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M. Ernest Aîby,
rue Laffitte, i , à PAK1S.
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CHRONIQUE
DE LA RÉGENCE
ET DU RÈGNE DE LOUIS XV
Paris. — Imprimerie Je l'.-A. Boi RDiKii el O", 80. rue Ma/aiiiip.
CHRONIQUE
DE LA RÉGENCE
Il DU RÉGIME DE LOUIS XV
(1718-1763) ou
JOURNAL DE BARBIER
AVOCAT AU PARLEMENT Iilî PARIS
PREMIÈRE ÉDITION COMPLÈTE
CONFORME AU MANUSCRIT AUTOGRAPHE DE L 'AUTEUR Publire avec l'aulorisalioii de s. E. M. le Ministre de l'Instruction puMiqui!
ACCOMPAGNEE DE NOTES II ÉCLAIRCISSEMENTS
kt suivie d'un INDEX
OUATK1EME SÉRIE (17415-1730;
PARIS
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JOURNAL DE BARBIER
ANNEE 1745.
Janvier.
Les actions do la Compagnie des Indes. — Avis aux actionnâmes. — Le ma- réchal de Bellc-Isle pris par les hussards hongrois. — Da paeem Domine. — Suite de l'histoire des notaires Bapteste et Laidegnive. — Buissc des actions. — Détails sur la prise du maréchal de Bellc-Isle. — Bruits de Paris au sujet des actions de la Compagnie des Indes. — Mort de la du- chesse de Lorraine. — Mort de l'abbé Pucelle. — La rançou du maréchal de Bellc-Isle. — M. de Ségur battu en Allemagne. — Mort de l'empereur Charles VII. — Réflexions sur la situation de l'Europe.
Les actions de la Compagnie des Indes sont, depuis deux ou trois ans, sur le pied de deux mille livres, et varioient de cent ou cent cinquante livres à la Bourse1; il est même vrai que le contrôleur général les soutenoit à ce prix, par des agents de change, depuis la guerre.
On dit qu'il y en a dans le public le nombre de qua- rante-cinq mille, que le Roi même en a un grand nombre à lui personnellement2. Le dividende est de cent cin- quante livres par action, qui se paye tous les ans par numéro, et il y en a toujours une année en arrière. Le Roi s'est rendu garant de ces effets. Il a délégué à la Compagnie des Indes le produit de la ferme du tabac, qui est, dit-on, de huit millions, pour payer les divi-
1. La Compagnie des Indes, établie par Louis XIV, anéantie en 17)2, renaissante en 1720, dans Pondichéry, paraissait très-florissante ; elle avait beaucoup de vaisseaux, de commis, de directeurs, et même des canons et des soldats; mais elle n'a jamais pu fournir le moindre dividende à ses ac- tionnaires du produit de son commerce. C'est la seule Compagnie com- merçante de l'Europe qui soit dans ce cas; et, au fond, ses actionnaires et ses créanciers n'ont jamais été payés que de la concession faite par le Roi d'une partie de la ferme du tabac, absolument étrangère à son négoce. Par cela même elle florissait à Pondichéry; car l'argent de ses retours était employé à augmenter ses fonds, à fortifier la ville, à l'embellir, à se ména- ger dans l'Inde des alliés utiles. Voltaire.
2. Le Roi en avait pour sa port onze mille 9ix cents.
2 JOURNAL DE BARBIER.
dcndes , sur lesquels même on retient le dixième. Ces effets au porteur sont répandus dans les mains de tous les particuliers; les princes et princesses en ont eu beaucoup. 11 y a même des gens qui y ont toute leur fortune pour l'appât de l'intérêt à sept et demi pour cent; et, par la facilité de la perception, il y en a et dans les provinces et dans le pays étranger.
Avant les fêtes de Noël, on a annoncé l'arrivée, au port de Lorient, en Bretagne, de plusieurs vaisseaux de la Compagnie, richement chargés, ce qui a tranquillisé les porteurs. Cependant il y a eu quelque bruit que le Roi, ayant besoin d'argent dans les circonstances pré- sentes, alloit demander aux porteurs de trois ou cinq cents livres pour action, dont on joindroit l'intérêt aux dividendes. Ces bruits, confus et incertains, les ont fait tomber à dix-huit cents livres.
Le 2 de ce mois, un monde infini de toute espèce s'est rendu à la Bourse de la Compagnie des Indes, pour voir l'affiche que l'on devoit mettre à l'ordinaire pour le payement des dividendes, par numéro des premiers six mois de l'année 1744. On y a trouvé celle-ci, qui étoil affichée en trois ou quatre endroits :
AVIS AUX ACTIONNAIRES.
« En conséquence de la délibération du 30 décembre « 1/44, la Compagnie des Indes fera sursis au paye- « ment des dividendes des actions, jusqu'à la vente « générale des marchandises qui composent les cargai- « sons des vaisseaux attendus dans le cours de l'année « 1745. y>
Cette affiche a mis l'alarme et la consternation dans le public. Suivant cela, point de payement qu'en 1746, qu'il sera dû deux années de dividendes. D'ailleurs, ces vaisseaux attendus, qui sont la condition, peuvent ne point venir ou être pris en route par les Anglois. Les actions sont tombées, samedi 2, à douze cents livres.
JANVIER 1745. 3
Chacun est en l'air, raisonne à sa façon. On dit qu'il y a quelque projet et qu'on veut mettre toutes les actions en rentes viagères. 11 s'agit de savoir sur quel pied le Roi les prendra? Ceci va faire du mouvement dans le cours de ce mois.
