira-t-elle ? C'est une erreur de croire que la raison ne soit que Tabsence de la folie. Mais il serait curieux de voir ce qu'une femme évidemment douée de l'imagination du langage saurait donner dans Tordre d'un art tout à fait sain. Celle-ci s'est rageusement complu à défaire le précieux composé auquel nos ancêtres avaient appli- qué leur génie. Gomment s'y prendra-t-elle si elle veut recoudre après avoir taillé ! L'osera-t-elle ? Et quel sera son pouvoir ? Entrevoit-on chez elle un goût do- minant qui soit capable de discipliner les autres, et les ordonner tout vivants ? Ce que j'ai lu permet de poser ces questions, mais ne permet pas d'y répondre. Un critique et un sage qui est grand admirateur de M""" Mardrus, M. George Malet, méprise nos doutes. Il affirme déjà la maîtrise du poète. « Pour ceux qui ne l'auraient pas senti, que dire ? » ajoute-t-il. « On ne prouve pas plus la beauté et la grâce d'une Muse que le charme d'une femme *. » S'il ne se prouve pas, le charme s'analyse, et celui-ci accuse l'incertitude et l'acidité du printemps \ 1. Gazette de France du 30 juin 1902. 2. Le dernier volume de M"»» Mardrus, Horizons, nous montre les progrès remarquables ou, pour tout dire, merveilleux, et j'en conviens, presque inattendus, de son art, au point de l'élever brus- quement au tout premier rang. Cet art devient plus sain, en même temps qu'il prend des forces. Il faut constater que le démon de la perversité y gagne d'un autre côté. Dans sa vive et pénétrante intelligence, le jeune poète a fort bien saisi le parti que tiraient de . MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 219 leur état de femmes les auteurs de la, Nouvelle Espérance, de l'In- constante et de Psapphâ. Elle s'y est mise à sou tour... N'a-t elle pas trop bien réussi dans cette direction nouvelle? Je ne parle pas des poèmes comme celui qui paraît répondre au chaste vœu de M. SuUy-Prudhomme, le Refus, où sont traités certains détails dont les dames du temps jadis néglig^eaient de nous faire part eu public (leur « corps mensuel », par exemple), car il est bien pro- bable que l'expres-^ion lui a paru drôle et Ta séduite; mais je prends au hasard d'autres caractéristiques du système adopté : Ceux-là qui ne m'ont pas aimée et pas comprise, Ceux-là qui ne m'ont pas souri, je les méprise. Tu rougiras et pâliras sous le tourment De te sentir toujours différente des autres. Je baiserai longtemps mes mains qui me sont chères, Connaissant que je suis pour moi-même quelqu'un Qui seul devine à fond mon cœur et ses mystères. L'ardeur... l'amour... Comment oublier que chacun Porte son sexe ainsi qu'une béte cachée ? Quelle confirmation ce nouveau livre d'Horizons vient apporter à l'esprit et aux conclusions de cette étude I Me faut-il ajouter en marge que nos romantiques sont en train de se gâter et de se per- vertir l'une l'autre ? El moi aussi, j'ai ma petite âme ! a fini par s'écrier M""* Mardrus. Et elle l'a montrée. IV LA COMTESSE DE NOAILLES Grecque et roumaine d^origine, née à Paris, élevée en France, devenue Française par son mariage, M""* de Noailles a dédié le premier recueil de ses vers « aux « paysages d'Ile-de-France, ardents et limpides, pour « qu'ils les protègent de leurs ombrages ». Elle s'est écriée, dès la première pièce, « ma France ! » et cette prise de possession forme un petit hymne au « pays». « Les chansons de Ronsard », « le cœur de Jean Ra- cine », sont invoqués d'un accent qui ne manque pas de piété. Mais le même livre a pour titre « le Cœur innombrable », et cette alliance violente d'un adjectif avec un nom qui n'est pas fait pour lui sentait son étrange pays et ne laissait pas d'inquiéter. L'inquiétude se confirme par la suite du livre ; on ne tarde pas à s'apercevoir que, si Racine et Ronsard sont aimés ici, ils n'y sont aucunement préférés. Le suffrage qu'on leur accorde est très partagé. Une petite âme gloutonne s'est contentée de les convier à la posséder, en commun avec une nombreuse société de poètes inférieurs. Les véritables favoris sont bien plus récents et moins purs. Pour la quatrième fois, LA"^ COMTESSE DE NOAILLES 221 nous avons à saluer l'influence persistante et vivace des romantiques sur le plus brillant esprit féminin. C'est bien d'eux que M"'^ de Noailles a mémoire quand elle songe, écrit et vit. La face épanouie de la lune Témeut à peu près des mêmes pensées qui auraient visité rimagination d\me affiliée du Cénacle. C'est la rêverie de Musset devant Phœbé la blonde. A propos d'animaux, des « sobres animaux », quand elle les admire et les salue un à un, en suppliant une divinité champêtre de la rendre elle-même pareille à ces bes- tiaux suaves, (Rendez-nous l'innocence ancestrale des bêtes !) le souvenir de Baudelaire s^entrelace à celui de Vigny, qui voulait que les animaux fussent nos « sublimes » modèles. Enfin, elle s'est exercée à fusionner, sur les savants exemples de Victor Hugo, le matériel et le mystique, le pittoresque et le rêvé, le sentiment et la chair : f Ah ! le mal que ces deux cœurs, certes, Se feront ; Le vent éperdu déconcerte L'astre rond, La lune au ciel et sur l'eau tremble, Rêve et luit ; Nos deux détresses se ressemblent, Cette nuit. Il monte des portes de l'âme Un encens ; C'est Vappel du cœur, de la flamme Et du sang. 222 LE ROMANTISME FÉ3IININ Nous avons distingué des imitations que l'on fait comme des devoirs ces reprises sincères et fiévreuses, que l'auteur dirait pleines de cœur et pleines de sang. A la fougue, à la vérité, au naturel, se reconnaît rinvention. C'est seulement une invention qu'il faut dater et situer. Laissons donc Ronsard et Racine. Voici le centre du poète, voici la date fatidique de son avènement au ciel troublé de la poésie : Dix-huit-cent- trente. S'il était possible d'en douter, nous n'aurions qu'à ouvrir ce TomdiU, la Nouvelle Espérance, nouYe£(n Werther qui nous ressuscite à la lettre les sentiments de la génération de René et de celle d'Adolphe, avec cette couleur précise du costume et de la parure que la vogue de 1830 y vint ajouter. « Mélancolie ! mé- « lancolie I axe admirable du désir ! Faiblesse du rêve « à qui aucun secours, hors le baiser, n'est assez « proche ! pleur de l'homme devant la nature ! éter- « nel repliement d'Eve et d'Adam !... » Ceci fixe la qualité des lectures prépondérantes. Le sens de l'antique est plus pur que chez Renée Vivien ; on ne trouve chez la comtesse de Noailles aucune réminiscence, même confuse, de l'Océan bar- bare, ni des troubles particuliers à la conscience chré- tienne. La demi-grecque oublie la notion du péché. Elle songe la Mort comme l'ont songée les plus an- ciens d'entre les Anciens. C'est un obscur endroit d'où l'on pense à la vie avec quelque regret et d'où l'on veut savoir les nouvelles de notre monde. Les morts sont consolés, quand un trou creusé dans la terre insi- nue jusqu'au séjour où l'ombre se mêle à la cendre, un LA COMTESSE DE NOAILLES 223 rajon de miel, un filet de lait et de vin. Le poète raf- finé du Cœur innombrable charge un faune de ses commissions pour le Styx, mais la collation rituelle est augmentée d'un mets nouveau : c'est le don royal d'elle-même, et ce présent fait à des Ombres, qui n'en peuvent goûter (elle le dit), pourra paraître assez mé- chant : Dis-leur comme ils sont doux à voir^ Mes cheveux bleus comme des prunes, Mes pieds pareils à des miroirs Et mes deu^ yeux couleur de lune, Et dis-leur que, dans les soirs lourds, Couchée au bord frais des fontaines, J'eus le désir de leurs amours, Et j'ai pressé leurs ombres vaines. Cette offrande fera voir en quel sens baudelairien la comtesse de Noailles transforme Tantique. On le sentira mieux en lisant un autre poème, moins réussi, l'historiette de la petite Bittô. Bittô bergère vient de se donner, en une vingtaine de strophes, à son ber- ger, Criton. Quand elle est bien vaincue, le poète pousse une exclamation : Comme elle est grave et pâle,,, et continue : Bittô, je vous dirai votre grande méprise. Le commentaire des méprises de Bittô dure six bonnes strophes, où la vagabonde pensée noue et dénoue, sans rien indiquer de bien net, de molles écharpes. L'objet s'est évanoui dans le rêve, le sujet 224 LE ROMANTISME FÉMININ dans la paraphrase el réglogue dans un lyrisme intem- pestif. Voici réquilibre rompu entre les figures vivantes et le mouvement dont on veut qu^ elles soient animées : ces flgures paraissent, dès lors, tout agitées et consumées du feu intérieur, en une heure où Tàme devrait se reposer, languir. Les Anciens n'auraient jamais péché ainsi contre Tordre. Sans l'ordre qui donne figure, un livre, un poème, une strophe n'ont rien que des semences et des éléments de beauté. Le second recueil de M"" de Noailles, VOmhre des jours, précise la valeur de ces éléments précieux. 11 achève de révéler quel trésor de puissance poétique accumulent certaines natures frémissantes. La sensibilité diffère de Tart ; mais elle est la ma- tière première de Tart. Un certain degré de sensibi- lité, également distribuée et répartie, peut suppléer à la raison et tenir la place du goût. Or, Fexcès fait la loi ici. Bien plus, de cette belle et forte sensibilité naturelle, une volonté résolue abuse méthodiquement. La jeune femme ne se complaît qu'à sentir, à se voir sentante et souffrante. Sa frénésie de sentiment, tou- jours consciente et voulue, la dévoile, Técorche même, afin de la faire apparaître plus nue. Le poète de V Om- bre des jours se soucie donc de moins en moins de forger des représentations cohérentes, des images sui- vies, mais dans la négligence, se font les rencontres heureuses : J'entendrai s'apprêter dans les jardins du Temps Les flèches de soleil, de désir et d'envie Dont l'été blessera mon cœur tendre et flottant. LA COMTESSE DE NOAILLES 225 Le poète abandonne semblablement les descriptions, auxquelles il s'appliquait jadis avec une méritoire constance, et ces héros obscurs du jardin potager, haricots, radis, fleurs de pois, auxquels était dévoué le premier volume \ sont relégués en un second plan à peine sensible. Ce que Fauteur demande désormais aux arbres, aux buissons, à la nature entière, c'est d'exciter ses nerfs, d'extasier son rêve, de lui appor- ter Toccasion du mouvement passionné. A ce titre, les vraies fleurs, ces fleurs du vieux temps qui char- mèrent tous les poètes, refleurissent dans le jardin qui leur avait préféré des légumineuses. En l'absence des roses, jugées sans doute un peu trop simples, voici déjà brûler dans l'air amoureux de la nuit « l'hélio- trope mauve aux senteurs de vanille ». A la descrip- tion se substitue donc une émotion, mais élancée, autant que faire se peut, des régions les plus végéta- tives et les plus nocturnes de l'âme : Mon âme si proche du corps ! • ... Mon âme d'ombre et de tourment Et celle qui veut âprement Le sana^ de la tendresse humaine ! ... 0 mes âmes désordonnées ! Ces petites âmes diverses, avides, curieuses, bru- tales, — un physiologiste dirait : ces petits centres 1. G était l'application littérale du programme démagogique de Hugo : Plus de mots sénateurs, plus de mots roturiers, etc. Encore Hugo ne fit-il pas tout ce qu il prêchait. Mais l'esprit féminin veut de la logique. Maurras. Avenir 15 226 LE 1I0MANTIS3IE FÉMININ nerveux de systèmes inférieurs — ces âmes d^impres- sion plus que de réflexion et d^'organisation, ces petites volontés toutes sensuelles sont expressément chargées de tout passionner. Un train qui part, « le beau train violent », est invoqué comme le « maître de l'ardente et sourde frénésie ». Dans le thème d'amour, le détail de physiologie alterne avec le cri : Ah ! tant de plaisirs et de larmes ! Tu ne dors, ne ris, ni ne mauges, Mais n'importe, c'est le bonheur î Un tel état de tension morale ne peut manquer de laisser jaillir, en aigrettes ou en étincelles, de purs et nobles agencements de syllabes, tels que le début de la deuxième strophe, dans le Dialogue raarin^ où la double épithète accordée à la mer pourrait être du plus magnifique poète : Visage étincelant du monde^ battement Du temps et de la vie !... Il va sans dire : ce ne sont, ce ne peuvent être que des fragments. Nulle composition réelle, quoique l'au- teur sente toujours où il va et, de biais ou de droit, qu'il y puisse toujours aller. Ni providence, ni pensée. Les éléments se groupent, selon leurs poids ou leur venue. Ne lui demandez pas de «soigner» autre chose que ses clameurs. La Nouvelle Espérance, véritable roman-poème animé d'une rare passion, est conçue n'importe com- ment et le train du récit marche comme il peut. Une jeune dame qui s'ennuie essaye d'aimer son mari, et, successivement tous les amis de ce mari. Elle trouve enfin, un peu en dehors de son ejitourage ordinaire, quelqu'un à qui se donner. Mais cet amant aimé n'est cependant pas le bonheur, pour deux raisons majeures: il n'y a pas de bonheur pour Sabine et, de plus, cet amant ne peut être toujours à sa disposition. Certain soir dont le lendemain semble vraiment trop long à vivre sans lui, Sabine s'arrête à la pensée de mourir. Cette fin qu'on traite d'absurde paraît la seule rai- sonnable si l'on comprend la donnée première. Encore la mort même n'est peut-être pas assez calme, assez froide, assez « morte » pour éteindre éternellement ce forcené démon d'amour qu'il s'agit de tuer *. Tout le démoniaque, dans ce livre, est parfait. Quand il s'agit de peindre des personnages que le démon d'aimer n'agite pas, qui sont « lâches devant l'amour », ou quand il faut imaginer des anecdotes, des aventures, des circonstances, le livre tombe. Non faiblesse. Non parti pris. On dirait plutôt ironie et 1. Le même démon fit dire au poète : Et ma «endre sera plus chaude que ma vie. 228 LE ROMANTISME FÉMININ négligence. Pourquoi machiner, composer ! Un seul point a de l'intérêt ; ce qui se passe dans une âme quand elle aime ou qu'elle erre dans les environs de ramo(ir,la rencontre de ceux qui s'aiment, leurs con- versations, ces étreintes, ces « caresses immatérielles des âmes ». Un artiste plus docte aurait effacé tout ce qui n'est pas cela. Celui-ci s'est contenté de le gribouiller. Mais il s'est enfoncé de toutes ses forces dans l'analyse du désir de la passion et dans la for- mule, aussi réelle que possible, de cette passion enfin trouvée et sentie ^ De grands poètes qui exposent les infortunes des amants veulent nous émouvoir de pitié ou d'horreur. Celui-ci n'a aucune arrière-pensée théâtrale. Il n*a point d'autre but que de dire l'amour, ou plutôt de le confesser. Il nous confesse son amour. Je voudrais oser dire qu'il l'extériorise. Comme le jeune auteur d'Occide?it tendait à trouver des paroles qui pussent la dire, vivante, vraie, dans les caractères particuliers de son imagination, le jeune auteur de la Nouvelle Espé- rance cherche à faire voir avec vérité ce que c'est que son cœur de femme, conçu, non au repos, où il n'est point lui-même, mais au plus vif, au plus rapide, au plus effréné des mouvements qui mettent le fond bien à nu ; non dans le rêve et dans l'attente, mais à la fleur des heures où brûle le plus haut sa plus chaude flamme d'amour. Je suis loin de nier Féminente curio- 1. Dans un livre suivant, M""» de Noailles a pris le meilleur parti. De circonstances, cranccdotes, d'aventures, il n'y en a plus du tout dans le Visage émerveillé. LA COMTESSE DE NOAILLES 229 site du spectacle. Cependant, ces efforts de description intérieure participent de la science plus que de Tart. Il me semble que le succès en sera toujours relatif. Si, d'un tableau à un autre, il n'existe jamais de copie parfaite, comment serait-on jamais satisfait de la ver- sion de nos états intérieurs dans le langage extérieur, de notre vie propre dans un mode qui est commun et qui doit Têtre * ? Quelque concret et sensuel que soit un style, les mots sont toujours une algèbre, leurs symboles ne feront jamais la réalité : ils ne la refléte- ront même pas. Aussi n'est-on jamais satisfait, même de l'outrance, et faut-il toujours la porter plus avant. Par essais graduels, par entraînement méthodique, les phéno- mènes insensibles ou à peine perçus jusque-là prennent une forme distincte. L'hyperesthésie maladive s'ac- centue volontairement et s'accompagne de perversions bizarres. La couleur des mots apparaît, leur arôme s'annonce. En même temps qu'il se colore et se par - fume, l'univers intellectuel commence à revêtir un aspect plus aigu, dont le patient commence à souffrir. Ce qui chatouillait blesse, ce qui blessait déchire. Cette tension nerveuse, développée, accrue par la volonté complaisante, devient un jour insupportable ; comme le gentilhomme dont M. Huysmans a dressé la mono- graphie, on commence à se trouver assez mal portante ; comme Sabine de Fontenay, on court chez le docteur, — Docteur, cela va très mal. Il lui répondit : 1. C'est le contraire du proprte communia, dicere. 230 LE ROMANTISME FÉMININ — D'abord, asseyez-vous tranquillement. Mais elle reprit : — Je n'ai pas la force de m'asseoir tranquillement, on ne se repose que quand on est bien portant. — Elle ajouta : — Il faut que vous me guérissiez tout de suite, f je vous en supplie, de 'cette douleur que j'ai dans la nuque tout le temps, et d'une tristesse qui me met des larmes dans toutes les veines. Il lui conseilla le calme, le sommeil, la nourriture II la pria de regarder doucement la vie, indifférente et drôle. Il Vassura des plaisirs prudents qui attendent Vobser- vateur et V amoureux de la nature. Elle lui dit : — Alors, docteur, le soleil et les soirs violets, et des bouts de nuit où semblent s'égoutter encore les lunes qui furent sur Agrigente et sur Corinthe, ne vous font pas un mal affreux ? Le docteur répond que la pensée des vieilles lunes lui est, au contraire, bien reposante. Sabine s^en va indignée, en se disant : « — La satisfaction seule console. La faim, la soif et le sommeil ne se guérissent point par tel envisa- gement de Tunivers, mais par le pain, l'eau ou le lit, et de même la douleur ne se guérit que par le bon- heur. » Mais ridée du bonheur elle-même s^est aiguisée. Son amant lui a demandé un jour : — Qu'est-ce qu'il vous faut, à vous, pour que vous soyez heureuse ? Elle tourna vers lui ses yeux d'enfant brûlante, appuya sa tête contre Tépaule de Philippe et répondit : — Votre amour. LA COMTESSE DE NOAILLES 231 Puis, jetant dehors sa main nue, faible, puissante, elle ajouta : — Et la possibilité de V amour de tous les autres. Quelque temps après, elle ajoute, dans une lettre, autre chose d'infiniment plus net : « Ce n'est pas « vous que j'aime ; j'aime aimer comme je vous « aime. Je ne compte sur vous ponr rien dans la vie, « mon bien-aimé. Je n'attends de vous que mon « amour pour vous. » Ainsi un certain degré d'attention sur soi-même en arrive à faire tourner jusqu'à l'amour, comme le mau- vais œil faisait jadis tourner le vin. Oui, Famour se meurtrit, une fois revenu dans le cœur aimant qui ne Tavait créé que pour se répandre et se fuir. Il se résorbe dans cet élémentaire amour de l'amour que tous les psychologues distingueront de Famour vrai, dont il est la corruption ou le résidu. L'amour de l'amour tue l'amour, observait-on plus haut. Ou peut- être n'existe-t-il que pour avoir tué l'amour. Aimer Famour, c'est s'aimer soi : le livre qui le montre atteint par là un rare caractère de profondeur et de vérité. A force de s'aimer, à force d'accorder à chaque fragment, à chaque minute de soi l'indulgence abso- lue et l'adoration infinie, il arrive qu'un de ces frag- ments, éphémère hypertrophié, devient le meurtrier des autres : il ne peut même plus supporter la pensée des instants à vivre, s'ils ne sont identiques à lui, s'ils sont autre chose que son propre prolongement, et l'être à ce degré de despotisme n'aspire plus qu'à s'anéantir : il s'anéantit et se dissout en effet, par 232 LE ROMANTISME FÉMININ amour absolu de soi. « Tu es loin, écrit Sabine à son amant, tu es loin, il faudrait vivre demain sans toi. Je ne peux pas. » Le premier coup de minuit qui sonne aura probablement raison d'elle toute, comme elle a eu raison de tout. Je ne sais pas de suicide romantique mieux motivé ; on y peut voir, toucher comment une anarchie profonde défait une personne, aussi exactement qu'elle décompose un style ou un art, une pensée ou un Etat. LEUR PRINCIPE COMMUN Si j'ai bien lu ces livres de femmes et qu'une erreur fondamentale ne m'en ait pas voilé le sens, toutes quatre méritent donc d'être rattachées à l'évolution littéraire et philosophique que résument les noms de Jean-Jacques Rousseau, de Chateaubriand et de Hugo. Ces têtes féminines, pleines de révolte pensive et de fiévreuse méditation, nous composeraient une formule aussi parfaite que complète du Romantisme. Le mot a été répété dans l'analyse et l'appréciation de leurs œuvres. Il s'imposait absolument, et l'on ne pourra plus étudier le Romantisme sans songer à M'^' Renée Vivien, à M°*^ de Noailles, de Régnier et Mardrus : en le ressuscitant et en l'amplifiant, elles l'illuminent. 1° L'origiîie étrangère. Si, en effet, le romantisme, dans son rapport avec nos âges littéraires, se détinit par un arrêt des tradi- tions dû à Torigine étrangère des auteurs et des idées qu'ils mettent en œiivre, la définition convient aux auteurs de Psapphâ et de la Nouvelle Espérance, comme à celui de V Inconstante ; elle est à peine con- tredite par Fauteur à^Occident et de Ferveur^ puisque, en devenant M"' Mardrus, M'^* Lucie Delarue est un peu sortie de nos races. Un jeune écrivain nationaliste, qui les admire autant que moi, M. Dauchot ', les traite sans détour de « métèques indisciplinées ». Il leur reproche de bénéficier des avantages français, mais de ne point « accepter la discipline nationale ». L'accusation, d'une justesse rigoureuse, nous rappelle que la Nouvelle Héloïse a été écrite par un Suisse, le livre De VAlle- mage par une Suissesse d^origine prussienne, et que Lélia compte parmi ses ascendants directs les Slaves et les Germains du sang de Maurice de Saxe. L'indis- cipline de nos jeunes métèques ne fait donc que con- tinuer une tradition qui, pour avoir été introduite 1. L'Idée du 1" mai 1903. LEUR PRINCIPE COMMUN 235 chez nous, est cependant restée distincte des vraies Lettres françaises. Il faut sentir l'hétérogénéité de Sand, de Staël et de Rousseau ou s'abstenir de cen- surer leurs héritières ; celles-ci ne sont rien qu'une onde, la dernière, de cette invasion gothe qui se rua sur nous par Téchancrure de Genève et de Coppet. Objecter que ces contemporaines nous arrivent plu- tôt du midi que du nord ou de l'est, et nous approvi- sionnent d'éléments helléno-latins, ne serait pas une défense bien sérieuse. La Grèce, FEspagne, l'Italie d'aujourd'hui, la Dacie elle-même, où les dialectes latins se sont gardés assez purs, ont été plus subju- guées encore que notre France par le germanisme des cent cinquante dernières années ^ Depuis la fin du haut moyen âge, la France est le boulevard de la Glassicité ; qu'il cède, elle cède en Europe. La pré- dilection de l'empereur Julien, ce fidèle des anciens dieux, semble avoir désigné Paris pour l'héritier direct du monde classique. Nulle terre en Europe ne donna des leçons de goût à l'Attique moderne. L'Eu- rope entière est barbare, en comparaison ; rnais, depuis que l'influence française diminue et qu'elle procède d'un génie moins pur, la barbarie universelle n'a pu que s'accroître. Dans toute l'Europe méridionale, la haute société 1. Ceux qui m'objecteront l'origine danubienne de Ronsard n'au- ront pas réfléchi, que, avant la Réforme, la culture romaine s'éten- dit à la chrétienté tout entière. La Germanie n'existait point à l'état de protestation contre cette culture. Il y avait bien des sau- vages et des sauvageries, mais il n'y avait point de barbarie cons- tituée, comme aujourd'hui. La Civilisation n'était pas contrefaite. 236 LE ROMANTISME FÉMININ représentée par les cours, les compagnies savantes représentées par les universités, ont subi la civilisation des Anglo-Saxons ou se sont rattachées à la médiocre demi-culture des Allemands, qui sont de simples can- didats à la qualité des Français. Il suffît de causer une heure avec les compatriotes du Tasse, d'Aristophane ou de Cervantes, pour admirer avec tristesse la réelle déchéance des nations privilégiées. Nous valons mieux qu'eux, malgré tout, et nos esprits sont moins touchés. Une Renaissance clas- sique peut encore se produire au milieu de nous, et c'est, par exemple, en se courbant sous notre loi, en retrouvant nos traditions, en les interprétant, qu'un Athénien comme M.Jean Moréas est parvenu à retrou- ver le style brillant de ses pères. La France était le seul lieu d^'Europe qui lui convînt. Son germe était en lui, mais le germe ne pouvait percer, ni fleurir qu'au soleil de Tlle-de-France. Tout ce qu^'on nous apportera de proprement, et d^'essentiellement étranger, fût-ce d'Annunzio ou même du divin Carducci, montrera, relativement à l'ensemble des œuvres françaises, un caractère de romantisme essentiel. Que les quatre sirènes fissent donc revivre chez nous, avec l'ardeur de leur âge et de leur talent, toutes les habitudes propres au romantisme, il était nécessaire et juste, il était beau, décent, parfait que leur sang ne fût point de veine française très pure. En elles s'incarne et palpite l'argument que l'histoire nous avait suggéré. 2° Uétrangetés en perversions. Mais le romantisme se connut pour ce qu'il était. Il aima en lui ses qualités de barbare. Etranger, il aima l'étrange. Non seulement il l'accueillit, mais il l'afficha en s^efforçant de déterminer dans le goût public une révolution qui assignât à l'art d'écrire, comme au plaisir de lire, des objets tout à fait nou- veaux. Un plaisir de surprise est inséparable du vif sentiment de Fadmiration ; mais le romantisme chan- gea les facteurs de ce plaisir. Autrefois on était émerveillé de la conduite et de la disposition d'un poème : les effets inattendus ne naissaient point de la nouveauté du sujet choisi. L'in- différence de l'art grec au renouvellement de ses thèmes tragiques ou lyriques lui est reprochée de nos jours, à l'égal d'une infirmité. Les vrais maîtres riraient du besoin maladif qui nous fait exiger de la matière du poème la petite émotion que leur donnait uniquement la manière de la traiter. Pour eux, cette matière était chose commune, et, donnée plutôt que trouvée. Dans Tœuvre toute seule devait éclater la distinction de la personne du poète. Encore ce poète tirait-il son orgueil et sa force de la puissance de son 238 LE ROMANTISME FÉMININ génie, non de la qualité singulière de sa nature. En romantisme, le principe est renversé : il faut être un original. Les objets singuliers et rares sont préférés aux beaux objets. Ce principe a été constamment en vigueur, même parmi les romantiques adoucis, corrigés, qu'on a nom- més des Parnassiens. Le plus grand de tous en a logi- quement déduit les conséquences, lorsqu'il a professé dans les Fleurs du mal, la haine de la norme, l'amour de Taccident, le blasphème des lois et la religion du péché. Gela n'allait pas toujours aussi loin. Quelques-uns se contentaient de changer de costume et de faire les Chinois ou les Turcomans. D'autres fois, au contraire, la mascarade fut surtout intérieure ; Ton s'appliqua aux passions qualifiées de contraires à la nature : — Fumer de l'opium dans un crâne d'enfant, Les pieds nonchalamment allongés sur un tigre ! Mêmes directions, on Ta vu, chez M"* Renée Vivien, et le goût, délicat mais net, du pervers se retrouve dans les poèmes virginaux de M"" Mardrus. Sensuelle chez la première, la perversité est littéraire et grammaticale chez la seconde. Un vif libertinage de l'imagination fait le caractère essentiel de Fauteur du Cœur innombrable^ qui a vidé entre ses pages, avec art et mesure, tout le sachet secret de Tessence la plus hardie : qu^'un vers inoffensif y reçoive la tra- duction, l'interprétation scélérate, cela est presque LEUR PRliN'ClPE COMMUN 239 désiré, peut-être voulu. L^auteur coimaîL son temps. Elle le traîne au sillage de son parfum. Seule^ M'"8 de Régnier, magnifiquement douée pour un art classique, dédaigna un peu ce moyen de nous intéresser à sa poésie. Elle se rattrape autre part. Sa prose multiplie ces coquetteries d'invention, ces gami- neries du langage, d'où rejoindre et passer la mali- gnité de ses sœurs. Installées sur la gabarre de leur vieux maître, elles cinglent, voiles ouvertes, d'un cœur où le pervers est loin de chasser le naïf, sur le fleuve de la « damnation » esthétique, « au fond de Finconnu pour trouver du nouveau ». 3° L'indépendance du Mot. Si, au lieu de le définir par ses origines ou par ses intentions, on analyse les effets littéraires du roman- tisme ; si Ton se rappelle qu'ail désapprit aux écrivains tout art de composer, qu'il nivela profondément les éléments du discours, qu'il plaça le Mot sur un trône, qu'il chassa la beauté au profit des beautés, ces malheurs se retrouvent, à des degrés divers, dans les livres que nous venons de citer et d'extraire. La moins touchée à cet égard, M""" de Régnier encore, ne fait pas toujours exception. Mais Thabile calligraphie par- nassienne de M^^' Renée Vivien ne lui a point donné le moyen de construire seulement une strophe com- plète. Et toutes quatre excellent au chef-d'œuvre du romantisme : les vocables reçoivent ce poids matériel, cette valeur physique, ce ton, ce goût de chair qui, de nécessité, ralentira le mouvement, mais augmen- tera la puissance de suggestion. Ainsi se réalise le composé le plus sensuel et le plus capiteux qui se puisse obtenir avec de l'encre et du papier. Chez Tune, les mots, qui lui sont arrivés parfumés et coloriés par ses prédécesseurs ^, deviennent 1. Toute l'école de 1882 a vécu sur la théorie du mot-couleur, LEUR PRINCIPE COMMUN 241 sensibles au toucher des papilles de notre main. Une autre, en les faisant entrer dans des combinaisons trop neuves, les fait aussi hurler entre eux de se voir ac- couplés : les tons juxtaposés qui déchirent l'oreille frappent l'imagination et s'imposent au souvenir. Enfîn^ pour une troisième qui est la plus folle du Mot, non seulement en art, mais dans la sensation des pas- sions de Tamour, le mot est employé aux caresses d'un sens nouveau. Sabine de Fontenay pousse la sensualité verbale à un degré voisin de Thallucination, mais Fauteur réus- sit à en faire admettre le paroxysme : « Où, — s'écriait-elle, en se tenant la tête comme « devant un danger, un accident, — où, dans quelle « portion de l'air puis-je goiUer la forme délicieuse « et mouillée de certains mots que tu dis ! » Gardons-nous cependant de prendre ces lignes pour un cri de passion. Elles découlent d'une Poétique se- crète. — « Vous aimez beaucoup le mot « cœur » ? — « Oh 1 oui, avoua-t-elle, n'est-ce pas ? C'est le « mot charnel et sensible, le mot rond dans lequel il « y a du sang. « Et le mouvement de ses mains modelait ses « phrases. » du moL-parfum, du mot-chose, qui est elle-même la conséquence de la théorie du mot-Dieu, nomen numen, que Victor Hugo ensei- gna quarante ans plus tôt : Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant. Cet être vivant s'émancipa par le romantisme des liens de la raison et même de la signification. Après Hugo, avant M, Ghil, Arthur Rimbaud avait établi une gamme de la coloration des voyelles A noir, corset velu... Maurras. Avenir 16 242 LE ROMANTISME FÉMININ Voilà le dernier cercle de la méprise. Il fallait y tomber du moment que l'on se mettait à écrire dans la seule intention de se traduire, soi. Dupe de soi, il faut être dupe du mot. On veut sentir tout ce qu'on est; on veut nommer tout ce qu'on sent. On est donc amené à sentir bien au delà de la normale. Folie, névrose est vite dit. Des pathologistes su- perficiels pourront seuls s'en tenir à ce diagnostic. Si l'on veut bien étudier les antécédents de la névrose, il faut relever là l'aboutissement nécessaire des for- tunes du mot, depuis Hugo et Lamartine jusqu'à Ver- laine et Mallarmé. D'élément subordonné à la syntaxe, le mot est de- venu, avec le romantisme, élément principal. Chez Mallarmé, les mots s'arrangèrent sur le papier d'après leurs attraits mutuels et leurs exclusions réciproques : affinités, appels, contrastes purement mécaniques, qui n'exigeaient aucune opération de l'esprit du poète, ni son choix, ni son jugement : seule opérait la faculté élémentaire de sentir et d*associer spontanément les images. Les théories esthétiques de Mallarmé auraient pu s'appliquer sans réserve pour une espèce d'animaux à laquelle eussent fait défaut les facultés supérieures de l'intelligence. Pour des hommes complets la gageure est plus difficile. Les disciples de Mallarmé n'ont jamais été bien ardents, ni bien exacts à se mutiler de la sorte. Ils avaient conscience de la futilité du jeu. Peut-être sentaient-ils qu'à trop vouloir rétrécir l'enceinte de l'âme, on la diminue en effet. LEUR PRINCIPE COMMUN 243 La jeune école féminine est moins prudente. Avec raison. C'est un plaisir de femme que d'assortir les mots comrxie des étoffes. De subtiles analogies de sentiment et de sensation, mal démêlées ou conçues fugitivement par les rudes esprits virils, sont au con- traire ici éléments naturels, quotidiens, de la vie de rame.On reprochait aux mallarmistes d'autrefois de se montrer scandaleusement féminins : ces mallarmistes d^aujourd^hui le sont très légitimement. Une seule différence : elles ne se résignent guère à Tobscurité du sens. La plus absconse veut être lue, comprise, approuvée. Elle écrit pour un public, et aussi large que possible. Les nerfs, la sensation, fort bien ! mais jusqu'au point où l'expression de la nervosité ferait le désert autour d'elle. C'est pour communiquer, bien plus que pour penser, que le langage, écrit ou parlé, fut donné aux femmes ^ La société avant tout ! Par là peut-être le romantisme féminin se corrige-t-il : ce qu'il a de trop particulier se généralise. Je crois que c^est aussi par là qu'il se propage et qu'il gagne de nouveaux sujets à sa déraison. 