11 s'est répandu, le 3, une triste nouvelle à Paris : M. le maréchal de Belle-Isle, après avoir passé quelque temps à Munich, auprès de l'Empereur, a passé à Berlin, au- près du roi de Prusse, pour conférer apparemment avec lui sur les opérations de la campagne prochaine. Il étoit accompagné du comte de Belle- 1 sic, son frère. On dit qu'étant partis de Francfort pour aller à Berlin, et pas- sant sur un p:iys neutre, ils ont été surpris par un parti de houssards de la reine de Hongrie, arrêtés et conduits à Vienne, et qu'ils ont été faits prisonniers de guerre1. Il est certain que si cette nouvelle est vraie, elle est de conséquence, d'autant que le maréchal de Belle-Isle doit avoir avec lui des papiers secrets, qu'on connoitra tous les projets, et que la reine de Hongrie le serrera de près, ayant même sujet de lui en vouloir, d'autant que cette guerre, depuis la mort de Charles, est son projet.
D'un autre côté, il y a déjà du temps qu'on murmure en secret d'un accommodement entre 1 Espagne et l'An- gleterre, ce qui ne peut pas se faire sans nous, et l'on parle toujours de paix. Il seroit fort singulier si c'étoit une feinte pour aller à Vienne négocier avec la reine de Hongrie et ses ministres, d'autant qu'il est difticile d'imaginer que M. le maréchal, en traversant des pays
1. Barbier va rectifier ce premier récit quelques pages plus loin. Voici comment Voltaire, mieux informé, raconte le fait : « Le maréchal de Belle- Isle, dit-il, venait de Munich, résidence impériale, avec le comte son frère : ils avaient été à Cassel et suivaient leur routa sans défiance, dans un pays où le roi de Prusse a, partout, des bureaux de poste qui, par les conventions établies entre les princes d'Allemagne, sont toujours regardés comme neutres et inviolables. Le maréchal et son frère, en prenant des chevaux à un de ces bureaux (13 novembre 1744), furent airêtés par le bailli hanovrien, maltrai- tés et bientôt après transférés en Angleterre. » — Voir, pour plus amples détails sur cet attentat contre le droit des gens, Précis, chap. xtv.
4 JOURNAL DE BARBIER.
qu'il connoît remplis de troupes ennemies, ait eu l'im- prudence de s'exposer à être enlevé dans sa route, à moins qu'il n'ait été trahi. De même, si le coup porté sur les actions étoit un plan pour la suppression de la Compagnie des Indes, qui pourrait être un article de- mandé par les Ànglois, et qui d'ailleurs fait crier depuis longtemps tous les commerçants de ce royaume-ci, parce que la Compagnie fait tout le commerce exclusivement à tous autres. A Paris, où on ne sait rien des secrets du gouvernement, on est ingénieux à tourner les nouvelles au pis, joint à cela qu'on dit qu'on ne fera pas cet hiver la levée des soixante mille hommes de milices qu'on devoit faire, ce qui ferait penser pour la paix. Ceci s'éclaircira avec le temps.
On a quelque espérance de paix cette année sur la découverte qu'un a faite sur une hymne da Pacem Domine, en marquant les voyelles de chaque mot par des chiffres, de cette manière :
a, c, i, o, u. |
|
1,2,5,4,5. |
|
mille favoriser cette belle ( |
lécou |
(la |
1 |
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12 |
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4 |
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45 |
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55 |
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5 |
Deus |
25 |
nosler. |
42 |
1745
JANVIER 1745. 5
Pour suivre l'histoire des deux notaires de Tannée passée, Bapteste et Laideguive : Bapteste , qui a voulu se noyer, est enfermé aux Pères de Charenton, comme fou. Ses affaires ne sont pas encore arrangées; mais on dit qu'il y a plus de biens qu'il ne faut pour payer ses créanciers.
Pour Laideguive, il est toujours en fuite; on continue la levée des scellés. On dit qu'il y a beaucoup d'effets, mais d'une discussion très-difficile pour la direction, elfets actifs sur nombre de gens de qualité. On dit aussi que, par lettres-patentes enregistrées, ces affaires sont renvoyées à la Grand'Chambre pour éviter les frais, et que c'est M. Lamblin, conseiller, qui est rapporteur. Cela étant, le criminel tombera. Cela est bien étonnant pour l'exemple, avec le nombre de faussetés qu'il y a, c'est-à-dire que, de plusieurs années, tous les particu- liers qu'il a attrapés par de faux contrats ne sauront le sort de leur liquidation.
Lundi 4, les actions sont tombées à neuf cent cin- quante livres. On m'a assuré que plusieurs receveurs généraux des finances et fermiers généraux s'étoicnt jetés, pour ainsi dire, aux genoux de M. le contrôleur général pour l'empêcher de porter ce coup, entre autres M. Paris de Montmartel, garde du trésor royal, qui lui avoit offert de lui avancer les sept millions, à six pour cent par an, pour le payement des dividendes de l'année, et qu'il a refusé. Si cela est, il y a ou doit avoir sûre- ment un projet déterminé sur les actions.
Le détail ci-dessus, de la prise de M. le maréchal de Belie-Isle, n'est pas juste. Le fait le plus général aujour- d'hui est qu'il étoit à huit lieues de Berlin, qu'un de ses gens, qui alloit bien devant, est arrivé dans un bourg appelé Elbinguerode, que les uns disent pays neutre, sur la frontière de Hanovre, pour commander quarante chevaux de poste ; que le bailli tic ce bourg, sachant cela, a amassé du inonde, peut-être même la garnison ou autres
i.
b JOURNAL DE 1UHBIER.
gardes; que voyant un grand équipage, il a t'ait arrêter les voyageurs; qu'il leur a demandé qui ilsétoient et s'ils avoient un passeport; que M. le maréchal de Belle-Isle a déclaré son nom et celui de son frère, et dit qu'il n'avoit pas de passeport; qu'on les a conduits à un château à quelque distance de là, et que M. le maréchal de Belle- Isle1 a écrit sur-le-champ au ministre de Hanovre qu'il. se reconnoissoit prisonnier de guerre du roi d'Angle- terre, à qui il en donnerait avis pour savoir ses ordres, et si on le feroit passer à Londres.
Ce sont toutes ces circonstances qui jettent du soupçon sur la réalité de cette prise. On dit aussi que les papiers ne sont pas pris, c'est-à-dire qu'ils n'en avoient pas avec eux.
Dans la Gazette de France, cela est autrement. Il est dit que ce sont les guides qu'avoit pris le maréchal qui l'ont conduit dans le bourg ci-dessus nommé de l'élec- torat de Hanovre; que le bailli, ayant su cela, l'a arrêté, son frère et sa suite, et les a fait conduire dans le château de 2gù ils sont traités avec beaucoup de considé- ration, jusqu'à ce qu'on ait reçu les ordres du roid'An- gleterre. Pour les papiers, on dit à présent communé- ment qu'ils ont été portés par un courrier particulier au roi de Puisse. On ne croit pas encore facilement que le maréchal de Belle-Isle ait eu besoin de guides, et qu'il se soit laissé tromper pour la route, ayant autant d'in- térêt d'y prendre garde. Il n'éloit pas à dix lieues de Berlin.
Depuis le 4 de ce mois, les actions sont revenues à douze cents livres. 11 s'en est vendu quelques-unes. On tient des assemblées à la Compagnie des Indes pour faire entendre qu'elle a besoin de fonds pour faire de nouveaux envois pour son commerce, d'autant que le
1. Le maréchal est mort en janvier 1761 ; le comte a été tué au combat d'Eues, le 19 juillet 1747. (A'ote de Barbier d' Increville.)
ï. Barliier a laisse le nom eu blanc.
JANVIER 1745.
nommé Pêchevin, caissier de la Compagnie, avoit treize ou quatorze millions de billets sur la place à six pour cent, et que le public par inquiétude avoit retiré depuis deux mois tous ses fonds.
On fait et débite dans Paris bien des projets sur le sort des actions. On dit qu'on en va faire de nouvelles de. mille livres chacune, ou qu'on va demander cinq cents livres à chaque actionnaire. On dit même que les fermiers généraux offrent d'augmenter considérablement le prix de leur ferme, si on veut supprimer la compa- gnie des Indes qui leur fait grand tort et à tous les né- gociants du royaume , et qu'on mettra les actions en rentes viagères. On regarde toujours ce qui s'est passé comme une bévue du contrôleur général qui, par là, a perdu la confiance du public, et qu'il voudroit replâtrer aujourd'hui par quelque arrangement nouveau. Pour moi, je ne le crois pas capable d'une bévue pareille sans nécessité (il est trop fin pour cela), et qu'il n'a fait ce coup que de concert avec le Roi, pour quelque projet médité et pris que nous ne saurons peut-être pas sitôt.
Madame la duchesse de Lorraine, qui étoit à Com- mercy, mère du grand-duc et du prince Charles, et nièce de Louis XIV, est morte âgée de soixante-dix à douze ans, à la fin du mois passé. On ne parle pas en- core du deuil pour la Cour, il faut qu'il soit notifié.
M. l'abbé Pucelle, conseiller de Grand'Chambre, dont il a tant été parlé pour les affaires du jansénisme, est mort à quatre-vingt-neuf ans, le 7 de ce mois.
On a pris le deuil, le 17 de ce mois, pour trois se- maines.
Les assemblées se tiennent toujours à la compagnie des Indes, mais il n'y a rien de nouveau pour les actions, sinon qu'elles sont, dit-on, remontées à treize cents livres.
On dit aussi que le Roi, ayant un cartel avec le rot d'Angleterre, comme électeur de Hanovre, on payera
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tout simplement la rançon du maréchal de Belle-Isle et de son frère et que cela ira à environ soixante-quinze mille livres pour tous les deux1.
On di soit, ces jours-ci, M. le maréchal de Broglie mort, mais cela n'est pas vrai. Il n'a eu qu'une indisposition. On a appris qu'un bataillon du régiment de Saxe avoit été presque entièrement défait en Allemagne par les troupes de la reine de Hongrie, qui ont surpris M. de Ségur, qui commandoit un détachement. Ce lieutenant général n'est pas heureux , mais le public voit avec peine qu'avec beaucoup de dépenses et de troupes, nous avons toujours des désavantages de façon ou d'autre ; d'autant que le prince Charles d'un côté incommode fort le roi de Prusse dans la Silésie, et que de l'autre il oblige et chasse encore pour ainsi dire l'Empereur et les troupes impériales de la Bavière. Tout cela ne donne pas de bonnes espérances pour l'avenir.