1. Elles tendent à introduire dans la République des lettres une politesse charmante. L'une d'elles voyage, et ne peut signer la dédicace des exemplaires qu'elle destine à la critique. En pareil cas, nous prions l'éditeur de glisser notre carte de visite dans les premiers feuillets de chaque volume. Il y avait bien un bristol dans notre exemplaire d'Horizons, mais il portait toutes sortes d'aimables choses : « Madame L. Delarue Mardrus, en voyage, regrette de ne pouvoir dédicacer et signer ce volume. Adresse chez l'éditeur. » C'est d'un million de petites choses pareilles que se fait le progrès des mœurs. 4° L anarchie. La révolte individuelle, une fois reconnue, sous le nom d'originalité, pour principe d'art, a déterminé une anarchie beaucoup plus profonde. Le sentiment devenu guide, la sensation faite règle, et les tendances excentriques adoptées ainsi par l'ima- gination ont été si bien pratiqués dans le romantisme qu'on en arrive à prendre pour synonymes les deux mots de romanesque et de romantique. Cependant, les choses sont différentes. Il est des têtes romanesques, et qui sourient à leur roman, mais qui, toutefois, prennent garde de ne pas se tromper sur la valeur de ce qu'elles font. Elles se savent entraînées, elles ont du plaisir à l'être, mais elles se l'avouent et ne se flattent pas de se dominer quand elles subissent. La volonté expire, soit ! la raison est absente : elles ne parlent pas raison. Elles ne refont pas la morale pour la mettre au degré de leur emportement. La sen- sibilité romantique est tout autre. Son caractère est de se croire et de se dire la règle de tout. Romantisme, en fait de passion ou de style, ne signifie donc pas exaltation. Un langage romantique n'est pas néces- sairement un langage passionné ; on peut se passion- LEUR PRINCIPE COMMUN 245 ner sans aucun romantisme, comme on s'en convain- cra en ouvrant, n'importe où, quelque sermon de Bossue t. Très précisément, le romantisme naît à ce point où la sensibilité usurpe la fonction à laquelle elle est étrangère et, non contente de sentir et de fournir à l'âme ces chaleurs de la vie qui lui sont nécessaires, se mêle de lui inspirer sa direction. L^humeur, alors, n'est plus humeur ; non plus caprice, le caprice : tous deux sont des systèmes, et faux. Les esprits conduits à professer ce système croient ou font croire qu'il existe, au fond de chaque sensibilité particulière, un principe puissant d'unité et d'ordre. Aussi font-ils de leur personne le juge de leur destinée, et de leurs traits particuliers un modèle philosophique. C'est ce que Rousseau ne dit pas, mais ce qu'il insinue très clairement, en tête de ses Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme « dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, « ce sera moi. « Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les « hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que « j'ai vus... « Je viendrai, ce livre à la main, me présenter « devant le Souverain Juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je « fus. J'ai dit le bien, le mal avec la même franchise. » Ce ton d'autorité qui sacre « le bien » et « le mal » comme émanations également divines du moi inau- gure la morale du romantisme. Soyez bon, ou mau- 246 LE ROMANTISME FÉMININ vais, mais « avec franchise » vous-môtiie. La person- nalité sincère, tout est là ! Voilà donc le système. M'^* Renée Vivien, dans son art et dans sa morale, sV jette à corps perdu. Elle a dessiné son jardin avec le seul souci de n'y rien mettre que de sien et, depuis la statue de l'Excentricité jusqu'à celle du Mal, ni les images de la mort, de la décrépitude et de la maladie, ni les sensations des voluptés les plus douloureuses ne Font découragée. M""" Mardrus, moins tragique, non moins méthodique, s'appliquait, dans ses vers de jeune fille, à faire valoir ce qui définissait et isolait son être. Le même accent de confession reparaît, mais beaucoup plus âpre, dans la Nouvelle Espérance, Un prêtre catho- lique pourrait Tinterpréter sans invraisemblance comme la nostalgie des sacrements. Cette âme, dirait- il, ne s'offrirait pas aussi nue sans Tobscur sentiment qu'avouer c'est se racheter, souffrir c'est expier et pleurer c'est se repentir. Mais je ne trouve nulle trace d'expiation ni de repentir dans ce livre. Le désespoir en est très pur : sans horizon, ni perspec- tive, il aboutit droit à la mort. Pas une phrase, pas un mot qui fasse soupçonner la moindre confiance eu un juge surnaturel ni dans quelque amitié céleste. Pour tout Dieu, Sabine de Fontenay a son amant, ou plutôt son amour, ou plutôt elle-même, ou plutôt une étincelante minute d'intensité et de frénésie pour son moi. La sensibilité saturée aspire à finir. Elle a atteint le bord du cercle qui l'environne, tout ce qui peut s'éprouver du monde est souffert et goûté. Bulle écu- LEUR PRINCIPE COMMUN 247 meuse ou sphère en flamme, le moi crève et se rompt. Puisque cela n'est plus et que ceci n'est pas, que peut-il subsister au monde? La mélancolie romantique s'explique tout entière par ce terme mortel assigné au Sentiment maître de Tâme. 5" Le génie féminin. Cette dépression générale a conduit à écrire les mots de décadence et même de dégénérescence. Mots vio- lents qui escomptent trop certainement l'avenir. Au lieu de dire que le romantisme a fait dégénérer les âmes ou les esprits français, ne serait-il pas meil- leur de se rendre compte qu^'il les effémina ? Hugo lui- même, qui nous fut donné pour le type de l'homme sain et de la nature virile ^, n'échappe pas à ce carac- tère, si, au lieu de considérer le siège de la volonté et de la puissance, on prend garde à son tour d'ima- gination. Elle fut féminine, en ce qu'elle se réduisit à une impressionnabilité infinie. Elle sentit, elle reçut, plus qu'elle ne créa. Le génie de Hugo tient surtout au nombre et à la vivacité des sensations qu'enregis- tre sa mémoire et qui entrent en mouvement les unes par les autres. C'est le voyant, c'est l'entendant, par excellence. Il est donc mené par les sens. La manière dont il compose et distribue ses images ne saurait être comparée à la magnificence de chacune d'elles. La faculté par où se trahit la vigueur de l'esprit, le choix, 1. Comment M.Jean Garrèrc,dans ses Mauvais inaitres, a-t-il pu faire cette erreur ? LEUR PRINCIPE COMMUN 249 est relativement débile chez lui. Ce siijlc^ cet élan de Tordre intérieur, est dominé chez Victor Hugo par les sollicitations du vocabulaire. Ce sanguin ne fut, à cet égard, qu'un paquet de nerfs. Son génie verbal nous témoigne d'un mode de sensibilité aussi féminine que celle d'un lakiste ou d'un lamartinien. Mi^ au centre de tout comme un écho sonore ^'A achève la preuve de cette vérité que le Romantisme entraîna chez les mieux organisés un changement de sexe. La transformation ne fut qu^intellectuelle pour Hugo. Pour d'autres elle atteignit au principe du sen- timent et de la vie. Chateaubriand différa-t-il d'une prodigieuse coquette ? Musset, d'une étourdie vaine- ment folle de son cœur? Baudelaire, Verlaine ressem- blaient à de vieilles coureuses de sabbat; Lamartine, Michelet, Quinet furent des prêtresses plus ou moins brûlées de leur Dieu. Ni Ronsard, ni Corneille, ni Molière, ni La Fontaine, ni même ce tendre et lucide Jean Racine ne prêtent, par leur art, au travesti qui va si bien aux maîtres romantiques. Nous avons relevé à chaque instant les larcins de René Vivien ou de Lucie Mardrus aux Fleurs du mal et aux Fleurs de bonne volonté. Mais, ayant pressé l'analyse, nous voici maintenant réduit à cons- tater qu'elles ne faisaient guère que reprendre leur bien. Leurs modèles les avaient, plus ou moins, volées de sexe. Ils s'étaient mis à écrire et à penser comme il est naturel que pense et écrive une femme. Depuis qu'il retombe en quenouille, le romantisme est rendu à ses ayants droit. 6° « Le prestige d'être bien soi ». On peut débattre à Tinfini sur le point de savoir qui^ de la femme ou de Fhomme, accuse la person- nalité la plus forte. Ce qui n'est pas douteux, c'est que l'homme est, de beaucoup, le moins conscient. L'idée, le sentiment défini, Fimage abstraite du moi ne se propose pas à Tintelligence virile avec autant de fréquence et de précision que dans un esprit féminin. Dire moi fait presque partie du caractère de la femme. Le moi jaillit à tout propos de son discours, non à titre d'auxiliaire, non pour la commodité du langage, mais avec ce cortège d'impressions personnelles et caractérisées qui signifient très exactement : moi qui parle, moi et nulle antre. Gomme dit énergiquement la petite nonne du Visage émerveillé, le dernier livre de M*"' de Noailles ;« Moi c'est moi, et les autres sœurs sont les autres sœurs ! » Ne riez pas de cette admi- rable sentence. On n'a rien écrit de plus féminin. Dans le canon de la statuaire hellénique, les deux mains d'Aphrodite sont repliées dans la direction de son corps. D'un geste auguste et primitif, la vraie femme ramène à soi tout le ciel et toute la terre. Les conversations impersonnelles, si communes LEUR PRINCIPE C03IMUN 251 entre les hommes qui sont hommes, peuvent être dites impossibles d^homme à femme et, bien plus encore, entre femmes. Le plus général des sujets ne manquera jamais de les jeter rapidement aux abîmes de leur per- sonne singulière ou du privé d'autrui. Les raisons de ce caractère ne sont pas simples. Un philosophe fémi- nin d'une rare lucidité qui signe du pseudonyme de Fœmina dans quelques journaux parisiens, en a donné cette raison très forte, que la vie intérieure de la femme est, au physique, à l'organique, plus intense que la nôtre. La conscience de la femme ne se fait le centre du monde que parce que la femme est conti- nuellement rappelée dans son corps. Des sensations profondes et souvent douloureuses déterminent ce sen- timent. C'est un perpétuel Je souffre^ donc je suis. Tant de sacrifices et tant de tributs rigoureux qui lui sont imposés par la loi de son être la contraignent à des replis sur elle-même ^ Enfin, sévit entre elles cette concurrence amoureuse qui les oblige à se distinguer le plus nettement possible Tune de l'autre et, tant au moral qu'au physique, à se connaître, à s'interroger, à se surveiller, à souligner, avec une attention sans bornes, tous les traits susceptibles de leur donner un aspect défini et particulier. 1. Il faut détacher d'un article de Fœmina, cette note sur la vie intérieure et la rêverie chez les femmes. « Cet état comporte un engourdissement périphérique où s'amortit la sensibilité des par- ties du corps qui sont en contact avec Textérieur ; la vie viscérale par contre, y gagne une excitation ; le cœur rejette son sang- avec plus de force et le fonctionnement cérébral est plus vif. » {Gaulois du 14 janvier 19 00.) 252 LE ROMANTISME FÉMININ Bien avant que Montaigne y eût réfléchi, la femme savait que les hommages de l'homme ne sont pas au juste inspirés par le seul éclat du visage ou la perfection de la forme, prétextes nécessaires, indispensable occa- sion : le vrai artisan de Tamour, c'est un charme, un air, un accent impossible à déterminer, mais qui est toujours très déterminé quant à lui, car il fixe, il en- chaîne l'âme, plus encore qu'il ne lui plaît ; il Tobsède et il l'a captive plus encore qu'il ne Tenchante : c'est un élément distinctif bien plutôt que supérieur. « J'é- tais Moi, et elle était Elle ». Absurde et décevante explication éternelle I Etre belle ne nuira point, mais d'abord il faut être elle : depuis que notre monde est monde, elle aspire à la personnalité plus qu'à la beauté. La femme exagère donc ce qu'elle est, beaucoup plus qu'elle ne le corrige et ne Tembellit. Elle a dé- couvert, dès les origines, Testhétique du Caractère à laquelle fut opposée plus tard cette esthétique de l'Har- monie, que les Grecs inventèrent et portèrent à la perfection, parce que l'intelligence mâle dominait parmi eux. Les Grecs firent du sens général et rationnel du beau le principe de toute leur civilisation que Rome et Paris prolongèrent. Les autres peuples, d'Orient ou d'Occident, c'est-à-dire tous les barbares, se sont tenus au principe du Caractère, tel que le sentiment fémi- nin l'avait révélé. Elle avait souligné son sexe par son costume. Mais elle s'appliqua à souligner encore les différences de sa nature en utilisant tout ce qui Tenvironne, la maison, les parures, les meubles, les parfums, sans oublier LEUR PRINCIPE COMMUN 253 la courbe des allées du jardin, ou la gerbe de fleurs dont elle est le centre vivant. Il faut que tout converge et que tout rayonne. C'est par rapport à soi qu'elle renouvelle le monde, et ce monde, qu'elle a frappé à son empreinte, doit tendre à la représenter dans une formule qui ne puisse se rapporter à d'autres qu'à elle. Si elle aspire ainsi à ce que le féminin Verlaine appe- lait le prestige d'être bien ^02, c'est pour régner sur la mémoire de l'homme enivré, pour n'y être pas oubliée, pour le suivre, si loin qu'il aille, des effluves de son parfum. Créer une obsession, c'est le commencement de tout artifice d'amour. L'homme agit, court, voyage, mais la femme existe et demeure. Quand il lui parle des vains royaumes du monde, il dit nous : elle répond moi. Pour se traduire, il a le style général et la suite de ses actions, mais sa compagne, oisive, concentrée, casanière, travaille à sa propre statue, tour à tour artiste et ciseau, marbre à dégrossir et figure faite en vue du seul événement de la vie des femmes, l'amour. Cet amour venu n'abolit pas l'obsession du moi dans l'éternel esprit féminin. C'est la naissance de l'amour qui parfois se dérobe dans la pénombre des formes inconscientes. « On ne pense à rien, on est content », écrit l'auteur de la Nouvelle Espérance, « on s'habille le soir, on se met des couronnes de fleurs « sur la tête et des robes de tulle où l'on est à moitié « nue, on se vide des flacons d'odeur sur les bras, et « on va à cela en riant sans se douter comme on est « brave. » L'excitation de cette ivresse pourra durer. Mais l'inconscience, elle, est très courte. L'héroïne de 254 LE ROMANTISME FÉMININ M"" de Noailles ne craint pas de se contredire en le constatant. « Je suis née ivre », écrit-elle, avec une lucidité très froide. « Je, moi... »? Et elle demande aussitôt à son amant : « N'êtes-vous pas ivre d'être vous-même? » Or, l'amant ne Test pas du tout. Ce genre de pléni- tude, qui est commun chez les fats, est aussi accordé aux professionnels de l'amour, espèce qui procède d'un sexe mitoyen entre Thomme et la femme. Il n'est pas normal qu'un amant soit ivre de lui : qu'une femme soit ivre d'elle, la nature entière le veut. Point d'énergie, point de fierté, point de violence dans aucun amour de femme sans un juste et glorieux sentiment du moi dans le nous. Le despotique amour de Sabine de Fontenay ne permet à Philippe Forbier qu'un plai- sir, celui de l'aimer. En cas de manquement, elle l'accusera d'injustice, de dol, de vol, et elle éclatera en ces sombres reproches, que connaissent également les sectaires et les victimes de la religion de l'Amour, le plus sombre et le plus étroit des monothéismes humains. Lisons et relisons la page merveilleuse où Sabine ne se contente pas d'être jalouse des sensations de son amant, comme l'Amour pour sa Psyché dans la mélo- die de Corneille. Elle défendra à Philippe toute pen- sée voisine de la distraction : Le départ de Philippe fut fixé au lendemain. 