11 est arrivé ici, le 24 ou 25 de ce mois, une nouvelle majeure qui fait oublier les actions et tout le reste. L'é- lecteur de Bavière, que nous avons fait élire empereur sous le nom de Charles VII, âgé de quarante ans passés, est mort à Munich, le 20 de ce mois, en deux jours, d'une goutte remontée.
Voici donc un événement qui renverse tous les pro- jets futurs de la politique de toute l'Europe, et réduit à peu de chose tout ce qui a été fait jusqu'ici depuis la guerre. 11 faut recommencer sur nouveaux frais et tra- vailler à faire un empereur. Les nouvellistes de Paris ont de l'occupation, aussi bien que les conseils des puissances de toute l'Europe. Le meilleur ouvrage qu'on puisse faire est de procurer une paix générale; le parti le plus court pour y parvenir seroit à présent
1. Selon le cartel établi à Francfort le 18 juin 1743 entre la France et l'Angleterre, la rançon d'un maréchal de France était de cinquante mille livres ; celle d'un lieutenant général, de quinze mille. Le ministre de Georges II, dit Voltaire, éluda les propositions du gouvernement français par uue défaite inouïe : il déclara qu'il regardait Mil. de Belle-Isle comme prisonniers d'État.
JANVIER 1745. 9
de nous accorder avec la reine de Hongrie pour faire le grand-duc de Toscane, son mari, empereur avec des conditions avantageuses pour nous, tant pour un établissement pour Philippe en Italie que pour nos frontières, condition la plus honorable et la plus avan- tageuse à la reine de Hongrie, quelques portions qu'elle perde de ses États héréditaires.
Il est dit dans les Gazettes qu'on conduit M. le ma- réchal de Belle-Isle et son frère en Angleterre, d'autres en Ecosse. Cette prise vient bien mal dans ces circon- stances, car nous n'avons plus personne qui soit à la fois habile et qualifié par des titres, pour envoyer à Francfort. On ne voit quasi que M. le maréchal de Noailles , qui a pensé mourir ces jours-ci , et qui a soixante-treize ans. 11 s'agit de voir à présent si toutes les parties belligérantes retireront chacune leurs trou- pes de l'Allemagne, c'est-à-dire des Étals qui composent l'Empire, suivant la bulle d'or1.
Depuis la mort de l'Empereur, il y a un mois pour la notifier à l'électeur de Mayence, archi-chancelier de l'Empire ; après quoi, il y a trois mois pour procéder à la convocation de tous les princes, pour se rendre à Francfort pour y procéder à l'élection. Il ne paroît pas possible que tous les électeurs et princes se mettent en marche, l'Allemagne étant remplie de troupes étran- gères. Ainsi il paroît qu'il faudroit vider ce pays et le rendre libre pendant ce premier mois de silence. C'est sur ce parti qu'il faut attendre.
Il s'agit aussi de savoir s'il y aura une suspension d'armes générale entre toutes les puissances, ou si nous continuerons la guerre en Flandre et en Italie , ce qui n'a point de rapport à l'Empire2. La reine de Hongrie
1. La bulle d'or a été donnée par Charles IV, vers 1356. C'est Bartole qui en a dressé les articles. Charles avait permis à Bartole de porter les armes de Bohême. [Soie de Barbier d'increville.)
2. On crut que la cause de la guerre ne subsistant plus, le calme pouvait être rendu à l'Europe. On ne pouvait offrir l'Empire au Ois de Charles VU,
10 JOURNAL DE BARBIER.
est présentement une puissance particulière; les Anglois pareillement avec qui nous sommes en guerre, seule- ment à moins qu'il n'y ait un projet de paix générale exécuté avant l'élection de l'Empereur. Il ne seroit peut-être pas prudent de rester tranquille; il faudrait profiter vivement de cet événement, même contre les Hollandois, s'il est besoin ; parce qu'il n'est pas possible que les intérêts différents de tous les électeurs se réu- nissent si promptement pour cette élection en faveur du grand-duc de Toscane, que nous voyons bien claire- ment être soutenu par les Anglois et les Hollandois, à qui il ne faut pas donner le temps de s'unir avec diffé- rents électeurs par des traités, pour le faire empereur malgré nous.
Février.
Assemblées des actionnaires de la Compagnie; état de situation. — Les ton- tines. — Arrivée de la Danphinc; les habits de Cour. — Le rouge et la Dauphine. — La Cour à Étampes. — Fêtes et cérémonial du mariage du Dauphin. — La l'rincesse de Navarre. — Le Parlement n'est pas content
— Prophétie de Nostradaraus. — L<s salles des danses publiques à Paris.
— Le prévôt des marchands. — Le luxe à Paris. — Dais masqués de Ver- sailles. — Le bal de l'Hôtel de Ville; distribution des billets. — Récla- mations des échevins; cohue; mécontentement du public.
On fait toujours des assemblées à la Compagnie des Indes où tous les porteurs de cinquante actions x sont admis. M. le contrôleur général y a été une fois et y a parlé longtemps avec beaucoup d'esprit. On en a tiré
âgé de dix-sept ans. On se flattait en Allemagne que la reine de Hongrie re- chercherait la paix comme un moyen sûr de placer sou mari, le grand-duc sur le trône impérial ; niais elle voulut et ce trône et la guerre. Le ministère anglais, qui donnait la loi à ses alliés, puisqu'il donnait l'argent, et qui payait à la fois la reine de Hongrie, le roi de Pologne et le roi de Sardaigne, crut qu'il y avait à perdre avec la France par un traité et à gagner par les armes.