11 devait prendre un train du soir, et de bonne heure Sabuie fut chez lui. Elle avait, ce jour-là, son visage et ses gestes d'activité, son regard précis et gai. Philippe traî- LEUR PRINCIPE COMMUN 255 nait d'une chaise à l'autre dans la bibliothèque, où il dépla- çait ses livres. Il menait naturellement deux sentiments à la fois ^ et, quoiqu'il fît avec ordre et netteté ce dont il s'occupait, la tristesse qui enveloppait ses actes leur don- nait l'apparence de la négligence et de l'importunité. La vie sensible était en lui si abondante quil mourait et renaissait de deux sensations contraires . Sabine, penchée sur une petite caisse de bois, y jetait les livres et les papiers que Philippe lui tendait. Soudain, reprenant des mains de la jeune femme un volume qu'il venait de lui remettre : — Ah! — dit-il, — voilà une admirable étude sur le crime et la pénalité que je vais lire là-bas. Et son visage s'éclairait. — Cela va vous amuser ? demanda 71/"^'^ de Fontenay sur un ton d'apparente indifférence. — Oh! oui, — répondit Philippe, — avec cette voix d^amour qu^il avait en parlant des choses où son désir glissait. — Un si beau livre et un sujet si passionnant! — Et moi, — répondit-elle, — qu'est-ce que j'aurai POUR m' AMUSER ? Il ne faut pas être grand connaisseur pour distin- guer ceci de nos jalousies d'hommes. Nos jalousies sont humbles. Dans une page admirable de son Lys roiige^ M. Anatole France a parfaitement fait saisir comment le bon sens, la raison, le manque de fatuité^ le sentiment d'une indignité naturelle devant le caprice divin et la grâce arbitraire d'une femme adorée con- tribuent à tordre d'angoisse et à percer d'effroi le cœur du jaloux naturel : la blessure est d'autant plus cuisante qu'il prend de lui une estimation plus modeste. Chez Sabine de Fontenay, l'amour-propre est à vif. C'est un mélange d'amour-propre et d'orgueil tyran- 256 LE ROMANTISME FÉMININ nique, qui saigne en elle et, jointe au dépit, une ran- cune sombre, mêlée d'envie : — Et moi ? ç n'est-ce que j'aurai ? Tous les aiguillons de l'amour féminin, toutes ses arrière-pensées dorment dans cette phrase. Ils tendent bien au même point : faire rejaillir au dehors, à force de presser, cette nappe brûlante de douleur, d'amer- tume, de désir et de joie que le cœur exercé enveloppe de ses replis. Qu'elle aspire à l'amour ou qu'elle l'ait trouvé enfin, c'est elle-même, c'est le chaud sentiment de sa propre vie que la femme est sans cesse excitée à poursuivre. Tout le songe de vivre n'est, en somme, pour elle que passer et repasser devant ses miroirs, et les plus vivaces possible : aux beaux jours, ils sont tout ardents et lui renvoient son image pleine de feux. Il est trop naturel que, la plume à la main, elle excelle à conter la grande pensée de sa vie. 7" La profanation. Les femmes ont été lentes à faire valoir leurs droits sur la poésie et la philosophie romantiques. Mais il est à considérer que leur éducation littéraire a été faite par des hommes. Elles imitaient donc leurs maî- tres et reflétaient avec docilité des procédés, des thèmes, des façons de penser et même de sentir qui ne leur allaient qu'à demi. Assurément le charme de quelque gracieuse mol- lesse perçait toujours. Elles pratiquaient tout naïve- ment ce que Verlaine, en vieux roué, conseilla de faire de parti pris ; ... Surtout ne va point Choisir tes mots sans quelque méprise. Les méprises, les impropriétés de leur style sont une grâce. C'est un des signes auxquels se révèle la littérature des femmes. Plus d'un voile serré avec une extrême pudeur en a été levé le plus innocemment, mais le plus clairement du monde. Pour la plupart nourries de littérature virile, elles ne songeaient pas à se montrer davantage et-, si même la pensée leur Maurras. Avenir 17 258 LE ROMANTISME FÉMININ en fût venue, peut-être Teussent-elles rejetée avec in- dignation par fidélité au secret. Oui, le vrai féminin, c^était bien de se cacher éter- nellement. Celle qui avoue et qui déchire la draperie voluptueuse sacrifie quelque chose de son sexe à son art. Le sphinx se défigure au moment où il se révèle. Tous ces beaux prétextes, vérité, audace, bravoure, ne conviennent plus. Il n'y a qu'une trahison. En souffre toute femme ainsi livrée et profanée par ses sœurs écrivantes. Tel est, du moins, sur ce sujet, Tavis du grand nombre des hommes. Les femmes ne sauront jamais quel trésor de pudeur tout homme aime à concevoir à leur occasion. Il a souffert à cette place imaginaire. Il en a jeté les hauts cris. Tandis que les femmes discutent si c est vrai (les plus intelligentes, alarmées bien plus que choquées de voir donner la clef * de leurs complications), nous nous demandons uni- quement si c'est bien. Un critique d'université s'est même caché la face ; cette libre poignée d'aveux in- \ sultant à la délicatesse du monde, on était bien hardie de les avoir signés tout crus ! M. Gaston Deschamps, qui a grand besoin qu'on le renseigne, n^a pas pris garde au caractère des har- diesses qui l'ont surpris. Où il nota des aberrations profondes, il aurait pu apercevoir de simples naïvetés. Où il observa l'égarement d'une conscience coupable, sévit, tout simplement, la notion romantique vde l'art. M™* de Noailles et les trois criminelles impliquées au même procès ont adopté l'esthétique du caractère, celle-là même que leur exposait M. Gaston Deschamps, LEUR PRINCIPE COMMUN 259 retour d'Athènes, quand il leur commentait les beau- tés de Victor Hugo ; — Puisqu'il faut être original, puisque le principe du beau c^est le nouveau, pour- quoi ne ferait-on pas du nouveau, de l'original et du beau avec ce dont la femme, jusqu'ici, nous a fait mystère ? Si l'exotisme a quelque prix, nous en ap- portons à mains pleines j Nous apportons Fimmense Inconnu féminin. Ce cœur hermétique est ouvert, cette forme isidienne, livrée aux curiosités de chacun ! De fait, les documents ne nous manquent plus. On a écrit, en souriant, que le roman de M""' de Noailles valait trois Ribot et quatre Espinas. Sans doute, l'art n^est pas la science et le beau n^est pas le nouveau ; le romantisme a confondu ce que distinguait l'art classique. Fort bien. Mais tout cela M. Gaston Deschamps n'en disait rien jadis ; ni lui ni ses confrères ne Pont appris aux générations qu'ils avaient la charge d'instruire. Ils devraient ap- plaudir au désordre ; ils Font préparé. Si l'on voulait défendre le génie féminin du trouble romantique^ il fallait Ten prémunir avec plus de soins, puisque sa nature profonde l'y exposait directement. Une fois qu'elle eut consenti à ce système de la confession générale et publique, la femme dut laisser ruisseler le flot des aveux avec une candeur et un na- turel dont il ne reste qu'à goûter la violence orageuse. La Nouvelle Espérance est un registre merveilleux de ces mystères divulgués. Une femme se résigne mal à vieillir. Mais voici la palpitation de cette ter- reur : « Je serai un jour comme les hommes qui n'ont 260 LE ROMANTISME FÉMININ « pas besoin d'être beaux pour qu'on les aime. Et « quel regard lisse de fille de seize ans vaudra mon « cœur démonté, mes yeux de douleur et de rage! » La petite fille, qui devient jeune fille, passe pour un animal dangereux. On nous confie pourquoi : « Elle se « plaisait à émouvoir les jeunes gens qui Tentouraient, « à leur faire désirer la fleur qu'elle avait cueillie et « tenue entre ses mains, les fruits qu^'elle avait tou- « chés. Elle se sentait près d^eux forte de sa grâce, « de la science naturelle et croissante qu'elle avait « des détours du regard et du geste.,. » Où tant de femmes hypocrites eussent écrit « instinct », celle-là, vraie, écrit « science ». C'est autant d'appris. M"" de Noailles continue son métier de traître ; elle avoue les calculs que notre lourde honnêteté de petits gar- çons avait peine à admettre quand nous étions assez hardis pour les concevoir. Et voulez- vous scruter son héroïne auprès de l'homme que Sabine aime ou veut aimer ? « Elle le sentait sans le voir, par tout son « être, par le cœur et par V épaule. » Un regard de convoitise forte, Sabine le reçoit « avec un pliement « délicieux et un merveilleux craquement de l'orgueil ». Et voici, profanée, la pointe du désir divin : « Ce vi- sage où tout la tentait ! » Enfin, la vaincue éternelle se déclare une révoltée ; le plus doux de ses rêves est de domination violente, de victoire perfide : « ... Le « tenir un jour endormi contre elle... Goûter ainsi à « la faveur du repos de cette âme la plénitude possible « de la sécurité et du pouvoir... » Nous obtenons jusqu'au secret de la tragi-comédie mensongère et sin- LEUR PRINCIPE COMMUN !^G1 cère que joue à Thomme l'agitation féminine : « Celle « que tu as prise pour sa vitalité, sa colère et ses cris, « que tu as tenue contre toi, mouvante et multiple, « à force d'aspects, de regards et de désirs... » Le lecteur continue tout seul : celle qui se fera pour toi plus colère, plus vivace, plus bruyante et plus agitée pour être prise davaiitage, pour être mieux, plus étroitement retenue... On peut crier encore à l'épilepsie, à l'hjdrophobie et à Tataxie. Il suffit bien d'écrire : indiscrétion, in- discrétion conforme à la plus pure essence du roman- tisme. Cette esthétique est d'ailleurs employée avec un à propos parfait à nous décrire des phénomènes de la passion féminine. Langue, style, sujet, correspon- dent étroitement. La convenance est donc parfaite. Jamais littérature aussi désordonnée n'a moins of- fensé le plan providentiel. Elle est dans l'ordre, à sa manière. Il faudra renverser toutes les colonnes du Droit, si l'on conteste la bacchanale aux Bacchantes. 8° Le dessèchement. D'un autre point de vue, d'un point de vue supé- rieur, on peut se demander s'il doit y avoir des bac- chantes. Ce féminisme exaspéré est-il utile ? Ces femmes qui ne sont et ne veulent être que femmes, mais rêvent d'isoler et de dégager tout leur féminin, ne vont-elles pas au-devant des plus grands risques ? Est-il sans inconvénient, pour elles et pour le monde, de faire un système, une habitude et presque un métier de ce que la nature montre de plus spontané, un battement de cœur ? Déjà, plus d'une femme distinguée reprend, de nos jours, un vieux paradoxe que l'on met en forme de syllogisme et qui se répand à la manière d'une doc- trine religieuse ou morale. — La femme, disent-elles, est seule apte à comprendre et à recevoir, à donner et à rendre l'essence de Famour, telle que son cœur la désire : « l'homme est dur », « l'amant est bru- tal »... Elles sont écoutées. Il ne faut pas exagérer la malignité du symptôme fourni par nos cafés ou nos cercles de femmes et quelques autres traits de mœurs américaines ou anglaises. En ce sujet le philosophe LEUR PRINCIPE COI>rMUN 263 se confie à la nature, qui ne lui permet pas de douter de la vie. Il n'en est pas moins vrai qu'une cité de femmes est en voie de s'organiser, un secret petit monde où l'homme ne paraît qu'en forme d'intrus et de monstre, de jouet lubrique et bouffon, où c'est un désastre, un scandale qu\ine jeune fille parvienne à l'état de fiancée, où Ton annonce un mariage comme un enterrement, un lien de femme à homme comme la plus dégradante mésalliance. Sous la Phœbé livide qui éclaire cette contrée, filles et femmes se suffisent et arrangent entre elles toute affaire de cœur. — Laissez, prétendent même les observateurs su- perficiels ! Il ne faut pas exagérer ce risque lesbien, contre lequel un cœur et une âme de femme sont assez naturellement prémunis. De tels maux ne peuvent s'étendre, resteront bien accidentels. Nos Ménades y échapperont pour la plupart. Elles n'ont pas encore banni Thomme de leurs mystères. Au lieu d'y être mis en pièces, les profanes sont conviés. Eh ! bien, ces jeunes femmes, dont le système est de s'efféminer encore, elles devraient être applaudies pour le con- traste qu'elles forment avec tant de contemporaines. Quand celles-ci ne rêvent que de se mettre à notre place et de faire tous nos offices, en voilà qui publient que leur seul office est d'aimer, leur rôle de sentir et de nous apprendre à sentir. Outrance ? Elle compense l'autre. Ce chœur échevelé paie pour les malheureuses qui ont cru allonger leurs idées en se faisant tondre, et la ronde orgiaque aux violentes senteurs rachètera les pédantismes qui se multiplient autre part. Qui sait 264 LE ROMANTISME FÉMININ si le collège des vestales de Mitylène n'a pas lui-même son emploi dans les vues d'une prévoyante nature ? Ces petites filles nous gardent ce feu sacré des sciences de l'émotion, que laisserait éteindre Tactivité disper- sée de tant d'autres femmes ! « C'est par un repli continuel des âmes muettes, par une vie intime, un peu recluse, ainsi longuement concentrée, que jadis se perfectionna, comme autour d'un rouet qu'on se passait de mère en fille, Œuvre de patience et de mélancolie, le grand art des soins nuancés^ des infinis scrupules et des alarmes délicates, qui fut le privilège du sexe éloigné du combat : il vivait retenu dans une inquié- tude éternelle sur le sort de la lutte engagée au de- hors. Troublée comme le soir, ignorante comme la nuit, elle attendait au coin du feu ou guettait du haut de la tour. L'inactivité féminine, grande source de rê- verie, d'affînement et de passion ! D^ici cent ans, l'en- trepreneuse, l'avocate et la députée riront des vaines toiles d'Arachné et de Pénélope. Tout sera abrégé en elles, succinct, simplifié. Oh ! elles sauront tout ! Quelle barbarie, quel désert, si elles ignorent leur âme et se trompent sur leur destin ! Et, par contre, quelles délices qu'il jaillisse en un coin quelque fraîche fontaine de timide et rêveuse féminité 1 Là se retrou- veront ces douces vibrations sans cause précise, ces émois ressentis pour le simple amour de leur grâce et de leur beauté ! Le bonheur sera de courir s'v con^ soler de l'aridité générale. LEUR PRINCIPE COMMUN 265 « Les femmes que vous poursuivez d'épithètes désobligeantes, ces perverties, ces dénaturées, dites- vous, seront alors remerciées, comme de grandes bien- faitrices, comme des saintes, si Fon trouve qu'elles soient restées les gardiennes vigilantes du charme, que le génie humain ajouta à l'amour. Vivant peut-être un peu trop près l'une de l'autre, elles auront perpé- tué, gardé et défendu l'arcane, bien loin de Tavoir déchiré. L'Inconnu féminin continuera, par elles, d'exalter les poètes et les philosophes d^amour. Béa- trice in suso ed io in lèi giiardava ! Le citoyen des hautes civilisations ne se lassera point, quoi que pré- tende Nietzsche, de presser de questions le cœur énigmatique, formé de chair comme son cœur, mais vaste, obscur, étincelant comme l'arche du ciel noc- turne. On aliène, on perd ce mystère. On le retrou- vera dans la poitrine des Ménades. L'homme les met- tra sur l'autel. A supposer qu'il soit ingrat, n^'en auront-elles pas moins été bienfaitrices ? Le monde leur devra le trésor secret de TAmour... » Ingénieuses prophéties qui ne sont pas vérifiées. Bien loin de préserver la source de la vie féminine, cet entraînement régulier aux outrances du sentiment la dissipe et la brûle en vain, et ce sont les plus ten- dres et les plus naturelles qui en souffrent les pre- mières, justement dans la qualité de cet amour dont elles tirent leur fierté. La sensibilité surmenée ne peut que déchoir. Car la pente est fatale. Une conscience trop atten- tive à la vie du cœur précise et colore à Texcès le 266 LE R0MANTIS3IE FÉMININ tableau de sa vie intime. On se représente ses vœux et ses désirs non comme ils sont, non pas même comme on les sent, mais bien comme on les pense et comme on les repense, à force d'attention, de répéti- tion et d'étude. Un sentiment dont on s'exao-ère la force s'exagère à son tour, et Thyperesthésie, d'abord fictive, devient réelle. Les choses ne reçoivent plus leur désignation ordinaire. On prend l'habitude de les appeler du nom qui les amplifie. Le moindre rêve atteint par cet artifice à la taille d'un vœu et d'un souhait formels, et le souhait se gonfle à la propor- tion d'un désir, le désir passe volonté, et la volonté même, se déclarant nécessité, édicté impérieusement au dehors des obligations absolues. Le plus innocemment du monde, un cœur trop exercé, et surtout trop replié sur son exercice, est ainsi résolu à se tromper sur lui, mais aux dépens des autres. Ses idées fausses le conduisent à un svs- tème de caprices durs et de volontés exigeantes avant force de loi, devant lequel aucun amant ne sera sans crime. Les vertus du cœur féminin, résignation, dou- ceur, patience, sont dès lors exposées à bien dépérir. A la sécheresse des passions fortes s'ajoute une autre aridité, causée par ces méprises du jugement, qui élèvent à l'état de règle inviolable des soupirs qui ne sont rien autre que des faits. Faits sacrés d'un prix infini ! mais qui perdent leur grâce, leur charme et leur puissance même à siéger au nombre des Droits. Cette amante en bonnet carré invoque tour à tour, suivant le bon plaisir et les circonstances, le Droit à i LEUR PRINCIPE COMMUN 267 l'amour, le Droit de celle qui est aimée ou le Droit de celle qui aime, et le justiciable pourra bien être aimé à travers les citations innombrables dont le tour- mentera cette cour d'amour formée d'un seul juge, juge et partie ; mais il se verra peu à peu refuser tout ce que Tamour a de tendre, et celle qui fera le refus n'j gagnera rien, car la sophistique amoureuse est, de tous les poisons de la vie du cœur, le plus con- tagieux et le plus volatil ; il détruit aussi bien qui le verse et qui le reçoit. La nature était sage de cacher certaines impulsions ou certains élans dans le demi-jour de rinconscience. Nos Ménades ont été folles de les traîner dans une indiscrète lumière. Gomme le sens outré de la beauté des mots fait négliger la beauté supérieure de leurs rapports et de leur signiiication, la sensibilité obsédée d'elle-même, accablée de l'écho de ses propres échos qu'elle répète à l'inilni, pourra s'en croire agrandie et multipliée ; en réalité, elle néglige peu à peu sa fonction normale et profonde, puisqu^'elle ne sait plus s'oublier pour sympathiser et, sans l'oubli de soi, la sympathie vraie n'est qu'un rêve ! La dureté et la rigueur naissent alors sur la plaque qui a trop vibré. Fatiguée d^avoir tant répondu à des minuties, l'âme devient obtuse; elle est blasée sur l'essentiel. Les vraies réalités ne la font plus réagir. Elle ne connaît plus qu'un mot, moi^ moi. Elle se cherche et ne par- vient pas à se retrouver. Les racines physiques de la passion ont été arrosées et nourries trop jalousement, elles sont engorgées et elles dépérissent. 268 LE R03IANTISME FÉMININ Ainsi l'exaltation du sentiment pour des curiosités de psychologie et des nouveautés d'esthétique tarit les J âmes. La femme n'est point ramenée dans son royaume par ce régime qui la précipite, au contraire, au but commun des ambitions de Tinsurgée moderne : copier l'homme, jouer à l'homme, devenir un petit homme elle-même. Celles qui promettaient de se montrer beaucoup plus femmes que leurs amies et que leurs sœurs tournent à l'être insexué, plus vite encore que la doctoresse ou Tavocate, que son activité pourra dis- traire de Thypnose du 77ioi. Nous nous demandions s'il doit y avoir des bac- chantes ; Texamen de la question nous oblige, à pré- sent, à nous demander s'il peut y en avoir ou, du moins, si le petit chœur tournoyant n'est pas soumis de nécessité à une destruction rapide. On deman- dera, avant peu, ce que sont devenues ces grandes maîtresses d'amour et leur beau rêve de donner une expression toujours sincère à des sentiments toujours vifs. A la place où s'enchaîna la ronde mystique, on ne trouvera plus que des femmes de lettres : un petit escadron d'amazones, si vous voulez, et telles qu'on les voit partout, guerrières enragées de domination et folles de gloire, mais, au fort du succès, un peu vexées de rester femmes, honteuses même et, à vrai dire, lasses de leur faiblesse, meurtries d'un jeu d'es- prit où le cœur n'a battu que pour renseigner le cer- veau et l'approvisionner des documents tires du der- i nier repli d'elles-mêmes. Cette variété de féminisme est la plus brillante, LEUR PRINCIPE COMMUN 269 mais la plus menaçante pour le genre humain tout entier. Sous prétexte d'accroître une juste et utile influence des femmes, ceci la diminue, et l'annule même. Le génie féminin revient sur lui-même et se met en formules, afin de se connaître et de se décrire. Il n'aime plus. Au lieu d'aimer, il pense Tamour et se pense. MADEMOISELLE MONK OU LA GÉNÉRATION DES ÉVÉNEMENTS MADEMOISELLE MONK ' OU LA GÉNÉRATION DES ÉVÉNEMENTS L'amour nieno, e l'art nous ajudo. Pascal Gros. Qu'une v ie^ dit F disca], est heureuse quand elle com- mence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition, M'^' de Coigny avait commencé sa vie par l'amour, et elle Tacheva de même. Mais il lui arriva de servir par amour certaines ambitions légitimes et pures, elle en conçut de la fierté, et ses Mémoires, découverts tout dernièrement, nous racontent comment la Restaura- tion de la monarchie très chrétienne fut conspirée entre une dame très païenne et un ancien évêque assermenté et marié. L'un de ces sages Grecs, réalistes subtils, qui prenaient leur plaisir à exprimer le sens secret des réalités de la vie, y aurait trouvé la matière de réflexions bien instructives. Ce qu'on peut appeler la 1. Le regretté marquis d'Ivry, ayant lu dans la Gazette de France les pages qui suivent, ne voulait plus nommer la belle Coigny au- trement que M"* Monk. Que ces feuillets conservent, s'ils le peu- vent, le souvenir de cet homme charmant, heureux, magnifique, qui aima et comprit toute chose, en gardant le don de choisir ! Maurras. Avenir 18 274 MADEMOISELLE MO>K Génération des événetnents, et la mesure dans laquelle rintelligence et la volonté des humains contribuent aux faits de Thistoire, devient sensible en un cha- pitre des Mémoires d'Aimée de Coigny. Les rois et les guides du peuple devraient le lire comme une pe- tite fable au travers de laquelle apparaît clairement la morale de la nature. L'écrivain qui a mis au jour ce document précieux est placé malheureusement ; il ne peut en distinguer le sens politique, et, s'il vient à le voir, il en sera em- barrassé. Il eût fallu un philosophe pour commenter et élucider l'apologue, mais le manuscrit est tombé entre les mains d'un homme d'Etat intéressé à faire l'innocent. Gardons nous de parler à M. Etienne Lamy de restaurer la monarchie, car il a été le premier, et il reste le plus éloquent des catholiques républicains. Son introduction esquive tant qu'elle peut la haute leçon des Mémoires ; au point de vue des intérêts de son parti, M. Lamy ne pouvait rien faire de mieux. "^ i MADEMOISELLE DE GOIGNY Combien elle fut aimable, et surtout combien elle aima, c'est ce qu'il importe de dire avant d'en arriver à son bout de rôle historique. Anne-Françoise-Aimée Franquetot de Coigny était née à Paris, rue Saint-Nicaise, le 12 octobre 1769, Elle perdit sa mère à Tâge de six ans, et fut élevée, au château de Vigny, « par la maîtresse de son père », une princesse de Rohan-Guéménée. On l'avait mariée, à Tâge de quinze ans, au duc de Fleury, d'un mois plus jeune qu'elle. Elle était fine, vive, cultivée et presque érudite, au point de savoir le latin et de se plaire aux deux anti- quités et, comme dans la cantilène, Bel avret cors e hellezoïir anima, elle avait un beau corps et un esprit plus.beau. D'ail- leurs, « le charme même de son corps était fait de pen- sée », dit M. Etienne Lamy. Mais ce n'était pas une sainte. Pour ses débuts, elle enleva Lauzun à sa cou- 276 MADEMOISELLE MQNK sine, la marquise de Goignj, à la femme dont Marie- Antoinette disait ; — Je suis la reine de Versailles, mais c'est elle qui est la reine de Paris. Cette petite fîUe ne tarda point à souffrir cruellement des légèretés du beau Lauzun. Elle promena son désespoir jusqu'à Rome, où l'attendait sa première consolation. Lauzun touchait à la quarantaine : lord Malmes- bury n'avait que vingt-quatre ans, et tout l'agrément de son âge. Il plut si bien qu'elle le suivit en Angle- terre. Dans le même temps, on la séparait légalement du duc de Fleury, et, sans grande vergogne, plus lard même pour des raisons qui lui font peu d'honneur, elle s'efforçait de maintenir son premier lien avec Lau- zun. Mais Lauzun, devenu le général Biron, avait quelques autres soucis, dont le premier était de dé- fendre sa tête. Malmesbury lassé, ou lasse elle-même de lui, M"* de Coigny était rentrée en France. Elle pouvait passer pour avoir bénéficié de la Révolution, puisqu'elle lui devait son divorce, mais n'en fut pas moins arrêtée et emprisonnée comme tout le monde sous Robes- pierre. Son séjour à la prison de Saint-Lazare dura du 26 ventôse an II au 13 vendémiaire an III. M. Etienne Lamy prend en pitié le Grand Diction- naire Larousse, qui veut qu'André Chénier ait suc- cédé au duc de Fleury, à Lauzun et à Malmesbury. Je ne reprocherai au savant biographe (]ue la vivacité de sa contestation. 11 me semble en effet bien vif de décréter un caractère « misérablement banal » à la rencontre de cette jolie femme et du grand poète. Les MADEMOISELLE DE COIGNY 277 hommages qu'elle avait reçus jusque-là, ceux qu'elle reçut par la suite ne valurent peut-être pas la Jeune Captive. D'après M. Lamy, Ghénier aurait été con- verti à la plus austère vertu par les crimes de la Ter- reur. Il rappelle les cris de rage inspirés à Ghénier par la stupide résignation des victimes ; Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître, Où la hache nous tire au sort, Beaux poulets sont écrits, maris, amants sont dupes^ Gaquetage, intrigue des sots. On y chante, on y joue, on y lève des jupes, On y fait chansons et bons mots... Mais depuis quand les poètes ont-ils perdu le droit de faire leur propre satire ? G^est les connaître mal que de les élever au-dessus de leur blâme. Qu'il fût « d'âme tragique », comme l'observe M. Lamy, et qu'il fît des iambes, à certains jours de sa prison, cela le rendait-il incapable de suivre le cours d'une idylle? Les hommes politiques sont peut-être faits de ce bronze : mois la Jeune Captive atteste qu'il en est autrement des poètes. André Ghénier n'avait changé ni ses dieux, ni sa foi, ni l'autel, ni le rite. La Muse aux yeux serrés, au sombre visage, n'avait pas eu le temps de secouer les roses de l'ancienne couronne, et ses fleurs ne respirent que le tendre amour de la vie selon ridée que s'en était faite l'Antique : Pour moi Paies encore a des asiles verts ].es amours des baisers, les muses des concerts : Je ne veux pas mourir encore ! 278 MADEMOISELLE MONK Il sied de relire la pièce à la lueur des renseigne- ments biographiques recueillis sur M^^^ de Goigny. Certes, le poète, comme son génie s'y plaisait, a géné- ralisé et sublimé la belle image ; une jeune femme en joéril lui a rappelé l'agonie injuste de la jeunesse. Il a posé, moins durement, mais avec force, la question de Lucrèce : Quare mors immatura vagatur ? L^'âme de sa composition semble condensée dans une demi- strophe aussi impersonnelle qu'il est possible de le souhaiter : Brillante sur ma tige et Thonneur du jardin Je n'ai vu luire encore que les feux du matin, Je veux achever ma journée. Malgré tout, et quelque élévation qu'ait gagné la pensée, les traits particuliers de M*^" de Goigny ne se sont pas tous évanouis du poème. On peut bien sup- poser qu'elle s'écria presque mot pour mot : Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort. Aimée de Goigny était philosophe. Si elle avait suivi Aristippe plus que Zenon, sa délicate volupté donnait et recevait d'autres biens que ceux du vul- gaire, quoiqu'elle y fût parfaite aussi. « Tant de beauté qu'on lui eût permis d'être sotte, et tant d'esprit qu'on lui eût pardonné d'être laide ! » Ainsi parle M. Lamy. « La grâce », dit Ghénier de son côté, La g-râce décorait son front et ses discours. MADEMOISELLE DE COIGNY ^79 « Ses discours ». Mais M. Lamy nous apprend que cette sirène tenait aussi d'un autre dieu de la mer, du sage Protée. « Il y avait en elle trop de femmes pour qu'on se défendît contre toutes : qui résistait à Tune cédait à Tautre, voilà le secret de l'empire exercé par elle et par celles qui lui ressemblent. » Chénier avait- il lu M. Etienne Lamy? Presque aussi amoureux que notre critique, il a senti autant que lui cet « empire » du charme. 