Cette guerre générale se contiuua parce qu'elle était commencée. L'objet n'en était pas le même que dans son principe : c'était une de ces maladies qui, à la longue, changent de caractère. Voltaire.
1. On voit qu'au dix-huitième tiède, comme de notre temps, les gros actionnaires seuls étaient admis aux assemblées générales des compagnies.
FÉVRIER 1745. 11
le présent état1 pour tranquilliser un peu les actionnai- res, et on a nommé huit commissaires dont il y a d'ho- noraires comme M. le duc de Béthune et le comte de Lassé; et d'autres plus intelligents, comme banquiers fort riches, pour examiner les comptes. Tout cela gagne du temps, et on n'en paye plus de dividende, et les ac- tions paroissent toujours entre douze et treize cents li- vres, sans qu'il se fasse grande négociation. Ceux qui en ont, et qui n'ont pas un besoin pressant, les gardent; et si la Compagnie des Indes et son commerce n'entrent pas dans les conditions d'une paix future, il pourra bien se faire qu'une action par la suite devienne un bon effet. Comme le Roi a besoin d'argent, surtout pour les dc-
1. COMPAGNIE DES INDES.
Précis de l'état actuel de la Compagnie des Indes , suivant les extraits communiqués par M. Dumas, un des directeurs :
Le commerce de toutes les Indes, depuis 172-i jusqu'en 1743 inclusive- ment, a donné de bénéfice à la Compagnie, par la différence de l'achat à la vente, ci 98,909,667 liv. « s. I
Dépense dans l'Inde, ci. . . 54,100,886 liv. us.) 'i4>803,S80 liv.
Le commerce de la Chine fait aussi par la Compagnie a donné dans le même temps en bénéfice, ci 23,724,332 liv. » s. I
Dépense en Chine 7,041,972 liv. »s.) 16,682,359 liv.
61,485,939 liv. Port permis ou gratification aux officiers 2,634,566 liv.
58,851,373 liv. Dépense en Europe, ci. . . . 15,01 6, S77 liv. 10 s. ( Autres dépenses . 22,071,618 liv. 10 s. } 37'088i496 llv-
Bénéfice net 21 762 877 lii
Fonds de la Compagnie en 1724 39,385,940 liv.
Fonds actuels de la Compagnie 61 143 817 liv.
Ce total de fonds est conforme à l'inventaire fait en 1743 des effets de la Compagnie, et cette somme est la juste valeur desdits effets, qui consistent eu bâtiments de terre et de mer, agrès, appareaux, armes, etc.
Outre ce capital, la Compagnie est réellement créancière du Roi de cent millions de livres, pour la valeur desquelles le Roi lui a ci-devant cédé la ferme
12 JOURNAL DE BARWRR.
penses considérables que l'on fait pour le mariage de .M. le Dauphin1, on fait beaucoup de tontines2. Celle du mois de novembre dernier ayant été remplie (dont le fonds étoit de treize millions), pour faciliter aux provinces et aux étrangers le moyen de profiter de ces avantages, on en a fait une autre ce mois-ci de neui millions. On dit que l'agent des Génois avoit souscrit pour une grosse somme. 11 est vrai qu'avant la publication de l'édit,
du tabac, que S. M. a retirée depuis en lui déléguant à prendre tous les ans
des fermiers généraux 8,000,000 liv.
Ces huit millions sont l'intérêt de quatre-vingt-dix mil- lions, qui étoient le prix de la ferme du tabac. Les dix mil- lions de surplus sout en contrats sur le Roi, à 3 pour 100, et rapportent à la Compagnie 300,000 liv.
Renies de la Compagnie 8,300,000. liv.
Il a été créé originairement tant en actions qu'en dixièmes :
Actions 56,000
l ;i Compagnie en a retiré 4,500
Reste d'actions 51,500
Dts 51,500 actions, le Roi en a 11,600; le publie, 39.900. Mais le Roi ne devant être regarde que comme actionnaire, la Compagnie doit le divi- dende sur 51,500 actions qui, à raison de cent cinquante livres par an, font 7,545,000 liv.
Accroissement proposé par M. Dumas de 30 liv. par action qui, pour 51,500, fait' 1,545,000 liv.
Total des dividendes sur ce pied 10,970,000 liv.
Sur quoi et pour le payement desquels déduisant les rentes de la Compagnie montant à 8,300,000 liv.
Il faudra prendre sur le commerce, tous les ans. . . . 2,670,000 liv.
1 \\cc une première tille de Philippe V et d'Elisabeth Farnèse , sœur germaine de don Carlos et don Philippe, depuis gendre de Louis XV. f Sole île Barbier à'/n< reville.)
2. Les Tontines étaient une association composée de personnes qui pla- çaient chacune un capital en commun, pour en retirer une rente viagère placée sur leur tète ou sur celle d'aulrui, avec la condition que l'intérêt serait réver- sible, à chaque décès, sur les survivants. Ces associations s'appelaient tontines, du nom d'un Napolitain, Laurent Tontin, qui, en 1635, obtint de Louis X!I1 l'autorisation de fonder à Paris un établissement semblable. ChÉbuel.
Eq fournissant ,a»» «loule à U LomnaçDie 400 livre? pot lion, sur le pied d*
! \0 four 100,
FÉVRIER 1745. 13
elle étoit à moitié remplie. L'augmentation de luxe et de la dépense détermine à mettre à fond perdu [tour jouir d'un gros intérêt, sans embarras, au préjudice des
héritiers.
On ne parle plus ici d'aucune nouvelle, ni pour la guerre ni pour l'élection d'un Empereur. On n'est oc- cupé que de l'arrivée de madame la Dauphine1, du départ du Roi pour aller au-devant d'elle à Étampes, et des fêtes superbes qui se préparent tant à Versailles qu'à Paris. Le François en général oublie toutes les in- quiétudes pour les nouveautés de marque et les plaisirs. Il est certain que ces fêtes vont bien incommoder des gens de Cour pour les habits d'hommes et de femmes. On dit qu'il y a des habits d'hommes qui coûtent jusqu'à quinze mille livres ; il en faut trois pour les trois jours. M. le marquis de Mirepoix, dont on parle même pour notre ambassadeur à l'élection de l'Empereur, a loué trois habits six mille livres qu'il rendra au tailleur et qu'il ne mettra qu'un jour. M. le marquis de Stainville, envoyé du grand-duc de Toscane, dont le fils est colonel dans nos troupes, a un habit de drap d'argent brodé d'or, doublé de martre. La doublure seule coûte, dit-on, vingt-cinq mille livres. On parle d'une femme, qui a loué d'un joaillier, quinze mille livres, les dinmants qu'elle aura sur elle au bal paré de Versailles2.
1 . Marie-Thérèse-Antoinette, infante d'Espagne, fille de Philippe V. Après la mort de cette princesse, le Dauphin épousa eu secondes noces, le 9 février 17 17, Marie-Josèphe de Saxe, fille de Frédéric-Auguste II, roi de Pologne. Le Dauphin dont il est ici question, Louis de France, fils de Loui3 XV, né à Versailles le 4 septembre 1729, est mort à Fontainebleau le 20 décembre 1 765. Trois de ses fils ont régné : Louis XVI, Louis XVIII et Charles X.
2. Ces prodigalités étaient en quelque sorte de tradition sous l'ancienne monarchie. — Bassompierre nous apprend dans ses Mémoires qu'il parut un jour à la Cour a'/ec un habit de drap d'or orné de plumes et chargé d'une si grande quantité de perles, qu'il y en avait au moins cinquante livres pesant. Le prix de cet habit était de quatorze mille écus, dont sept cenis pour la façon. — En 14 34, le duc de Bourgogne donna un grand repas où il parut avec un habit chargé de joyaux, durit les chroniqueurs estiment la valeur à un million.
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Madame la Dauphine avance. On dit qu'elle a beau- coup d'esprit, qu'elle sait plusieurs langues et qu'on lui a donné une éducation au-dessus de son sexe. Elle est fille d'une mère qui gouverne dans le grand. Elle a près de dix-neuf ans, par conséquent en âge de penser et de parler. Elle est haute avec dignité. On dit que madame la duchesse de Brarîcas, sa dame d'honneur, a voulu l'engager à mettre du rouge; que c'étoit l'usage en France, et que cela lui siérait mieux qu'à une autre; elle a- répondu que si le Roi, la Reine et M. le Dauphin lui ordonnoient qu'elle en mctlroit; mais que sans cela elle n'en mettroit pas. Madame la duchesse de Brancas est revenue à la charge une seconde fois; la princesse lui a répondu sèchement qu'elle n'en feroit rien, et qu'elle lui avoit déjà parlé deux fois de trop.
M. le duc de Richelieu, comme premier gentilhomme de la chambre de service, a été à Orléans faire compli- ment à la princesse de la part du Roi, de la Reine et de M. le Dauphin, et lui a porté la permission de mettre du rouge, ce qu'elle a fait le même jour; autrement elle auroit paru trop pâle au Dauphin, qui a les yeux faits au rouge.
Samedi 20, le Roi est parti de Versailles, l'après-midi, avec M. le Dauphin pour se rendre à Étampes avec ses grands officiers, les seigneurs de sa Cour, tous ses mi- nistres et les ministres étrangers, et des détachements de sa maison. H éloit parti quatre cents hommes des gardes lïançoiscs et à proportion des Suisses pour être à Ltampes.
On dit qu'il y a eu le dimanche matin un conseil à Étampes, afin qu'il y ait quoique arrêt daté de ce jour et du lieu, dans l'histoire. L'après midi, le Roi, avec toute sa Cour, a été à trois lieues avec M. le Dauphin, au- devant de la princesse, et l'entrevue s'est faite au bout d'une avenue, sur h- grand chemin, où le Roi étoit avec toute sa Cour et sa maison, et <»ù la princesse est des-
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cendue de carrosse pour se jeler à genoux, suivant l'u- sage, sur un carreau préparé, d'où le Roi la relève pour l'embrasser. Après quoi, chacun est remonté dans ses équipages pour venir coucher à Elampes. On dit que le coup d'œil de celte entrevue étoit magnifique. Heureu- sement qu'il faisoit beau et un peu froid.
Le lundi 22, la Reine et Mesdames de France et toutes les dames de la Reine, qui s'étoient rendues à Sceaux, belle maison de madame la duchesse du Maine1, ont été au-devant de madame la Dauphine, le long des murs de Berny, où apparemment s'est faite pareille cérémonie pour la descente des carrosses, et toute cette noble compagnie est revenue à Sceaux, sur les trois heures, où sur les quatre ou cinq heures il y a eu un diner-souper, après quoi le Roi, la Reine et M. le Dauphin s'en sont retournés à Versailles.
Aujourd'hui, mardi 23, madame la Dauphine est par- tie de bonne heure de Sceaux, pour se rendre à Ver- sailles, où se fera la toilette, pour se rendre ensuite à l'église.