11 évoque le poids de la chaîne odorante : Et comme elle craindront de voir finir leurs jours Ceux qui la passeront près d'elle. Il ne pouvait m.ieux confesser quel lâche sommeil menaçaient de lui distiller ces beaux yeux. Signe qu'il y était bien pris. Incontestablement, ^M^^'' de Coigny fait le centre du petit poème, il est trop facile de voir qu^un peu d'amour s'en est mêlé. On ne discute que de savoir comment fut reçu l'amoureux. Plein d'objections, de répugnances, M. Lamy raisonne de Chénier comme d'un rival. Gomment croire qu^on ait accordé la moindre faveur à un poète ainsi bâti ? « De stature « massive, de taille épaisse, il avait cet aspect de puis- « sance stable qui sied aux orateurs et aux combat- « tants, mais qui, hors de l'action, paraît lourdeur. » On était peut-être dans le feu de l'action en 1794. M. Etienne Lamy insiste ; les yeux étaient vifs, mais petits; les boucles de la chevelure avaient été abon- dantes, mais, à trente- deux ans, le cmne était déjà à 280 MADE3I0ISELLE MONK nu. « Une femme de ses amies a dit qu'il était à la « fois très laid et très séduisant. » Mais, ajoute fort sensément le biographe, c'est un mauvais début de séduction que la laideur. Rien de plus juste. On verra plus loin que Garât fit oublier le même défaut par la magie de l'éloquence. Pourquoi M"'' de Goigny, si longtemps amoureuse du « petit homme à l'air cha- fouin », aurait-elle nécessairement dédaigné un poète qui, sans être de beaucoup plus laid que Garât, aurait pu se montrer tout aussi éloquent ? Je ne tiens pas du tout à ce qu'elle ait rendu à Ghénier réalité pour poé- sie et faveur pour hommage... — Pourquoi pas, alors, à Suvée, qui fit son portrait ? interrompt vivement M. Etienne Lamy. — En effet, pourquoi pas?... Tout ce que je dis ne tend qu'à noter la faiblesse des rai- sons mises en avant par M. Lamy. Si l'idée de cette liaison lui déplaît, que ne la nie-t-il simplement ? Aimée de Goigny fut simultanément la maîtresse de Lauzun et de Malmesbury. Peut-on tirer un grand avantage contre le "bonheur de Ghénier de ce que ce fut justement à Saint-Lazare qu'elle fît la rencontre du sieur Mouret de Montrond, lequel ne tarda pas à tenir une place considérable dans la vie de la prison- j nière ? Montrond avait été écroué le même jour qu'elle 1 et, au lieu de forger des églogues à sa belle amie, il prit le bon parti, qui était de la délivrer. L'homme pratique eut la chance de réussir, environ deux mois avant Thermidor. Fût-ce reconnaissance, fût-ce adniiration pour son sauveur, tout jeune encore et si habile ? Il ne suffit MADEMOISELLE DE COIGNY 281 pas à M^^*' de Goigny de se donner, elle travailla du mieux qu'elle put à l'avancer. Elle l'épousa. Cette grande dame de Tancien régime prenait le nom d'une espèce d'aventurier. Une fois établi dans Tune des premières familles de France, Montrond, comblé, ne put s'em- pêcher de laisser voir le fond de son caractère, qui était sec et froid. L'union malheureuse dura sept ans, au courant desquels la pauvre femme eut à connaître tous les dégoûts. Mais l'oubli lui revint avec la pre- mière espérance ; elle divorça de nouveau et recom- mença. Son premier mari l'avait ruinée à moitié ; Montrond, joueur, avait dévoré la moitié de ce qui restait. Le dernier quart consistait, vers 1802, dans le château et le parc de Mareuil. Ce fut Garât qui les fondit. Mailla Garât, membre du Tribunat, parlait avec l'emphase de son hideux métier. Ainsi donnait-il l'impression d'une âme enthousiaste ; son attitude, son langage pro- mettaient d'autres joies que celles de l'intrigue. De plus, Garât n'était pas libre. Il fallait le prendre à M*"" de Gondorcet. Il fallait les obliger à une rupture. M^^° de Coigny était née guerrière et ne détestait pas d'unir la rapine à l'amour. Le tribun fut conquis. Il fut même adoré, et c'est lui qui paraît s'être le plus puis- samment implanté dans ce cœur d'amante. Huit bil- lets d'une mâle écriture de femme, que détient M. Ga- briel Hanotaux, ne laissent aucun doute sur la vivacité du lien de chair qui la tint assujettie durant six an- nées. Ils vécurent ensemble. Trompée, ruinée, un peu battue, la triste esclave, toujours belle, eut bientôt 282 made:\1otselle monk cessé de songer à la liberté et à la nation : que lui faisaient les phrases rondes du marchand de paroles? C'était à l'homme qu'elle s'attachait de toute son âme. 11 en bâillait. « C'est elle », dit M. Etienne Lamy, « qui s'obstina à le retenir ; quand il fut parti, à le « reprendre; quand il eut disparu, aie pleurer. » 1 II UN DERNIER AMI Que ce deuil suprême ait été porté dans la solitude ou qu'on Tait éclairci de nouvelles expériences, rien de certain n'est digne d'être retenu jusqu'à l'appari- tion du marquis de Boisgelin, vers 1811 ou 1812. On peut dire de ce dernier ami, ami parfait, qu'il fut le seul ; pour la première fois peut-être dans cette vie, il sut mettre d'accord la passion et Thonneur, l'amour et Testime. Elle se sentit adorée, mais aussi comprise et chérie. « Mon âme », dit-elle, « réunie à celle d'une « noble créature, se sentait relevée et mise à sa place. « J'étais devancée et soutenue dans une voie où notre « guide était l'honneur. » Langage singulier. Mais il faut patienter un peu. En ce temps-là, Napoléon fai- sait la campagne de Dresde. Les amants habitèrent trois mois, en deux fois, au château de Vigny que leur prêta la princesse Charles de Rohan. M^^^ de Coigny avait passé là son enfance. Elle y revenait, sa vie faite. Un esprit arrivé à ce point d'initiation qui fait apprécier la vie, un cœur mûri par les meurtrissures et les mélancolies de l'épreuve, une 284 MADEMOISELLE MONK beauté intacte et un charme croissant sonnaient alors, on peut le dire, et sonnaient bien ensemble Theure parfaite d'un beau jour. On en goûte mieux la pro- fonde lumière sur cette page écrite à la mémoire du dernier séjour à Vigny. Rien ne me presse, je veux me rappeler les impressions que m'a fait éprouver le séjour à Vig-ny. C'est le seul en- : droit où l'on ait conservé mémoire de moi, depuis mon • enfance. On voit encore mon nom écrit sur des murs, des ] êtres vivants parlent de ce que je fus; enfin là je me crois à l'abri de cette fatalité qui semble avoir attaché près de moi un spectre invisible qui rompt à chaque instant les liens qui unissent mon existence avec le passé, et qui efface la trace de mes pas. Je retrouve à Vigny tout ce qui pour moi compose le passé et j'acquiers la certitude d'avoir été aussi entourée d'intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances dans ma jeunesse. \^oilà la chambre de cette amie qui protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec elle, où je recevais ses leçons. Voilà le rond où je dansais le dimanche, voilà les petits fossés que je trouvais si grands, et le saule que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse. Hélas 1 sa maîtresse, à la distance d'une chambre, gît là, dans la chapelle, derrière le lit qu'elle a si longtemps occupé et où peut-être elle a rêvé le bonheur ! Ah ! mon père, lors de ce dernier voyag-e à Vigny, était vivant, et la douce idée de sentir encore son cœur battre embellissait pour moi un avenir où il n'est plus ! Ces grands arbres, sous lesquels mon enfance s'est écou- lée, qui ont reçu sous leur ombre protectrice nos parents, le duc Fleury, un moment après, M. de Montrond, après un espace de dix-huit années, je les revoyais, j'étais sous leur abri ! j'habitais cette même chambre verte où les mêmes portraits semblaient jeter sur moi le même regard ! UN DERNIER AMI 285 Eux seuls n'ont point changé ! La iDelle Montbazon, la connétable de Luynes avaient traversé intactes cet espace de temps nommé révolution qui a attaqué, dispersé toutes les nobles races et leur descendance. Les rossignols de Vigny nichent dans les mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours; moi, j'ai la même chambre, et le vieux Rol- land et sa femme le même pavillon. Quel charme est donc attaché à ce retour sur la vie. Quelle émotion me saisit en montant ces vieux escaliers en vis? Pourquoi la vue de ces meubles vermoulus, de ce billard faussé, de cette grande et triste chambre à coucher fait elle couler les larmes de mes yeux ? 0 existence ! Tu n'attaches que par le passé, et tu n'intéresses que par l'avenir ! Le moment présent, transitoire et presque ina- perçu, ne vaudra que par les souvenirs dont il sera peut- être un jour l'objet ! Je ne crois pas être dupe de ce langage ; mais voilà un accent de sereine tristesse qui donne la mesure de rintelligence et de la passion qu'enveloppait cette âme et que développa capricieusement une vie rude et in- constante. Le souvenir de Vintérêt doux qui avait entouré cette enfance, celui des espérances (i\x\divdiiQn\, suivi la jeunesse accusent une certaine force de senti- ment. Mais, de là jusqu'à sa rencontre avec M. de Boisgelin, M^^" de Goigny avait été seule au monde. Nulle foi, aucune espérance que dans le plus ou moins d'adresse et de succès à se suspendre à la chevelure de la fortune. Elle ne crut à rien du tout, non pas même à Tamour imaginé comme un droit ou comme un devoir. Il était cependant le seul bien qu'elle désirât. Elle avait la religion de Chénier ou des libertins du grand siècle, 286 MADEMOISELLE MONK plutôt que des vertueux radoteurs du sien. Lucrèce, Démocrite en avaient arrêté le dogme. Cette religion ne conteste pas la bonté des fruits de la vie, mais elle reconnaît qu'ils sont rares et courts. Brevis hic est fructus homidlis^ pouvait-elle dire avec son poète : « Le ciel lui paraissait plus vide encore que la terre », ajoute le biographe, « et Dieu fut absent de sa mort comme de sa vie ». Ses désespoirs, ses rêves, ses amours furent donc des parties dans lesquelles elle était enga- gée, sans réserve : elle risquait son tout là même où les croyants, fussent-ils des pécheurs, n'aventurent qu'une fraction de leur destinée, cette terre. Au delà rien. Nul avenir. La retraite coupée ; la consolation impossible. C'est ce qui donne à la rapide élégie de sa vie et de ses amours une intensité d'intérêt et d'émo- tion particulière. Si elle semble, par le langage et le style, l'élève négligente de Chateaubriand, de M""' de Staël et de Rousseau, elle dilîère de ces chrétiens spi- ritualistes, toujours tournés aux compensations d'ou- tre-tombe, par la frénésie, la nudité, la pureté de son sentiment, même impur. — 0 monde, ô vie, ô songe, chantent ses soupirs, ô amour ! me voici tout entière. Si vous ne me rendez rien de ce que je donne, je demeure vide à jamais. Telle quelle, je la préfère aux dames protestantes dans le goût de M""" Sand. Ce doit être le sentiaient de M. Etienne Lamy qui, par contenance, s'en cache. Mais il nous conte une triste histoire. A l'entendre, les trois ou quatre dernières années d'Aimée de Coi- gny auraient été sombres. Moins heureuse ({u'IIélène UN DERNIER AMI 287 et que Ninon, elle aurait survécu à son charme quel- ques saisons. M. de Boisgelin se serait détourné non de Tamie, mais de Tamante qui lui avait dédié sa der- nière fleur. Le souci de mieux tenir sa place à la cour, des remords, des scrupules religieux seraient nés, au cœur de ce preux chevalier en même temps que la pre- mière ride de sa maîtresse. Le biographe s'avance un peu en opinant que dès lors M^^' de Coigny commença d'être malheureuse. Gessa-t-elle d'aimer? de voir celui qu'elle aimait ? ou de le lui dire ? M. Lamy a remarqué Tinflexion vraiment tendre de ce Mémoire politique, où « les caresses des mots » ne peuvent se cacher à la première ligne. « Dans un espace de près de trente années », dit-elle, « je ne « mets de prix à me rappeler avec détail que les trois « ou quatre dont les événements se sont trouvés en « accord avec les vœux que M. de Boisgelin et moi « nous formions pour notre pays. » La phrase entor- tillée se traduit d'au moins deux façons. L'amitié qui survécut à un noble amour en garda ce ton d'équi- voque. Un souvenir était entre eux, cette Restaura- tion du trône et de l'autel, qui dut sanctifier aux yeux du dévot pénitent ce que ses souvenirs lui peignaient de trop illicite, tandis qu'Aimée devait se xîomplaire secrètement à la belle ordonnance de son dernier amour : il avait commencé par toutes les folies con- venables entre deux esprits qui se plaisent ; à son déclin, il se parait de l'incomparable service rendu ensemble à la plus grande des réalités naturelles, la déesse de la Patrie. III UN THÉORICIEN DE LA MONARCHIE M. Etienne Lamy simplifie beaucoup : pour lui, notre jeune captive — d'avant et d'après ses prisons — s'était toujours liée presque sans le savoir aux sen- timents politiques de ceux qu'elle aimait. Elle portait la couleur de ses favoris. Libérale et constitutionnelle avec ce Lauzun qui finit par servir la Révolution, elle devint aristocrate avec lord Malmesburv, ralliée avec M. de Montrond, frondeuse avec Mailla Garât : le commerce de Boisgelin suffirait donc à Tincliner à la monarchie légitime. M. Lamy a tort de passer si vite. Est-il sûr que chacun des ralliements divers exécutés par M"" de Coigny ne fut point précédé d'une lutte piquante, légère, mais approfondie, comme celle dont les Mé- moires nous donnent idée et qui est fort intéressante ? Aimée ne dut se rendre sans combat ni aux vues de Lauzun, ni aux arij^uments de Malmesburv, ni aux dis- cours de Mailla Garât. Elle dut accorder tour à tour à chacun le plaisir délicat de la vaincre et de la fixer pour quelque temps dans le voisinage de sa pensée. UN THÉORICIEN DE LA MONARCHIE 289 Celui d'entre eux qui aurait dédaigné ce plaisir eût été un esprit bien superficiel. Les doutes, les questions d'une intelligence de femme, si elle est cultivée et forte, reflètent merveil- leusement les principaux obstacles qu'il reste à sur- monter pour une idée nouvelle. J'oserai soutenir contre une opinion satirique que les vraies femmes incarnent à merveille le sens commun, si Ton entend bien par ce mot une synthèse, et la plus fine, de ces idées reçues qui constituent la masse profonde d'un esprit public. Le philosophe ou l'agitateur qui se pro- pose d'émouvoir et de déplacer exactement cet esprit ne connaîtra exactement les positions et les forces de l'adversaire qu'auprès d'une femme informée, curieuse et, comme elles aiment à se dire, sans parti pris. A ce point de vue, le dialogue de Bruno de Bois- gelin, qui veut faire la monarchie avec son amie qui s'en moque, mais qui est fort intéressée par tout ce que pense Bruno, forme une page d'un grand sens. M"" de Goigny y révèle son goat solide, modéré et sûr. Elle voit tout d'abord, très nettement, ce qui est prochain. Il faut que son ami la pousse, et même qu'il la presse un peu, pour qu'elle s'élève au-dessus de ces prétendues solutions « pratiques » qui, de tout temps, passèrent pour les plus vraisemblables, mais qui man- quent toujours dans le jeu concret de l'histoire, pré- cisément parce qu'elles sont tout à fait contiguës au système en voie de crouler. Ces grands esprits pra- tiques oublient toujours de calculer la réaction ! En 1812, l'idée de la chute de l'Empereur avait rang Maurras. Avenir 19 290 MADEMOISELLE MONK de chimère. Pourtant les analyses de M. de Boisgelin furent si précises, et si claires, que son amie n'y put tenir. — Eh bien, lui dit-elle, il ne faut plus le garder pour maître; renonçons à lui et même à l'Empire. — Retournons en royaume, poursuit Boisgelm, fier de Tavantage. Mais ridée d'une royauté paraît extrêmement surannée à la jeune temme. — Qu'à cela ne tienne ! Je veux, dit Boisgelin, quelque chose de savamment combiné, de fort, de neuf; « en conséquence, j'opine pour rétablir la France en royaume et pour appeler Monsieur, frère du feu roi Louis XVI, sur le trône ». M'^ de Goigny considéra cette opinion tantôt comme une ingénieuse plaisanterie, tantôt comme un « sophisme insoutenable ». Boisgelin tenait bon. Il développait sa théorie de la France nouvelle, théorie trop constitutionnelle pour notre goût, et trop parle- mentaire. Mais elle avait des parties justes, elle impli- quait la Monarchie. Quand on n'a point de troupes à insurger, ni de bandes populaires à diriger, la théorie demeure le meilleur mode de l'action: elle en étudie le terrain. Bruno de Boisgelin s'appliquait donc à théoriser fer- mement pour endoctriner sa maîtresse et la mieux préparer aux surprises de l'avenir. Sans aucun doute, ces leçons risquaient de ne servir à rien. Gomme tout ce qui est d'avenir, elles ne pouvaient être utiles que moyennant une occasion, c'est-à-dire par aventure. UN THÉomClEN DE LA MONARCHïE 2»î) 1 conjoncture et comùinazione : mot admirable que les Français traduisent mal. Toute 1^ politique se réduit à cet art de guetter la combinazione^ l'heureux hasard, de ne point cesser d'épier un événement comme s'il était là, l'esprit tendu, le cœur alerte, la main libre et presque en action. Celui qui guette de la sorte ne dédaigne rien. Il sait que, de ce point de vue, les hommes et les choses n*ont que valeur de position ; le propre des tourmentes est justement de renverser la position et, par conséquent, de renouveler les valeurs. La plus petite force, le plus maigre con- cours peut par combinazione ^ et d'un léger coup de fortune, être affecté soudain d'une puissance inatten- due, qui décidera de tout. — Aucun Empire n'est possible. Eh! bien, dit Aimée, puisqu'il faut unir la liberté et l'ordre... — Arrêtez, dit Bruno, pas de République, pas de président, pas de Congrès ! Ces institutions ne valent rien pour la situation de la France. — Et Napoléon II ? Une régence ?... Bruno démontre Timpossiblô. Elle songe à celui qui devait être Louis-Philippe. — Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourront- elles décider à appeler M. le duc d'Orléans. Quand une fois j'eus dit ces paroles, étonnée du chemin que j'avais fait, j'ajoutai: — Eh bien, trouvez-vous que je vous cède assez. Etes- vous content ? — Non, certes, me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous faites de la révolution. Vous prenez un â92 MADEMOISELLE MQNK Roi électif dans la famille des rois légitimes et vous intro- duisez la turbulence dans ce qui est destiné à établir le repos. Boisgelin s'empresse de démontrer que le candidat de sa maîtresse serait dans une position bien fausse. Mais son amie insiste. Elle a le préjugé de la France moderne. Son cœur est révolutionnaire. Le mot de royauté légitime Teffraie. Elle voit venir les ultras. Voilà pourquoi le nom de « monsieur le duc d'Or- léans », avec qui elle a d'ailleurs été élevée, revient dans la conversation. — Mon Dieu ! me dit M. de Boisgelin, que vous raisonnez mal ! Et, très bon royaliste, encore qu'un peu teinté des nuances du libéralisme à l'anglaise, Bruno développe quelle politique i?npos€raie?it les nécessités entrevues. ^ Ce que vous dites aurait quelque apparence si, dans un moment de repentir et d'élan, le peuple français en larmes^ se prosternait aux pieds du roi Bourbon pour lui rendre la couronne en se mettant à sa merci. Je ne répondrais point alors de la cruauté de sa vengeance, parce que je ne me fais garant ni de sa générosité ni de sa force. Mais je ne parle que d'une combinaison d'idées dans laquelle la légitimité entrerait comme le gage du repos public, qui mettrait le peuple à l'abri des mouvements que cause l'ambition de parvenir à la suprême puissance, et d'une forme de gouvernement dans laquelle le trône ayant une place attitrée, légale et précise, se trouverait partie néces- saire du tout, mais serait loin d'être le tout. Sur ce trône, au lieu d'un soldat turbulent ou d'un homme de mérite aux pieds duquel — comme vous l'avez UN THÉORICIEN DE LA MONARCHIE 293 bien observé — notre nation, idolâtre des qualités person- nelles, se prosternerait, je demande, dis-je, qu'on y place le gros Monsieur, puis M. le comte d'Artois, ensuite ses enfants et tous ceux de sa race, par rang- de primogéni- ture : attendu que je ne connais rien qui prête moins à l'enthousiasme et qui ressemble plus à l'ordre numérique que l'ordre de naissance, et conserve davantage le respect pour les lois, que l'amour pour le monarque finit toujours par ébranler. Cette observation assez fine est suivie d'une vue plus fine. Boisgelin, parlant en philosophe politique, vient à dire que, somme toute, la royauté légitime, qui est le plus personnel de tous les gouvernements, est aussi celui qui se ressent le moins des défauts de la personne du roi. « Je m^inquiète peu, comme vous « le voyez, de l'union qu'il pourrait y avoir entre ses « bons sentiments et ses mauvaises actions. » Tout autre prétendant que Louis XVIII devient en conséquence un usurpateur aux beaux yeux de M'^^ de Coigny : « — Vous avez raison ; ou Bonaparte ou le frère de « Louis XVL Eh bien, vive le Roi, puisque vous le « voulez. Mon Dieu, que ce premier cri va étonner ! « On dit qu'il n'y a que le premier pas qui coûte : le « premier mot à dire sur ce texte-là est bien autre- « ment difficile... Allons, vive le Roi ! » IV LA THÉORIE EST PRATIQUÉE Ici, la grande page, la page qu'il faut lire et médi- ter, parce qu^elle dégagera les esprits empêtrés d'his- toire métaphysique, quant à ce que nous avons nommé tout à l'heure la génération des événements. Cette page révèle que le mot impossible, qui jadis n'était pas français, est du moins celui qu'il faut se garder le plus d'introduire arbitrairement dans les calculs de politique à venir. Le réalisme ne consiste pas à former ses idées du salut public sur la pâle supputation de \ chances constamment déjouées, décomposées et dé- menties, mais à préparer énergiquement, par tous les moyens successifs qui se présentent, ce que l'on con- sidère comme bon, comme utile, comme nécessaire au i pays. Nous ignorons profondément quels moyens se présenteront. Mais il dépend de nous d'être fixés sur notre but, de manière à saisir sans hésiter ce qui nous rapproche de lui. Oui, l'on était en 1812, et ni rien ni personne ne pouvait faire qu'on n'y fût point. Voilà ce qui était donné aux conspirateurs : une multitude de forces LA THÉORIE EST PRATIQUÉE 293 surhumaines en travail. Et, sur Tessence, sur le quan- tum de ces forces, résultante de tous les siècles de l'histoire, on ne pouvait rien. Mais on pouvait prévoir que leur rencontre déterminerait une crise. Laquelle? A quel moment ? Au profit de qui ? Contre qui ? Là revenait Tincertitude. Là donc TelTort humain pour- rait s'exercer avec foi. Un effort très simple, appliqué à la juste place où des énergies presque égales se con- trarieraient, pourrait développer des conséquences infinies. Napoléon régnant, les armées impériales cou- vrant l'Europe, un homme obscur conversait avec sa maîtresse. Il venait de la rallier à la cause qu^'il croyait juste. Elle venait de répéter ; « Vive le Roi ! » M. de Boisgelin, enchanté de ce cri, avait Pair rayon- nant. Je lui ris au nez, en songeant au temps qu'il lui avait fallu pour acquérir à son parti une seule personne, pauvre femme isolée, ayant rompu les liens qui l'attachaient à l'ancienne bonne compagnie, n'en ayant jamais voulu former d'autres, et étant restée seule au monde ou à peu près. — Vous avez fait là, lui dis-je, une belle conquête de parti. C'est comme si vous aviez passé une saison à atta- quer par ruses et enfin pris d'assaut un château-fort, abandonné au milieu d'un désert. — Je ne suis point de cet avis, me répondit M. de Bois- gelin, ce fort-là nous sera utile ; j'en nomme M. de Tal- leyrand commandant, et je suis bien trompé, si, l'ennemi commun succombant par sa propre folie, le pays ne peut se sauver par la sagesse de M. de Talleyrand. M"" de Coigny connaissait Talleyrand 1 Ce petit détail est de ceux qui intervertissent les 296 MADEMOISELLE MONK rapports des choses humaines. En politique plus encore que dans les autres ordres de la nature, il n'y a pas de proportion entre un effet produit et ses causes immédiates. Tout y est concours, conjonction, brusque mise en rapport de réactifs d'une imprévisible éner- gie. Assurément, le compte fatal se retrouve après coup, quand on fait le dénombrement de toutes les causes en jeu. Mais, à l'heure d'agir, on les ignorait. Elles s'ignoraient elles-mêmes ou ne savaient pas leur valeur. M*^* de Coigny ne se doutait absolument pas de sa force, qui résultait du fait qu'elle voyait M. de Talleyrand chaque jour. Mais le théoricien avait fait un calcul exact fondé sur une vue juste : l'ancien évêque d'Autun devait tenir un jour la clef de la situation. M^^' de Coigny eut à recommencer, avec plus de finesse, auprès de Talleyrand, la campagne brillante qu'avait menée contre elle-même Bruno de Boisgelin. Une année se passa. Les événements, à leur ordinaire et selon le cours inégal qui leur est propre, se préci- pitaient ou dormaient. La retraite de Russie étonna un instant et fut oubliée, car on l'oublia ! Pour se distraire ou nous faire prendre patience, Aimée de Coigny donne des croquis faits à coups de griffe (le mot est de M. Lamy) d'après l'entourage mâle et fe- melle du Monk ou du Warwick futur. Elle se moque des rêveurs de constitutions. « Vouloir faire une bonne chose toute seule et sans précédent, c'est rêver le bien et faire le mal », dit-elle en une phrase qui ne sau- rait manquer de plaire à l'auteur de /'^'/rtjoe. Elle juge LA THÉORIE EST PRATIQUÉE 297 entre-temps l'éloquence des bulletins de la Grande Armée : un « jargon moitié soldatesque et moitié rhé- teur qu'on appelait son style ». Un peu plus tard, sont appréciées avec dureté, mais justesse, les coûteuses merveilles de 1814 : Je ne me charge pas de rappeler les trois mois de la campagne la plus savante de Bonaparte. Cette partie fa- tale dont la France était l'enjeu fut admirablement bien jouée par l'empereur, et si tous les habitants, les citoyens doivent le regarder comme leur destructeur, pas un mi- litaire, dit-on, n'aie droit de le critiquer. Gomme athlète, il est tombé de bonne grâce; son honneur de soldat est à couvert, sa vie comme homme a été conservée ; // n'y a eu que notre pays et nous de perclus. On n'a donc aucun reproche à lui faire, tels sont les raisonnements de cer- taines gens. — Il y a longtemps que vous n'avez été voir M. de Tallevrand, dit un jour Boisgelin à Tintelligente disciple. Elle fît trois ou quatre visites coup sur coup. Et, cette fois, elle endoctrina sans biaiser. Le vieux ca- téchumène la fît passer par la filière qu'elle avait par- courue : Napoléon II, le duc d'Orléans... — Pourquoi pas le frère de Louis XVI ? dit-elle enfin. Il ne donnait pas de réponse. C'est que Talleyrand eût mieux aimé attendre la Restauration et se donner le mérite de l'avoir faite. Mais Tagile bon sens de cette Française n'admettait pas que l'histoire se fît toute seule. « Comme l'événement que je voulais avait 298 MADEMOISELLE MONK « besoin d'être fait, et qiCil ne serait point arrivé na- « turelieme?it, la nonchalance de M. de Talleyrand « m'était insupportable. » Enfin, le mot décisif fut prononcé ; — Madame de Coignt/, je veux bien du Roi, moi, mais... Mais elle lui sauta au cou. L'ex-évêque ne stipula rien, que sa propre sûreté, ce qui fut accordé sans peine, et, bientôt, dans la vacance du pouvoir, qui ne tarda point, M. de Talleyrand osa, risqua et réussit. On me demandera si Talleyrand n'eût pas conçu, de toute façon, la même entreprise : un tel projet n'était-il pas alors dans l'air du temps, dans la force des choses ? Je n'aime pas beaucoup l'air du temps, je ne sais pas bien ce que c'est que la force des choses. Aimée dé Goigny a raison, les événements n'arrivent point naturellement. 11 faut quelqu'un pour leur don- ner ligure humaine, tour utile et heureux. Dégageons nos esprits de ce fatalisme mystique. En 1814, plu- sieurs solutions se montraient. Si la meilleure préva- lut, c'est en majeure partie par un effet de l'adresse de Talleyrand. Mais rien ne prouve que Talleyrand s'y 'fût employé sans les instances et les assurances précieuses dont il était l'objet de la part de M"* de Goigny et du marquis de Boisgelin, celui-ci expressé- ment accrédité par le Roi. Les vieux routiers de la politique excellent à exé- cuter un projet. Ils en ont rarement le premier éclair. Habitués à chercher le moyen le plus commode, il leur arrive de rechercher aussi (ce qui est tout diiïé- LA THÉORIE EST PRATIQUÉE 299 rent) le but le plus voisin, au lieu du but utile. En rappelant à Tallejrand les hautes doctrines qu^elle tenait de son ami, la jeune femme lui signala un ou- vrage enfin digne de son talent. Elle lui apporta ce que l'on nomme ordinairement une bonne idée, et qui n'est point si méprisable. 11 est permis de préférer à l'amusant détail de cette intrigue de château et de salon, la poétique aventure de Jeanne d'Arc. Ainsi notre xv' siècle apparaît-il su- périeur au xix% Mais, à peu près comme les chevauchées de la Pucelle, les allées et venues de M^^* de Goi^nv laissent voir le jeu naturel de Thistoire du monde. 11 ne s^'agit pas d'être en nombre, mais de choisir un poste d'où attendre les occasions de créer le nombre et le fait. La chétive bergère souleva par le centre même,qu'elle avait discerné avec infiniment de sagesse et de tact, la force immense de la mysticité de son siècle. La grande dame déclassée toucha au point sen sible les intérêts du premier politique contemporain. Ces passions et ces intérêts, une fois qu'ils sont mis en branle,, se recrutent eux-mêmes leurs auxiliaires ; courtiers, sergents et partisans. Les foules, les événe- ments en sont, pour ainsi dire, aimantés et polarisés. Dans l'écoulement infini des circonstances sublunaires, un être seul, mais bien muni et bien placé, si, par exemple, il a pour lui la raison, peut ainsi réussir à en dominer des millions d'autres et décider de leur destin. L'audace, l'énergie, la science et l'esprit d'en- treprise, ce que l'homme enfin a de propre comptera donc toujours. Un moment vient toujours où le pro- LA THÉORIE EST PRATIQUÉE 301 blême du succès est une question de lumières et se réduit à rechercher ce que nos Anciens appelaient junctura rerurUy le joint où fléchit l'ossature, qui par- tout ailleurs est rigide, la place où le ressort de l'ac- tion va jouer. APPENDICES APPENDICE I Le premier numéro de Minei'va avait publié la pièce suivante, sans nom d'auteur : INVOCATION A MINERVE L'homme, et non l'homme qui s'appelle Gallas. Aristote. I Déesse athénienne, invoquée sous le nom romain, ras- sure-toi sur le sens de notre cortège ; ne fais aucune er- reur sur nos intentions, Minerva. Prends g-arde, Jeune fille, de ne pas nous confondre avec ces savants oublieux qui, t'ayant gravée au frontispice de leur volume, n'ont pas pu se défendre de rider ton front délicat. Les pauvres gens te voulaient faire à leur image : puisses-tu nous former, au contraire, sur ta beauté. 0 Minerve, nous ne sommes pas des archéologues et, bien que plusieurs d'entre nous soient versés dans le doux mystère de ta fable, ce n'est pas la mythologie, ni l'épi- graphie, ni aucune science particulière qui les a conduits dans nos rangs. N'alléguons même pas cette profession de poète ou de sage qui appartient également à certains. Des hommes, des hommes mortels, voilà leurs titres auprès de MaÙrras. Avenir 20 SOT) APPE?*DICE 1 toi ! Mais ils s'avancent, ennemis des prétentions, des ambages vains : simples, usant des mots qui sont enten- dus de chacun, celui-ci grave, un autre plus riant ou plus familier, tous des fruits à la main, la tête ceinte de cou- ronnes, mus par une raison aussi générale que toi. Des hommes, ô Minerve ! des hommes conscients, au- tant que soucieux, de ce qui leur manque, dévorés du sacré désir. Que d'autres, moins pieux ou moins réflé- chis, t'aient donné pour prison une case de leur pensée, qu'ils t'enferment en un point du temps, ou dans un lieu du monde! Entends mieux nos propos: c'est la vie, la vie tout entière et non un fragment de la vie, toute science, et non telle science unique, tout art, toute morale, toute rêverie, tout amour qui sont exposés devant toi. Il faut que tu nous marques la cadence de l'univers. II Bien plus tôt qu'on ne Ta écrit, et beaucoup au delà des temps qui lui sont assignés, ton histoire, ô déesse, te ré- vèle l'amie de l'homme. De tous les animaux qui étaient épars sur la terre, tu connus qu'il était, sans comparai- son, le plus triste, et tu choisis ce mécontent pour en faire ton préféré. Déesse, tu rendis sa mélancolie inven- tive ; il languissait, tu l'instruisis, tu lui montras comment changer la figure d'un mond» qui lui déplaît. Une bonne nourrice sait endormir ainsi la plainte du petit enfant ; ainsi tu fis des pauvres hommes. Que de jouets tu fis descendre de la tête de Jupiter ! Les poètes n'ont oublié ni le feu de ton Prométhée, ni l'olive athé- nienne, ni les ruses de guerre suggérées aux héros, ni ta INVOCATION A MINERVE 807 flûte savante qui accompagna les chanteurs. Mais il sied de te rendre une justice plus complète. La charrue, le vaisseau, le double pressoir^ la navette, les murailles des villes et celles du toit familier, le pavé des chemins, les conduites de l'eau, les métaux devenus dociles, il n'y a rien du matériel primitif que le genre humain ne t'ait dû. Ce que la tradition te refuse, ou ce qu'elle attribue à d'autres inventeurs, la réflexion qui nous ressaisit te le rend. Mais elle fait bien voir que nos derniers trésors sont éga- lement ton bienfait. Qu'il s'agisse de détruire ou d'édifier, l'ingéniosité, l'audace, la patience, l'heureux concept, cela est tien. Ce qu'on nomme progrès n'est que la consé- quence d'impulsions que tu nous donnas. S'il est certain que l'invention du labourage ou l'idée de se confier aux forces des eaux ont mérité sans doute une admiration plus profonde que l'appareil de la télégraphie sans fil, celle-ci n'est point méprisable : j'y reconnais tes mains sublimes, ma déesse. La découverte occupe, elle exerce, elle amuse et, si le succès la couronne, elle rendra aux hommes des services inattendus. Fidèle compagne d'Ulysse, ô trois fois chère au genre humain, sois bénie de ta compassion ! Un impie seul te refusera son tribut. Un impie ne peut être que l'esclave de sa paresse! Il ne te connaît pas. Il ne sait point le vol suave des moments de la vie qui s'écoulent sous ton autel : leur nombre est infini ; cependant, ils se meuvent ! les abîmes qu'ouvre le Temps se laissent franchir. L'œuvre a beau varier, ton ouvrier participe des durées éternelles. Son efl'ort, tant il est facile, est une grâce, et son plaisir, tant il est noble, une vertu. Content de soi ou, pour mieux dire, tout à fait oublieux de soi, l'homme que tu distrais se rue aux Heures éphémères sans en éprouver l'aiguillon. 