Les habitants de notre bonne ville, de tout état, qua- lité et condition, ont été furieusement en mouvement. Hier, lundi matin, le chemin de Paris à Sceaux étoit rempli de carrosses pour voir arriver et souper la prin- cesse, surtout de ceux qui n'avoienl point de facilité pour voir les fêtes de Versailles. Et d'un autre côté, le chemin de Paris à Versailles étoit pareillement rempli des carrosses de ceux qui se rendoient à Versailles, où une chambre, dit-on, vaut cent cinquante livres pour
1. le premier château de Sceaux fut bâti par Louis Potier de Gesvres, en 1597; Colbert l'acheta en 1670 et le fit rebâtir par Perrault. Le fils légitimé de madame de Moutespan, le duc du Maine, le racheta en 1700 de la famille Colbert. La duchesse sa femme y donua des fêtes magnifiques, tout en s'occu- pant de conspirer contre le Régent, et lorsqu'après la mort de son mari, en 1736, elle eut renoncé à la politique, elle reçut dans cette résidence Fonte- nelle, Voltaire, Chaulicu; Voltaire j composa Sémiramis, Oreste et Home sauvée.
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les trois jours. On a beau crier misère, le public trouve toujours de l'argent pour tètes et plaisirs.
Au bal paré, il n'y aura que les gens de Cour marqués et invités, et très-peu de personnes particulières qui pourront entrer par des premiers officiers. Tous les hommes qui sont marqués pour danser seront en che- veux longs avec des allonges ou en perruque naturelle; ceux qui ne danseront pas auront la permission d'avoir deux petites cadenettes1 à leurs cheveux; mais point de bourse, qui est à présent la coiffure générale de tous les gens d'épée, mais qui apparemment ne convient pas au cérémonial.
Il y a eu, le mardi après midi, dans la salle d'Opéra, qui a été construite dans le manège couvert de Ver- sailles2, une représentation d'une comédie faite par Voltaire sous le titre de la Princesse de Navarre5, avec des intermèdes exécutés par les acteurs de l'Opéra dont la musique a été faite par Rameau, en sorte que pour ces préparatifs et les répétitions, il n'y a point eu à Paris opéra ni comédie, dimanche, lundi et mardi. On dit déjà sur ce qu'on en a vu que cette pièce est longue, ennuyeuse et mauvaise. On trouve singulier que ce soit
1. Cheveux séparés en <leu\ derrière la tète, de manière à former deux (jncin'S entortillées avec des rubans, qui tombaient sur les épaules.
De Li VlLLEGlLLK.
.:. La salle de spectacle du château de Versailles ne fui terminée qu'en 1770,
3. Comédie-ballet en trois actes et en vers. — Madame de Ponipadour chargea Voltaire de faire cette pièce pour le premier mariage du Dauphin. Une charge de gentilhomme de la chambre, le titre d'historiographe de France, et enfin la protection de la Cour, furent la récompense de cet ouvrage. C'est à cette occasion qu'il fit ces vers :
Mon Henri quatre et ma Zaïre,
Kl mon Américaine Alzirr.
V i,i valu jamais an tu! n rai I <hi Koi ;
J'eus beaucoup d'ennemis avee très-peu île gtoirc; Les honneurs et les biens nlcuvcnt .miGo sur moi
Pour une farce û.- la foire.
C'était juger un peu trop sévèrement la Princesse ((■• Navarre, ouvrage rempli d'une galanterie noble et touchante. Cokdorcet.
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M. le duc de Richelieu, comme gentilhomme de la chambre et chargé de toutes les têtes royales, qui donne seul les billets pour les places; attendu que le spectacle est dans le manège qui dépend de M. le prince Charles, grand écuyer.
Tous ceux qui ne pourront pas avoir de place à ces fêtes particulières se dédommageront à voir toute la Cour dans les appartements, et verront plus aisément le bal masqué qui sera plus nombreux; et c'est ce qui attire à Versailles le concours de nombre de bourgeois de Paris.
Aujourd'hui mardi, par ordonnance de M. le lieute- nant de police, toutes les boutiques sont fermées, et il y aura ce soir illumination aux maisons.
Le palais tient à l'ordinaire. On dit que le Parlement n'est pas content qu'on ne lui ait pas notifié le mariage de M. le Dauphin, et communiqué le contrat de mariage pour en faire compliment au Roi par des députés; auquel cas le Parlement auroit pris des vacances pour marque de réjouissance. Autrefois cela se faisoit; mais on dit que cela ne s'est pas pratiqué au dernier mariage de M. le Dauphin, fils de Louis XIV, il y a plus de soixante ans. C'est ainsi que les ministres cherchent peu à peu à lui ôter les droits de prendre part à ce qui se passe dans l'intérieur de la Cour.
On a trouvé une prophétie de Nostradamus (Cen- turie VIe, nombre 51 ), qui inquiète un peu les trem- bleurs.
Peuple assemblé pour voir nouveau expectacle, Princes el Rois, par plusieurs assistants1, Pilliers faillir, murs, mais comme miracle Le Roi sauvé, et trente des instants!
On est embarrassé de savoir si cela tombera sur la salle du ballet de Versailles, sur celle de l'Hôtel de Ville,
i. Ambassadeurs. [Xote de Barbier.)
2,
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ou sur les salles particulières dans les places de Paris , qui sont au nombre de sept, très-bien décorées, mais où, suivant les apparences, le Roi ne viendra pas, étant uniquement pour le peuple. Il faut espérer que cette belle prophétie est pour quelque autre pays, ou n'est pas pour cette année.