308 APPENDICE 1 III En un seul cas, Minerve, on pourra se plaindre de toi. C'est quand il nous arrive d'arrêter le travail et de con- sidérer la seconde nature que tu nous permis de créer. 0 Chaos ! 0 père des monstres ! Car il se trouve que notre œuvre est effroyablement touffue et dense, comme si la forêt primitive, à peine éclaircie, avait donné le jour à de nouveaux peuples de ronces moins faciles à pénétrer. Que de fer ! Que de feu ! Que d'engins variés et que de complexes organes ! Que d'opérations presque inouïes, surajoutées! Que de connaissances disparates amoncelées ! Supputons les terres nouvelles, les nations sorties de la nuit, les profondeurs du ciel ouvertes, l'imperceptible appréhendé. L'homme, qui inventait afm de s'asservir le monde, est tenu maintenant par les serviteurs nés de lui. Il en est à se demander ce qu'il fera de biens dont il perd le compte. 0 déesse, voilà l'inquiétude moderne. L'état de nos esprits réfléchit l'état de nos cœurs. L'in- dustrie, et la civilisation les ont gravement compliqués. Mais, Minerve, rien ne permet de conjecturer que tu ignoras notre mal. N'as-tu pas assisté à la naissance des civilisations de l'Asie ? Elles étaient tes filles, et tu sentis leur tumultueuse fureur. Tu vis bâtir les villes des ingé- nieux Mycéniens. Tu connus Tyr, Sydon, l'Egypte, l'As- syrie lointaine, les empires plus éloignés sur les deux bords du fleuve Indus. Athéna, Athéna, dis-nous ce que dit ta sagesse quand, d'entre ces barbares dociles à son conseil, de la plus belle époque de ces barbaries avancées, tu fis paraître en Grèce quelque chose de différent, qui fut meilleur. INVOCATION A MINERVE 309 Tes Grecs athéniens étaient les plus intelligents et les plus sensibles des hommes. Ils virent donc beaucoup plus vite les maux attachés à tout bien, et le génie leur parut un don plus cruel. Les premiers ils sourirent de la vanité des passe-temps que tu fournissais et de la monotonie inséparable des successions les plus variées. Ni le plaisir de faire une œuvre, ni la joie de la posséder, ni l'ivresse d'en imaginer de nouvelles ne compose un état qui soit satisfaisant. Ouvriers, artisans, législateurs, sages ou poètes, et je dirai même amoureuses et courtisanes, ce peuple magnanime ne fut point ta dupe longtemps. Il riait de ta peine comme Apollon ton frère de Teffort des mauvais chanteurs. Sa tristesse, dorée d'une courte espérance, n'avait fait que grandir. Elle ressemblait à la nôtre, de notre temps : débordés comme nous, quoique autrement que nous, par les créatures de leur génie, ils étaient où nous en serons quand nous aurons grandi un peu au- dessus de nous-mêmes. Tu les vis, Athénienne, et ton tendre cœur se rouvrit ; mais le nouveau présent passa de beaucoup le premier. IV On ne l'a pas nommé encore. Je ne peux appeler un nom ces désignations flottantes, riches en équivoques, passibles d'objections de la part de tes adversaires. Tan- tôt Ton dit Sagesse, tantôt Mesure, ou Perfection, ou Beauté, et peut-être Goût. D'autres préfèrent Rythme, Harmonie. Et d'autres, Raison. N'est-ce pas aussi la Pudeur ? N'est-ce pas le flambeau des Compositions éter- nelles ? La victorieuse du Nombre, la claire et douce Qualité? 310 APPENDICE I On l'a figurée comme un Lien mystérieux autour d'une gerbe, comme le Frein mis à la bouche de célestes che- vaux, comme la Ligne pure cernant quelque noble effigie, comme un Ordre vivant qui distribue avec convenance chaque parcelle. 0 mélancoliques images, imparfaite allu- sion à la splendeur qui n'est qu'en toi 1 J'arrive après les autres pour tenter de la définir. Mais j'aime mieux te dire, ô déesse, ce que j'en vois. Qui la trouve, trouve la paix en même temps. Il s'ar- rête, sachant que l'au-delà ni l'en-deçà n'enferment plus rien qu'il ne tienne. L'homme vulgaire pense : celui-ci pense bien. Les Grecs nous semblent aujourd'hui avoir bien abusé de cette fine particule qu'ils ont reçue de toi. Dis, la comprenons-nous ? Savons-nous ce que c'est que bien être, bien vivre, bien mourir, bien penser? Sentie d'abord exactement, puis négligée, puis méconnue, la leçon de Minerve n'a cependant jamais été oubliée tout à fait : nos pires déchéances se souviennent qu'il est des règles, des figures, pour tout dire des lois divines en vertu desquelles le bonheur se conçoit et se peut fixer la beauté. Comme un navire qui descend sous le pli de la vague est trop bien construit pour sombrer : ta Civilisation, celle que l'on désigne, entre toutes les autres quand on veut nommer l'excellente, ne s'est jamais perdue, quoi- qu'on l'ait perdue quelquefois. On dit que l'homme crée un règne nouveau dans le monde : l'homme classique forme un règne dans le règne humain II s'étend sur le meilleur de l'œuvre romaine et française. L'Église a mis ton nom, Minerva, sur plus d'un autel ; en Italie, en Thrace, tu triomphes près de sa croix. Des coins de France gardent, eux aussi, ton vocable. La douceur de notre langage, la politesse de nos mœurs, le raflinemcnt IiNVOCATION A MINERVE 311 de l'amour ne seraient point nés sans Minerve. Ton influence ag-ii de tout temps. Si elle a pu faiblir au cours d'un siècle, le dernier, la douce vérité, la vérité cruelle est qu'il en a souffert : plus il se compliquait, plus il eût été sage de s'adresser à toi, tant pour mettre en bon ordre des notions qui l'enrichissaient que pour distribuer le flot d'une humeur vagabonde. Le siècle nouveau-né comprendra que l'heure le presse. Un degré de malaise permet le traitement; un autre n'ad- met que la mort. Déesse, vois nos bras et nos mains que chargent les œuvres, écoute quels démons nous soufflent la vie, le plus lâche refuse de se retirer sans combattre, ah ! nous ne sommes pas une race de suicides. L'acti- vité circule dans les veines de notre peuple, aucun effort ne nous coûtera pour guérir. De tous les lieux, de tous les âg-es, immortelle, pourquoi refuserais-tu ton conseil ? Fille de la nature et supérieure à ta mère, ainsi produis de notre sol des générations meilleures que lui. Nous relisons tous tes poètes. Ronsard, Racine, La Fontaine, Molière ont reparu à notre chevet. Gomme nous reprenons le chemin de Versailles ! Sans dédaigner les jeunes merveilles du gothique, nous rendons à la colon- nade unique, à celle du Louvre, son rang. Notre Poussin commence d'être relevé de l'oubli. Lorsque nous parlons du grand siècle, nous ne pourrions plus ajouter comme Michelet autrefois : « c'est le xvni® », et, bien que nous n'ayons rejeté aucune vraie gloire, nous savons quelle est la plus belle. Le sentiment de nos destinées nous revient. Cependant il est vrai que le cœur cliaud est resté sombre ; les mains sont maladroites et les têtes appesanties. Il dépendrait de toi de récompenser tant de vœux ! N'a-t-on pas dit que ton image, taillée en un 312 APPENDICE I marbre très pur, vient de reparaître au soleil d'une vieille ville * ? C'était à la fin du premier mois de l'année nou- velle. Cette statue te représente long- voilée, tenant une pique, armée du bouclier où montent les hydres. Une découverte semblable annonça pour l'Italie la première des renaissances ; mais, comme ce n'était qu'un portrait de Cypris, quelque chose manquait à la Renaissance ita- lienne. Déesse amie de l'homme, ton charme seul est apte à nous introduire au divin ! 1. Poitiers. APPENDICE II FORMULES POLITIQUES ET MORALES D'AUGUSTE COMTE L'esquisse générale du positivisme n'a pas permis de développer le détail de certaines idées politiques et mo- rales^ qui ont beaucoup contribué, ces dernières années, à l'influence et au succès croissant d'Auguste Comte. Il me paraît utile de détacher un certain nombre de pas- sages qui déterminent assez bien le caractère de sa doc- trine sur quelques points controversés. 1* LE POSITIVISME DANS SON RAPPORT AVEC LES CATHOLIQUES ET LES PROTESTANTS « Je dois spécialement approuver, et même encourager, le projet de publication que vous me soumettez, et qui, s'il est bien exécuté, pourra beaucoup seconder not'^e propagande. Peut-être^ au lieu du mot « Anarchy », vau~ drait-il mieux^ dans votre triple titre, mettre « Protestan- tîsm », surtout en vue de votre milieu, mais sans alté- rer Véquivalence radicale des deux termes. Le moment est venu de réaliser le vœu que je formais en 1841, dans une note de ma Philosophie positive (t. V, p. 327), de concentrer les discussions philosophiques et sociales entre 314 APPENDICE II les ôaiholiques et les positivistes, en écartant, d'un com- mun accord, tous les métaphysiciens ou négativistes (pro- testants, déistes et sceptiques), comme radicalement inca- pables de coopérer à la construction qui doit distinguer le XIX® siècle du xviii^. Il faut maintenant presser tous ceux qui croient en Dieu de revenir au catholicisme, au nom de la raison et de la morale ; tandis que, au même titre, tous ceux qui n^y croient pas doivent devenir posi- tivistes. « Quoiqu'on ne puisse pas espérer que cette netteté de situation se réalise dans le milieu britannique ou germa- nique, nous devons pourtant faire toujours sentir com- bien le protestantisme, sous tous ses modes, Qst contraire au siècle de la construction. Si, comme je l'espère, la France se débarrasse du budget ecclésiastique, il sera bientôt facile de combiner les catholiques avec les posi- tivistes contre les négativistes quelconques. » (Lettre à John Metcalf, 1856.) 2° LA VÉNÉRATION « Si l'état révolutionnaire consiste chez les praticiens, en ce que tout le monde prétend commander, tandis que personne ne veut obéir, il prend chez les théoriciens une autre forme non moins désastreuse et plus universelle, où chacun prétend enseigner et personne ne veut ap- prendre... Si vous faisiez une lecture journalière de Vlmi- tation, vous reconnaîtriez cela, qui vous servirait mieux que les résultats, intellectuels ou moraux, d'une avide lecture des journaux, revues ou pamphlets. On ne peut, sans la vénération, ni rien apprendre, ni même rien goûter, ni surtout obtenir aucun état fixe de l'esprit FORMULES d'auguste COMTE 'M'Ô comme du cœur, non seulement en morale ou en socio- logie, mais aussi dans la géométrie ou Tarithmétique. » (Lettre à Dix-Hutton, 1855). 3° LFS DOGMES DE LA REVOLUTION « Une vaine métaphysique, se sentant incapable d'abor- der sérieusement l'immense question de Tordre, avait même tenté de l'interdire, en imposant matériellement un respect légal pour les dogmes révolutionnaires que toute doctrine vraiment organique doit préalablement exclure » (1857). 4° SOUVERAINETÉ DU PEUPLE ET ÉGALITÉ « Depuis trente ans que je tiens la plume philosophique j'ai toujours représenté la souveraineté du peuple comme une mystification oppressive et l'égalité comme un ignoble mensonge. » {Lettre au G'"^ Bonnet^ 1^^ décembre 1855.) 5° LE PARLEMENTARISME « L'opinion française permit ensuite le seul essai sé- rieux qui pût être tenté parmi nous d'un régime particu- lier à la situation anglaise. Il nous convenait si peu que, malgré les bienfaits de la paix occidentale, sa prépondé- rance officielle pendant une génération nous devint encore plus funeste que la tyrannie impériale : en faus- sant les esprits par l'habitude des sophismes constitu- tionnels, corrompant les mœurs d'après des mœurs vé- nales ou anarchiques, et dégradant les caractères sous 316 APPENDICE II l'essor croissant des tactiques parlementaires. » {Pol. pos.^ II.) 6° LE CÉSARlSxME ADMINISTRATIF «... Dernière conséquence générale de la dissolution du pouvoir spirituel, rétablissement de cette sorte d'auto- cratie moderne qui n'a point d'analogie exacte dans l'his- toire et qu'on peut désigner, à défaut d'expression plus juste, sous le nom de ministérialisme ou de despotisme administratif. Son caractère organique propre est la cen- tralisation du pouvoir poussée de plus en plus au delà' de toutes les bornes raisonnables. Son moyen général d'action est la corruption systématisée. » (Considérations sur le pouvoir spirituel, 1826.) Ce dernier fragment cité date de 1826, mais a été j réimprimé en 1854 comme témoin d'une invariable doc- ' .trine. 7" LA ROYAUTÉ Reste à déterminer comment cet ennemi de la démo- cratie, de la bureaucratie, du parlementarisme, des prin- cipes de la Révolution et du protestantisme même, a pu être républicain. Jusqu'à quel point n'a-t-il pas été roya- liste ? La république d'Auguste Comte prend pour devise « liberté et ordre public ». Elle est gouvernée par des hommes d'Etat, « purs de toute croyance anarchique » (Lettre au D"" Audiffrend) ; elle exclut le Parlement, la centralisation et le plébiscite. Elle est présidée par un dictateur, soumis au régime de l'hérédité sociocratique, c'est-à-dire qui choisit lui-môme son successeur. On trou- FORMULES d'auguste COMTE 317 vera partout le mécanisme du système, qui est expéri- menté au Brésil. Page X de V Appel aux conservateurs^ écrit en 1855, c'est-à-dire trois ans après le Deux-Décembre, Auguste Comte envisage la royauté comme « le moyen de salut le plus extrême » auquel les amis de Tordre pourraient !i être conduits en un cas, un seul cas bien spécifié, le cas où « l'anarchie parlementaire » se « rétablirait momenta- nément ». Cette éventualité paraissait alors impossible au philosophe. Il avouait que le retour de cette « anarchie », de cette « aberration » n'était pas concevable. Mais il ajoutait que, dans ce cas, sous la Monarchie nécessaire- ment rappelée pour sortir du désordre, « le positivisme continuerait à se développer en utilisant les propriétés du régime qui protégea le premier essor de la synthèse universelle ». La légitimité lui avait toujours paru four- nir le meilleur mode pour instituer la transition organi- que, et il appelait le ministère de Villèle (1821-1828), « le plus honnête, le plus noble et le plus libre de tous les régimes sous lequel il eût vécu jusqu'en 1855 ». Il con- viait les « âmes aptes à représenter la postérité à ne pas oublier le nom du digne président de la dictature légiti- miste ». L'avantage d'un gouvernement où Vautorité se trans- met selon le même mode que la propriété était loin de lui échapper. Il s'objectait que ce régime fut peu populaire. C'est pourquoi, pensait-il, cette monarchie ne pourrait revivre que « passagèrement ». Mais, en 1860, trois ans après la mort de Comte, l'empire devenant libéral réta- blit un parlementarisme, qui devint, en 1870, démocra- tique et républicain, et cette double et triple « aberration anarchique » devait motiver, d'après Comte, la restaura- 318 APPENDICE II tion de la monarchie légitime. Ce péril intérieur était d'ail- leurs accompagné d'un bouleversement en Europe. Qua- tre grandes guerres, en 1859, 1866, 1870 et 1878, fortifiaient des dynasties déjà puissantes, développaient les compé- titions nationales et redoublaient l'ambition des empires. Comte se demanderait certainement aujourd'hui si le péril \ extérieur n'est pas de nature à ramener vers la légitimité - non seulement les hommes d'ordre, mais les « inclina- \ lions » de la foule elle-même. j TABLE DES MATIERES Pages DÉDICACE 5 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE L'illusion 23 Grandeur et décadence 27 La difficulté 45 Asservissement 72 L'Aventure 101 AUGUSTE COMTE 19 JANVIER 1798. — 5 SEPTEMBRE 1857 105 L'anarchie au xix' siècle 110 L'Ordre positif d'après Comte 117 Valeur de l'Ordre positif 144 Le Fondateur du positivisme *. . 148 LE ROMANTISME FÉMININ. — Allégoi^e du sentiment DÉSORDONNÉ Renée Vivien 163 Madame de Régnier 187 Madame Lucie Delarue-Mardrus 202 Madame la comtesse de Noailles 220 Leur principe commun . 233 MADEMOISELLE MONK ou LA GÉNÉRATION DES ÉVÉNEMENTS 273 APPENDICES .305 ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR l'imprimerie CHARLES COLIN, A MAYENNE LE TRENTE NOVEMBRE MIL NEUF CENT DIX-SEPT POUR LA NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE 11, RUE DE MÉDICIS A PARIS r ( < à- / n ' z' /-;/■ lUtAl^K / t- / -^^*^"?'^o*ov^^ô 7-? 114 t 74187