Mardi 23, jour du mariage, les sept salles publiques dans Paris ont été illuminées à sept heures du soir, savoir : deux à la place de Vendôme, par symétrie, le cheval de bronze1, entre deux; deux grandes portes aux deux bonis, et sept arcades de chaque côté, dans la lon- gueur. Elles étoient toutes ouvertes. Sous la charpente, étoit un plafond de toile peinte en blanc. Le dehors et le dedans peints en treillage, avec des figures; un plan* cherde planches, élevé d'un pied. Dans chacune, quatre buffets et quatre orchestres (il y avoit au moins quatre- vingts instruments dans les deux), et fort éclairées en dehors et en dedans, par des terrines en dedans, sur de grands bras peints, à plusieurs branches, et quatre espèces de grands ifs, en terrines, au milieu de la place, aux coins du cheval de bronze; et toute la place étoit entourée d'un cordon de terrines, sur la corniche près des maisons qui sont bâties également.
Une au Carrousel, qui étoit fort galante, peinte en verdure comme une bergerie; une à l'Estrapade; une belle à la place Dauphine, dont le portail, à trois co- lonnes de chaque côté, avec des figures au-dessous, re- présentoit le Temple de l'Hymen, et une autre à la porte Saint-Antoine, contre la Bastille.
Ces salles ont coûté considérablement par leur gran- deur et la solidité de la charpente. Les buffets, élevés par gradins, étoient décorés de grands plats de fer-blanc
1. On dounait le nom do cheval de bronze à la statue de Henri rv sur le v uf, mais H. de La VUlegille dit avec raison que Barbier, dans ce pas- sage, applique le nom de cheval de bronze à la statue de Louis XIV, érigée
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qui étoient cloués. Il y avoit pour ces salles des quartiers de mouton coupés, des dindons, des langues, des cer- velas, du pain et du vin.
La dépense de ces salles n'a pas été remplie. L'objet de M. le prévôt des marchands étoit de fournir au pu- blic, c'est-à-dire aux bourgeois de Paris, un amusement pour danser et se divertir. Mais cela n'a pas été de son goût. Comme on entroit de tous côtés, dans ces salles, comme dans une salle couverte, il y avoit une confusion misérable. Elles n'étoient remplies que de la dernière populace : on jetoit du haut des buffets, en l'air, les langues, les cervelas, le pain, les membres de dindons. Attrapoit qui pou voit! ce qui faisoit le tumulte. La sym- phonie, bonne et nombreuse, jouoit des contredanses, mais personne nedansoit, que quelquefois une bande de polissons, en rond. La femme d'un cordonnier, une couturière, se seroient crues déshonorées de danser là. 11 y avoit grand ordre de police, par du guet à cheval et à pied, à chaque salle; en sorte qu'il n'y est arrivé aucun désordre, malgré le vin, dont plusieurs s'étoient sentis. Sur les dix heures du soir, la place de Vendôme, le Carrousel et le Pont-Neuf étoient remplis de car- rosses, pour voir ces fêtes, nonobstant le concours de monde qui étoit à Versailles. Les hommes de tout état descendoient un moment pour voir ces salles de plus près.
En général, cela faisoit un très-joli coup d'œil et un spectacle singulier, mais une misérable confusion. M. de Bernage, prévôt des marchands, est malheureux. Cette grande dépense n'a été du goût de personne et ne lui a pas fait honneur. Il est difficile de contenter un puhlic. il faut suivre les temps et les usages. Aujourd'hui que le luxe est considérable et que l'argent fait tout, tout est confondu à Paris. Les artisans aisés et les marchands riches sont sortis de leur état. Us ne se comptent plus au nombre du peuple; et, en effet, dans une aussi grande
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ville, il y a différence à faire entre le peuple qui est innombrable et le bourgeois. Les états supérieurs ont de même haussé le ton, et c'est néanmoins ce luxe outré, qui ruine ou incommode bien des gens de tous états, qui fait, d'un autre côté, la richesse et l'abondance de Paris. Ainsi, si M. le prévôt des marchands avoit dessein de donner une fête générale, il falloit mieux décorer ces salles en dedans, les éclairer de bougies, et non avec des terrines de suif ; les fermer, et n'y laisser entrer qu'en masque; et donner dans les places publiques à boire et à manger au peuple.
Mercredi 24, il y a eu, le soir, à Versailles, bal paré dans la salle du manège. On dit que cela étoit d'une très- grande magnificence, et que madame la Dauphinc danse très-bien.
Jeudi 25, il y a eu bal masqué dans les grands appar- tements et galerie de Versailles, qui étoient éclairés avec une grande magnificence. On y entroit sans distinction, en habit de masque, sans billets, avec cette cérémonie, qu'on entre le masque à la main, et qu'une personne de chaque compagnie, ou bande, donne son nom et sa qua- lité, qu'on écrit sur une liste, en présence d'un des pre- miers gentilshommes de la chambre. Ce n'est qu'une forme pour la sûreté du Roi, car tous les gens non con- nus prennent tel nom qu'il leur plaît. 11 y a eu un grand concours de monde de Paris. Il y avoit quatre buffets garnis, pendant toute la nuit, non-seulement de rafraî- chissements de toutes sortes de vins, mais de saumons frais, de pâtés de truites, de poissons au bleu, de filets de sole, et de tout ce qu'on pouvoit souhaiter la nuit